22 juin 2015

Calais – Douvres

 

Date : Avril 2014
Longueur : 7 584 mots (11 pages Word)
Hassan a traversé la Méditerranée et la moitié de l’Europe pour se tenir, décidé, sur la plage de Calais. Aujourd’hui, il ne reste qu’une seule mer entre le rêve britannique et lui. Mais la Mer du Nord manque de mettre un terme à son périple, lorsque ses forces l’abandonnent et que son souffle se perd dans les ondes salées. Jusqu’à ce qu’un baiser sur ses lèvres gonfle ses poumons d’oxygène. Le baiser d’une sirène.

 

 

Pour la seconde fois, il va traverser la mer. Aujourd’hui, celle du Nord sera plus froide. Les vagues l’attendent, menaçantes, et à sa droite, une jetée en pierre tient à bout de bras un petit phare blanc. À cette heure matinale, les seuls êtres qu’il a croisés sont des vieux pêcheurs venus tutoyer la mer. « Croiser » est un bien grand mot, quand les gens changent de trottoir, terrifiés à l’idée de perdre leur porte-monnaie, leur vie, ou leur pays. Au-dessus de lui, le ciel d’un gris apathique est le même que celui qui l’a accueilli voilà des semaines. Quant à la mer… le mouvement des flots absorbe son regard chaque fois qu’il s’y attarde.

Est-ce l’Angleterre qu’il distingue quelque part sur l’horizon, ou bien une vague illusion ? Cette fois-ci, pas d’embarcation de fortune, la France et la Grande-Bretagne ne sont pas la Libye et la Grèce. Après tout, il n’est pas mauvais à la nage. Adolescent, il était le meilleur de ses camarades à la natation, lorsque ses parents avaient encore les moyens de lui offrir la vue d’un bassin chloré. C’est le coût de la vie qui l’a poussé dans les rues d’Alep au printemps 2011. Bien mal lui en a pris, à lui et à tous les autres. Aujourd’hui, il n’a plus ni parents, ni camarades. Mais il a Maryam. Et l’enfant qu’elle porte. Cruel dilemme, à seulement dix-neuf ans, que de devoir choisir entre mourir avec les êtres aimés ou les quitter pour leur venir en aide. Si tout se passe bien, il trouvera un travail, n’importe quoi qui pourra lui faire gagner sa vie et celle des siens. Si envoyer de l’argent ne suffit pas, il se battra becs et ongles pour les faire venir vivre avec lui.

Ils sont des dizaines, dans le groupe qu’il a quitté pour venir ici, à formuler le même vœu. Syriens, Libyens, Afghans, Irakiens, Soudanais, Somaliens, Érythréens… tout ce que l’Afrique et le Moyen-Orient comptent d’hommes et de femmes à la fois désespérés et pleins d’espoir. Il est le seul d’entre eux à souhaiter gagner son rêve à la nage. Les uns s’infiltreront dans un camion anonyme censé embarquer dans un ferry, les autres envisagent sans trop savoir comment de passer clandestinement dans le Tunnel sous la Manche. Certains préfèrent finalement rester en France. Ahmed, que plus personne n’attendait chez lui, est tombé amoureux d’une Calaisienne. Ce coup de foudre a coûté à la belle autochtone le désaveu de sa famille, mais la haine d’une poignée de nationalistes vaut mieux que ce que la plupart d’entre eux a quitté.  Si leur « Front Machin-Chose » et le collectif « Sauvons Calais » sont le prix à payer pour laisser derrière soi les talibans, le Boucher de Damas, les milices libyennes, Al Chabab, Boko Haram, AQMI, Riek Machar, Salva Kir, les janjawids et bien d’autres, il ne va pas s’en plaindre.

