22 juin 2015

Âme Damnée

 

Date : Avril 2014
Longueur : 3 564 mots (6 pages Word)
Guerrier brutal et impitoyable, Vikare perd la vie l’arme à la main. Mais la malédiction qui pèse sur son âme l’empêche de rejoindre ses ancêtres : son esprit est condamné à attendre, sur la colline qui l’a vu périr, que les civilisations naissent et disparaissent jusqu’à ce que sa propre existence puisse prendre fin.

 

– Vikare…
– Atonis.

Les deux hommes se faisaient face au sommet d’une colline. L’un avait le regard méfiant, les mains prêtes à se saisir de son arme ; l’autre arborait un sourire assuré, bien trop assuré. À quelques centaines de mètres coulait un grand fleuve, à côté duquel s’étalait leur village.

– Belle vue, non ?
– J’espère que tu ne m’as pas fait venir ici pour admirer le paysage.
– Tu sais très bien pourquoi je t’ai fait venir ici, Atonis.
– Pour Kapne ?
– Je ne comprends pas pourquoi tu t’acharnes comme ça. Tu sais bien qu’elle est à moi.
– Plutôt mourir que de te voir avec elle !
– Dans ce cas, ça arrange les choses.

Tous deux sortirent leur glaive au même instant, le premier d’un geste nerveux, l’autre avec un air insolent. Et ensemble, ils se jetèrent l’un sur l’autre, lame levée, dans un formidable cri de guerre. Mais Vikare était plus vif et plus habile. Plus fort, aussi. Son coup heurta l’épaule de l’adversaire en déchirant sa chair sur plusieurs décimètres. L’homme hurla, fit deux pas en arrière, puis tomba à genoux. Désespéré, il leva la tête pour regarder son rival dans les yeux.

– Vikare, je prie les dieux de… de ne laisser aucun repos à ton âme. Je prie pour que Tins te refuse sa lumière… pour que Velch fasse brûler ton corps et pour qu’Aita te refuse… l’accès aux Enfers. Tu… tu resteras toute ton existence sur ce monde, là où tu perdras la vie. Tu paieras pour tous ceux que tu as tués.
– Je te trouve très bavard, pour un mourant.

Il le fit taire, puis essuya son glaive avant de descendre la colline. De retour au village, il alla réclamer son butin, avec qui il eut plusieurs enfants. Puis le village grandit, et d’autres peuples voulurent s’installer dans cette région fertile entourée par sept collines. Les conflits s’enchaînaient et se ressemblaient. Meurtres, pillages, viols, Vikare put libérer à l’envi ses pulsions brutales. Mais tout prit fin un soir, lorsqu’une flèche, puis une seconde, puis une volée toute entière mirent un terme à sa frénésie. Le guerrier sourit doucement. Il avait bien vécu, il avait profité de la vie. Il avait combattu vaillamment, rendu Laran fier. Le dieu de la guerre ne manquerait pas de le récompenser pour ses exploits. Et tandis que son visage touchait l’herbe tâchée de sang, il pensa aux mots prononcés par Atonis, douze ans plus tôt. Quel idiot ! Penser que ses mots creux arriveraient à l’oreille des dieux… Il éclata de rire avant de rendre son dernier souffle, glaçant d’effroi l’armée adverse.

Il sentit une force inconnue l’arracher à son corps et le tirer vers le ciel, l’éloigner de sa dépouille, l’emmener par-dessus les rangées d’archers qui parlaient entre eux. Et puis plus rien. L’attraction cessa d’un coup. Il attendit une, deux, cinq, dix minutes, mais elle ne revint pas. Elle était partie pour toujours. Les hommes qui l’avaient abattu rebroussèrent chemin en jetant un dernier regard sur son cadavre, pour vérifier qu’il ne leur poserait plus le moindre problème. Il les regarda s’éloigner, sentit le besoin soudain de les appeler, de demander une revanche, de leur montrer qu’il était encore là, d’interagir avec eux, d’une manière ou d’une autre. Il se mit sur leur chemin, mais fut traversé de part en part sans ressentir la moindre sensation. Il ne leur infligea, à eux, qu’un maigre frisson.

Que faire, si ce n’est les suivre ? Il ne pouvait tout de même pas rester éternellement au même endroit. Il flotta au-dessus de leurs traces, mais s’arrêta après dix mètres. Il aurait souhaité poursuivre, mais ce qui lui servait à présent de corps refusait de l’emmener plus loin. Il voulut forcer le passage, foncer le plus vite possible, mais rien n’y fit. Impossible d’avancer. Il regarda les seize hommes disparaître au loin, puis se retourna. Son corps, à quelques mètres, lui paraissait être celui d’un vieillard. La mare de sang dans laquelle il baignait était plus large qu’auparavant. Le crépuscule laissa place à une nuit noire, qui à son tour s’illumina lorsque le soleil émergea du flanc d’une colline.