Le voilà depuis vingt minutes fixant son itinéraire aquatique avec ces pensées en tête. Quand va-t-il se décider à partir ? Les plus anciens de ses compagnons et les bénévoles qui les aident ont été unanimes : ses chances de réussite sont maigres. Une quinquagénaire a fondu en larmes en évoquant un réfugié qu’elle avait hébergé chez elle et dont on avait repêché le corps après une tentative similaire. À défaut de défaire le nœud de son estomac, Hassan prend une bouffée de cet air iodé déjà devenu insupportable, puis s’avance. Il descend de la digue, s’enfonce dans le sable mou, slalome entre les chalets en bois moisi, poursuit sur du sable dur, et s’arrête lorsque l’eau s’infiltre dans ses chaussures. Il les retire, elles et la plupart de ses vêtements, ne gardant que la combinaison en « néoprène » que lui a confié Marc lorsqu’il a compris qu’il était inutile de le raisonner. Après s’être échauffé quelques minutes, il reste figé un moment avant de finalement se lancer. « Je vais mourir. » « C’est impossible. » « Même Allah ne pourra me sauver ». Il ignore les avertissements que lui envoie, paniquée, la partie la plus rationnelle de son cerveau.

Paradoxalement, c’est le cri qu’il entend derrière lui, l’intimant d’arrêter, qui le lance. Il se moque bien de savoir si cela vient d’un autre réfugié, d’un policier, d’un membre d’une association ou d’un passant. Au bout de cinq minutes, il est à bout de souffle, mais la côte opposée ne lui semble pas moins lointaine qu’auparavant. L’eau salée qui s’invite dans sa bouche manque de le faire vomir. Son cœur s’arrête lorsque l’ombre d’une crampe apparaît, mais celle-ci ne dure qu’un instant, et son cœur se remet en route à un rythme effréné. Trente minutes passent, pendant lesquelles il est certain d’avoir bien avancé. Un mauvais réflexe le pousse à tourner la tête pour voir la distance parcourue. Il s’arrête de nager, désemparé. Si peu ? À ce rythme, il ne tiendra jamais jusqu’à l’autre côté. Les larmes lui viennent, puis il aperçoit un petit bateau à moteur s’approcher. Des garde-côtes, ou quelque chose qui s’en approche. On aurait prévenu les autorités ? Sans doute est-ce comme cela qu’ils repêchent le cadavre de ceux qui échouent. Le sourire de Maryam surgit de sa mémoire pour occuper tout son esprit. Il se retourne et poursuit sa nage.

Le moteur se faisant plus proche, il plonge. Lorsque ceux qui le cherchent se seront éloignés, il retournera à la surface. Il est bon en apnée. Le visage de sa fiancée doit bientôt cohabiter avec d’autres images, celle de Mohammed, passé à tabac par des extrémistes grecs, d’Amina, violée par des policiers croates. Il repense à Rafaello, le routier italien qui les a menés de bonne grâce jusqu’à Lyon, à ses collègues dont il a profité du camion sans voir leur visage pour parcourir la France. Bientôt défilent tous ceux qu’il a rencontrés en arrivant dans la ville portuaire : immigrés, bénévoles, militants « No Borders », policiers, militants anti-immigration, et les habitants dont il a croisé le regard ; pour certain haineux, pour d’autres compatissant. Son souffle se perd, mais l’ombre du navire ne bouge pas. Ils savent qu’il est ici. Est-ce ainsi que les autres ont perdu la vie ? Sa vision se trouble. S’il cède, on le renverra à la frontière ou pire, chez lui. Il finit par s’avouer vaincu et commence à nager vers la surface, mais ses forces l’abandonnent.

Son regard trouble se tourne vers les profondeurs. Une silhouette s’y dessine avant de grandir. Un poisson ? Celui-ci se métamorphose en humaine. L’image mentale du visage cuivré de Maryam laisse place à celle d’une femme inconnue. Jamais sur sa route il n’a vu de peau plus blanche, de yeux aussi verts ni de cheveux si blonds, presque dorés. Les paupières mi-closes, il ne voit pas le visage s’approcher de lui. Il lui semble sentir sa bouche s’entrouvrir, et quelque chose de volatile s’y engouffrer. L’air qui file vers ses poumons y reste sans se consumer, comme un nuage générant indéfiniment de l’oxygène. Il reprend peu à peu ses esprits. Le visage est toujours là, plus proche que jamais. Elle retire ses lèvres des siennes. Lui tente de s’en éloigner et de se débattre, paniqué, mais plongé dans l’eau, ses gestes sont maladroits. La femme le fixe avec une expression bienveillante pendant qu’il tâche de comprendre ce qu’il s’est passé.

La première chose qu’il remarque, et c’est la sensation la plus étrange qu’il ait jamais ressentie, c’est qu’il ne ressent aucun besoin de respirer. Sa seconde observation, avec le recul qu’il vient de prendre, c’est que celle qui l’a embrassé a les seins nus. La troisième concerne la longue nageoire violette écaillée qui prolonge son corps. Honteux d’avoir balayé du regard ce buste dénudé, il tente de s’excuser en anglais, mais de sa bouche ne sortent que quelques bulles. Il tente de parler en arabe, de dire n’importe quoi, pour aboutir au même résultat. Celle qui se trouve face à lui se contente de l’observer avec attention. Ce n’est qu’après toutes ces tentatives qu’elle lève ses deux mains, avec lesquelles elle effectue une série de gestes incompréhensibles.

Il est complètement perdu. Essaie-t-elle de communiquer ? Est-ce ainsi que les êtres aquatiques se parlent entre eux ? Il n’arrive toujours pas à croire à ce qu’il voit. La sirène – il a entendu parler de ces créatures voilà des années – finit par pointer son doigt sur lui, puis sur elle. Elle joint ensuite ses mains et croise ses phalanges. Il tente de comprendre. Elle et lui ? Soudés, ou quelque chose de ce genre ? C’est impossible, ils ne se connaissent même pas ! Elle lui adresse un sourire, puis attrape sa main avant de l’emporter doucement dans les profondeurs. Il lève la tête, impuissant. Et l’Angleterre ? Et son rêve ? La silhouette du garde-côte flotte toujours à la surface, l’empêchant de remonter. Malgré cela, il ne peut pas se laisser faire. Où l’emmène-t-elle ? Serait-ce en réalité un monstre, séduisant ses proies pour mieux les attirer dans sa tanière ? La créature lui tourne le dos, mais en tenant sa main, son corps oscille légèrement vers la gauche, ce qui lui laisse entrevoir le contour de sa poitrine. Hassan ferme immédiatement les yeux. S’il doit mourir dévoré, soit, mais il fait le serment de rester fidèle, même en pensées.

Ils finissent par atteindre le sol marin. Un instant, la sirène regarde autour d’elle, à la recherche de sa direction, puis part vers la gauche. Hassan, faute d’avoir son mot à dire, se laisse entraîner là où le désire sa ravisseuse. Plus loin, un large trou les accueille. Son cœur s’arrête à nouveau. S’agit-il de son antre ? Il se débarrasse de l’emprise de l’inconnue, mais la sirène le rattrape aussitôt, lui sourit à nouveau et pose sa main sur son cœur. Qu’est-ce que ce geste est censé vouloir dire ? Tremblant, le captif se laisse faire. Ensemble, ils descendent le long d’un tunnel vertical, toujours plus sombre. Qu’il garde les yeux ouverts ou fermés, il ne voit guère de différence. De toute façon, il s’attend à être déchiqueté à tout instant.

La descente se termine et son accompagnatrice se décide enfin à le lâcher. La première chose qu’il distingue en rouvrant les yeux, ce sont des milliers de lueurs illuminant les ténèbres abyssales, comme une immense constellation sous-marine. Une fois sa vision habituée à cette obscurité, il distingue deux types d’éclats : les méduses qui se meuvent en luisant, et les algues phosphorescentes accrochées çà et là. Ces points de lumière épars dessinent une cité si extraordinaire qu’il n’aurait jamais pu la rêver. Une fois ses yeux accoutumés au faible éclairage, la sirène blonde reprend sa main et le plonge au cœur de son pays natal.

La plupart des habitations sont creusées dans une roche blanche. Est-ce l’érosion ou le sens esthétique des autochtones qui leur a donné cette forme arrondie ? Lorsqu’une méduse brillante s’infiltre à travers une fenêtre grossièrement circulaire, il parvient à distinguer une étagère de pierre recouverte de coquillages multicolores. Mais il est aussitôt arraché à cette observation par la main qui le tire. Les autochtones le fixent d’un air intrigué. Des enfants au teint pâle, garçons comme filles dénués de vêtements mais pourvus d’une nageoire écaillée, lui tournent autour en l’inspectant sous tous les angles. L’un d’eux touche sa jambe du doigt, et sa guide fronce les sourcils en le réprimandant d’une dizaine de gestes aussi incompréhensibles les uns que les autres. Plusieurs maisons retiennent son attention. L’une d’elle est construite à même l’épave d’un vieux navire, désassemblé et reconstitué pour passer le tunnel. Les planches de bois vieilles de plusieurs siècles, recouvertes de mousse et d’algues, ont été réutilisées comme charpente d’une demeure atypique. Un peu plus loin, c’est un bateau bien plus récent qui abrite la vie locale. Un trou dans la coque en métal sert de porte vers l’intimité de toute une famille. Hassan n’a pas le temps de s’émerveiller devant chacun de ces « bâtiments », car la sirène qui le mène se fait pressante.