Des charognards, du corbeau au ver de terre, se partageaient goulument ses restes. Un homme, à l’aube, s’en approcha et chassa les volatiles. Etule, son fils, constata avec dégoût que la décomposition avait déjà démarré son office. Aucune larme ne roulait sur ses joues. Pourquoi pleurerait-il ? L’amour n’est bon que pour les épouses et les mères. Et pour les hommes comme Atonis, si tant est qu’on puisse parler d’hommes. Toutefois, il ne pouvait s’empêcher de ressentir comme une pointe d’amertume en voyant sa chair et son sang creuser sa tombe sans montrer la moindre tristesse, la moindre peine. Y avait-t-il un seul être au monde qui le regretterait ? Sans doute pas. Une fois le corps de son père mis en terre, Etule fit volte-face et s’éloigna en marchant d’un pas rapide. Il ne revint jamais. Non pas que son fils lui manquât, mais à mesure que les heures, les jours, les semaines, les mois, les années passaient, il en vint à regretter que personne ne s’approcha du lieu dont il était prisonnier. Pour supporter cette interminable attente, il ne pouvait que réfléchir. Penser à sa vie, à ce qu’il avait fait. Il se remémora une dizaine de fois l’intégralité de son existence, revit en lui tous ceux qu’il avait tué. Ces visions ne lui inspiraient que la colère, en particulier celle d’Atonis. Il pouvait voir de lointaines silhouettes passer le long de la plaine qu’il avait face à lui, mais après deux ans, cinq ans, dix ans, trente ans, cent ans il en vint à oublier à quoi pouvait bien ressembler un visage.

Le premier qu’il revit fut après un siècle et demi de solitude. La plaine entre les collines se rétrécissait petit à petit à mesure qu’y naissaient des bâtiments de marbre et de pierre. Vint un jour où des hommes rejoignirent sa geôle à ciel ouvert. Ils firent le tour des lieux, prirent des mesures, discutèrent entre eux, puis des matériaux arrivèrent les jours suivants pour bâtir un grand bâtiment, plus grand que ceux qui avaient poussé comme des champignons dans son champ de vision. Il fut honoré d’avoir pour tombeau une bâtisse aussi large, et observa avec attention l’avancée des travaux. Ces derniers s’achevèrent quelques mois plus tard, et le résultat avait tout l’air de ressembler à un temple. Sur un socle était gravée une inscription. JVPITER. Il n’y avait aucun dieu de ce nom au sein de son peuple. Les siens auraient-ils été chassés par ces nouveaux arrivants ? S’il n’avait pas péri, serait-il parvenu à repousser l’assaut des envahisseurs latins ?

Le lieu sacré s’emplit et se désemplit sous l’œil impassible de l’occupant des lieux. Un jour plus pieux qu’un autre, une bête était sacrifiée devant lui et des acclamations s’élevaient. Le phénomène se produisait à plusieurs reprises chaque année : il le vit au total soixante-deux fois avant que les foules se fassent moins denses à ses côtés. Un autre temple, plus vaste, plus grandiose avait sans doute été bâti dans la ville, et celui-ci fut petit à petit déserté. Les visiteurs ne furent bientôt plus que quelques visages familiers, la plupart du temps des prêtres qui s’occupaient d’entretenir les flambeaux. Ceux-ci, plus tard, s’éteignirent. Personne ne vint les rallumer. Le temple commença à se décrépir. Il fut forcé de cohabiter avec quelques rats. Des hommes vêtus de toges, parfois, venaient se retrouver devant cette suite de lettres, « JVPITER ». Nul besoin de parler la langue pour comprendre  qu’il était question, dans la lueur des torches brandies à bout de bras, de sombres complots. Que de ces chuchotements discrets coulerait le sang. Chaque fois, les deux protagonistes se quittaient en hochant doucement la tête, la mine grave, les yeux déterminés. Et la fois suivante, trente jours ou trente ans plus tard, seuls les visages changeaient.

Ce fut alors au tour du temple de changer d’allure. Comme à l’aube de sa construction, des hommes vinrent inspecter les lieux. Puis toute trace du précédent dieu fut effacée, et un nouveau fut érigé. Celui-ci ne se contenta pas d’une plaque ornée de son nom. Accrochée au milieu d’une croix, coiffée d’une couronne d’épines, son effigie taillée dans le bois dominait tout l’espace. Et à nouveau, les fidèles se pressèrent pour s’agenouiller face à lui, prier, les yeux fermés, en retenant leur souffle. Vikare passa des heures à les observer, à chercher les différences avec les hommes de son peuple. Si l’on exceptait leur posture servile, il n’y en avait pas. Et à mesure que les siècles passaient, il n’en trouva pas plus. L’église fut décorée plus richement à chaque décennie, et les hommes comme les femmes y venaient toujours aussi nombreux.

Du moins, jusqu’à ce qu’un groupe de brutes entrât une nuit pour piller les ornements. Par la porte ouverte du sanctuaire, il vit des flammes danser dehors. Un pillage comme il en a lui-même tant commis. À chaque civilisation sa chute. Les décennies passèrent, aussi lentes que peuvent l’être des années de solitude. Parfois, quelqu’un entrait chez lui et jetait un œil à ce qui pouvait être emporté. Il eut la surprise de redécouvrir la lumière du soleil lorsque le pan d’un mur s’écoula. Près des décombres, des hommes emportaient par dizaines les pierres du temple pour bâtir plus loin. La grande brèche creusant la paroi lui permit après ce long millénaire de varier son spectacle. Il retrouva avec nostalgie la pleine lune éclatante, les vols des oiseaux, les odeurs de la vie… mais s’en lassa après cent mille levers et couchers de soleil. Une fois de plus, son tombeau devint un lieu de rencontre marginal, tantôt pour les conspirateurs et meurtriers, tantôt pour les plaisirs charnels monnayés ou non, traditionnels ou non, consentis ou non. Le tout sous le regard neutre du barbu cloué à sa croix. Vikare était bien placé pour savoir qu’il ne fallait pas sous-estimer les dieux. Les siens se trouvaient être la cause de ses tourments, et il avait eu tout le loisir de nourrir son ressentiment à leur égard. Ou était-ce bien du ressentiment ? Non… Plus le temps passait, plus il s’aperçut qu’il était seul responsable de son propre malheur. Il repassa dans son esprit le visage flou de chacune de ses victimes pour implorer leur pardon.

La renaissance du temple survint cent mille autres jours plus tard. Le manège recommença : de nouveaux arrivants, des mesures, l’arrivée de matériaux… La différence, cette fois-ci, c’est que l’édifice fut détruit avant d’être reconstruit. Vikare fut surpris des procédés élaborés et ingénieux dont faisaient preuve les bâtisseurs s’affairant autour de lui. Il fallut bien plus de quelques mois pour mettre en place le vaste bâtiment, mais quand il fut fini, le fantôme eut la satisfaction de voir sa cellule changer du tout au tout.

La salle était d’abord bien plus vaste. Sol et murs étaient faits de pierre ou de marbre, bien que ces derniers fussent régulièrement ponctués d’énormes fenêtres quadrillées. Au-dessus des fenêtres s’étirait une petite arche soutenue par des colonnes. D’autres arches, plus larges, parcouraient un plafond incurvé. L’homme sur sa croix perdit de son importance, relégué au rang de discret observateur des attroupements ayant lieu sous son toit. Ceux-ci furent nombreux : débats, dîners, bals. Par les rayons brillant à travers les vitres, le feu brûlant dans l’âtre et la foule massée chaque jour pour une raison différente, la vie était plus que jamais présente sur le lieu de sa mort. Il les observait, jaloux de leur existence, de leur mortalité. Il n’aspirait qu’à vivre ou mourir, soit l’un, soit l’autre, mais l’éternelle attente qui lui était infligée le désespérait un peu plus à chaque décennie. Il ne méritait pas un tel châtiment, se répétait-il, personne ne le méritait.

À sa grande surprise, cette fois, la salle ne tomba pas en ruines. Tout au plus était-elle parfois abandonnée une petite dizaine d’années avant de faire l’objet d’un grand dépoussiérage pour être occupée à nouveau, mais que sont dix ans à l’échelle des si nombreux siècles qu’il a passé ici ? Il put également remarquer que si la langue de ses visiteurs avait quelque peu changé au fil des générations, elle restait à peu de choses près la même depuis la reconstruction de son tombeau. Même sans se souvenir de la sonorité de son dialecte, il avait le sentiment que ce nouveau langage était plus chantant, plus rythmé, comme un flot limpide qui s’écoulait des lèvres de ses locuteurs. La salle n’évolua que peu, à la différence des accoutrements de ses occupants mortels. Les tissus et les couleurs diverses se succédaient lentement et formaient dans sa mémoire des souvenirs plus marquants que les visages qui défilaient face à lui et les voix qui résonnaient dans l’air. Les êtres de chair, eux, se ressemblaient tous depuis des millénaires.

Ce qui l’intrigua, bientôt, ce ne furent pas les nouvelles modes vestimentaires, mais les ajouts qui se firent sous son regard spectral, et en particulier celui d’un globe de verre produisant une lumière intense, comme un minuscule soleil reproduit en intérieur, brillant et s’éteignant à l’envi. Ce spectacle fascinant cessa de le captiver après y avoir assisté un nombre incalculable de fois. La salle fut réaménagée à plusieurs reprises pour coller à l’ère du temps. Parfois, des hommes en chemise noire se rassemblaient devant lui, ourdissant comme leurs ancêtres de sombres desseins. Le portrait gris d’un homme fut même accroché sur le mur, aux côtés de l’éternel barbu captif de sa croix. Il remarqua que les nouveaux-venus répétaient toujours les mêmes mots incompréhensibles, « il Duce » avec une voix emplie d’admiration, « questi communisti » avec une pointe de dégoût. Ils disparurent à leur tour et sa geôle devint un endroit un petit peu plus fréquentable.

À nouveau, il vit passer devant lui les modes et les comportements d’un autre âge, qui n’avait plus rien à voir avec le sien. S’agissait-il toujours de la même planète ? Il vit des visiteurs à la peau sombre comme la nuit qui parlaient et agissaient comme les blancs. Il vit des hommes s’embrasser sans honte devant leurs pairs, des femmes prendre la parole, comme investies d’un pouvoir égal à celui de leur mari. Il vit des enfants inattentifs se retrancher dans un monde réduit à une surface rectangulaire, entre leurs doigts, sur lequel défilaient des images vaguement évocatrices d’une réalité déformée. C’était à la fois effrayant et obsédant. Trouvait-on pareil comportement à son époque ? Il n’aurait pas pu le dire, tant sa mémoire peinait à se remémorer les détails de sa vie. Il se souvenait avoir eu un fils. Un  adolescent. Peut-être. Il n’était pas certain. Il tenta de se souvenir de son visage, mais ne sut distinguer lequel des dix mille faciès juvéniles qu’il avait aperçu – la plupart depuis sa mort – était celui d’Atule. Ou Itule. Comment s’appelait-il ? Avait-il véritablement existé ? Combien de temps s’était-il écoulé depuis son trépas ? Combien de temps devrait-il attendre ainsi, oubliant jusqu’aux crimes qui lui avaient coûté un tel châtiment ? Y avait-il d’autres fantômes attachés comme lui sur cette terre au sein des mortels ?

Il eut beau se poser toutes ces questions, le monde continua à vieillir autour de lui. Les comportements étaient toujours plus émancipés, les refuges virtuels des enfants désintéressés étaient toujours plus élaborés. Il ne s’agissait plus d’une représentation approximative du réel, ce qu’ils tenaient entre leurs mains ressemblait  à quelque chose de plus réel que la vie elle-même. Les conversations, à nouveau, furent marquées par l’emploi d’un vocabulaire particulier : « L’imperatore », « Le razze inferiore », « la Grande Eurasia ». Après des décennies sans la moindre variation de discours, on descendit le dieu de sa croix pour le remplacer par une statue gigantesque. La pointe de ses cheveux touchait presque le plafond, déjà démesurément haut. Il était assis sur un trône, majestueux, dominateur. Son visage était couvert d’une fine couche dorée. À nouvelle civilisation, nouveau dieu.

La salle fut rénovée, équipée d’écrans gigantesques qui projetaient à toute vitesse des images du monde qui évoluait derrière ces murs. On installa des machines intrigantes, sur lesquelles il suffisait de poser le pied pour disparaître. La magie existait réellement, et ces jeunes, si jeunes mortels en avaient percé le secret. Mais tous sorciers qu’ils étaient, leur chute était inévitable. Elle prit d’abord la forme d’un son strident et soudain. Tous les visages de la pièce s’animèrent au même instant d’une terreur immense. Plutôt que de fuir, ils fermèrent toutes les issues et attendirent sous les tables, pris de panique.

Ce manège se produisit six ou sept fois avec des protagonistes différents. À la septième fois, le fantôme comprit l’origine de cette panique. Il y eut un bruit sourd suivi d’une lumière aveuglante. Bien qu’incapable de percevoir le chaud et le froid, il sut aussitôt que la température avait été centuplée. Lorsque la vive lumière s’évanouit, il ne restait plus rien de sa prison, de ses occupants, ou de la ville qui les entourait. Des millénaires d’histoire, de constructions et de déconstructions successives avaient été annihilés en à peine plus d’une seconde. Un nombre incalculable de vies s’étaient éteintes. Qui pouvait bien posséder une puissance aussi phénoménale ? Un dieu ? Si oui, lequel ? Tins ? Jvpiter ? L’homme sur sa croix ? Celui sur son trône ? Quelque soit la réponse, ce n’était pas un dieu qu’il voulait vénérer. Si les dieux étaient aussi effroyables, comment pouvaient-ils donner l’exemple ? Il se souvenait, jadis, avoir tué et détruit par simple plaisir, mais ce qu’il avait sous les yeux était différent. Complètement différent. Il ne revit plus jamais d’autres êtres humains. Même la végétation ne revint pas. Comme si la déflagration avait établi, autour de ce champ de ruines, une barrière que la vie était incapable de franchir.

Le seul changement qu’il observa autour de lui, ce fut le passage des nuages et l’alternance entre le jour et la nuit. Il renonça à compter ces derniers. Il continua à attendre pendant plus de temps encore qu’il n’en avait passé depuis sa mort. Dix fois plus de temps. Cent fois plus de temps. Mille fois plus de temps. Dix mille fois plus de temps. Cent mille fois plus de temps. Il lui sembla alors que l’époque où il voyait les visages d’autres personnes n’était qu’un rêve. Et d’ailleurs, qu’est-ce que c’était, un visage ? En avait-il un, lui aussi ? Il aurait pu jurer qu’il avait été quelqu’un, autrefois, avec un visage, un nom, une histoire. Peut-être même que cet endroit était différent. Y avait-il des murs autour de lui, qui l’empêchaient de voir les blocs empilés les uns sur les autres qui s’étendaient jusqu’à l’horizon ? Il lui paraissait absurde de penser qu’il puisse y avoir un monde au-delà de cette ligne floue, au loin. Cette lande asséchée, parsemée de débris, avait été conçue telle quelle pour qu’il puisse y patienter.

Alors il patienta. Un million d’années il patienta. Cent millions d’années il patienta. Un milliard d’années il patienta. Il lui sembla, après un certain temps d’attente, que le soleil, au-dessus de lui, brillait plus fort et plus intensément qu’auparavant. Ou peut-être n’était-ce qu’une impression. L’astre avait-il toujours été rouge vif ? Il constata bien vite que les ruines, autour de lui, disparaissaient peu à peu, s’envolaient même. Comme de la neige. Le mot lui est venu des tréfonds de sa mémoire, mais il n’avait aucune idée de ce qu’il désignait. Il lui parut que le globe écarlate croissait de plus en plus vite, ou peut-être était-ce le temps qui s’écoulait plus rapidement. Le sol fondit à son tour. Les couches s’évaporaient les unes après les autres. Il découvrit un petit tas d’os brunâtres, dans l’une d’elle. Il ne savait pas ce que c’était, mais n’eut pas le temps de se poser la question que ces restes antiques devinrent un tas de poussière. Le monde autour de lui était rouge, bouillant de l’intérieur. Il eut ce paysage sous les yeux pendant une courte éternité.  Et puis un jour, alors que la masse ardente teintait de rouge le ciel tout entier, le sol devint noir et se craquela. Il sentit comme un mouvement brutal, et le morceau sur lequel il se tenait s’éleva dans les airs avant de se désagréger au vol. Les autres petits bouts de planète en firent de même. Même la matière était morte avant lui. Il dériva dans un vide infini constellé de ces points lumineux qu’il voyait parfois la nuit. Allait-il oublier un jour qu’il avait vécu sur ce monde ? Allait-il, après d’autres longues éternités à attendre, se persuader qu’il a toujours vécu ainsi, flottant dans l’espace ? Qui de ce globe flamboyant ou de lui-même allait disparaître le premier ? Il verrait probablement toutes les étoiles s’éteindre avant de partir. Et lorsque l’univers tout entier sera perdu, flottera-t-il dans un autre lieu, plus grand, plus vieux encore ?

Sa vision se troubla, il se sentit léger. Les dieux ayant disparu en même temps que leur création, la malédiction était levée. Tout s’arrêta enfin.

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