Elle finit par s’arrêter devant l’un de ces gros rochers blancs et ronds qu’il a vu en grand nombre. Elle passe la tête par la porte, puis deux personnes en sortent, un homme et une femme, similaires à sa bienfaitrice malgré quelques dizaines d’années de plus. Ils observent le visiteur quelques secondes, puis échangent un regard entre eux. Une conversation gestuelle s’ensuit entre le couple et celle qui semble être leur fille, et à en juger par l’expression de leur visage et la vitesse à laquelle ils enchaînent les signes, le dialogue doit être animé. Hassan sent alors un courant marin lui caresser l’épaule. Tout autour de lui s’assombrit. Il lève la tête et remarque que les lumières vivantes se sont éteintes sur une ligne continue, large de cinq ou six mètres. Les contours de cette ligne se mettent à frémir avant de dessiner une courbe, puis une autre. Le Syrien comprend alors que les éclats ne se sont pas estompés, mais sont dissimulées par quelque chose.

Après un examen approfondi, il constate que ce quelque chose est un gigantesque serpent de mer, dont le visage est brièvement éclairé par la faune locale. Outre les écailles aux reflets orangés, sa gueule est hérissée de piques, chacune de ses dents fait la taille d’un être humain et ses yeux jaunes balaient la ville. Le jeune homme sent s’insinuer en lui une peur qu’il n’a jamais ressentie, ni lors des attaques à l’arme chimique du régime, ni lors du règne dans son quartier des rebelles de Daech. Une peur ancestrale, celle du faible face au fort, de la proie devant le prédateur. Son regard se porte sur la sirène qui l’a conduit ici. Ses parents et elle ont cessé leur dispute pour regarder passer le monstre, mais ils ne ressentent ni terreur, ni crainte particulière. La jeune femme affiche même une expression triste. Leurs regards se croisent.

Elle semble réfléchir un moment, puis lui tend la main. Où veut-elle l’emmener, cette fois ? Il la saisit timidement. A-t-il vraiment le choix ? Il ne saurait probablement pas retrouver seul le tunnel le ramenant à la surface. Elle nage lentement, avec lui, vers le lieu où s’est dirigé le monstre. Un terrible sentiment l’envahit. Pourquoi ne le fuit-elle pas ? Est-ce pour l’offrir à la bête qu’elle a ramené un humain chez elle ? Est-ce ainsi qu’on nourrit cette abomination ? Il voudrait se débattre, se soustraire à la poigne de cette petite main qui l’emmène vers le danger, mais il se sent horriblement faible. Ses muscles lui font mal. Depuis combien de temps est-il immergé ? Même s’il n’a pas besoin de respirer avec cet air qui stagne dans ses poumons, il commence déjà à sentir les effets délétères du contact prolongé de l’eau marine sur sa peau. Ses yeux lui piquent atrocement, mais il les garde ouverts au risque d’apercevoir un sein ; c’est le prix à payer pour pouvoir voir où il va. Sa trajectoire ne ment pas : c’est bien vers le serpent des profondeurs qu’ils se dirigent.

D’autres sirènes de tous sexes et de tous âges nagent à leurs côtés dans la même direction. Aucun d’entre eux ne semble particulièrement joyeux. Ils laissent bientôt la cité derrière eux et s’enfoncent en eaux inconnues. Cinq minutes plus tard, les voilà à l’arrêt. Devant eux, des ténèbres insondables. Où sont les méduses et les algues qui lui permettaient jusque-là de voir autour de lui ? Tout ce qu’il distingue, c’est une sirène, seule au milieu d’un vaste cercle formé par la foule. Les cheveux bruns, vêtue d’une étrange robe luisante – la raison pour laquelle il peut la voir – elle fait face au voile opaque. Le visage de la blonde qui l’a amené ici, comme celui de tous ses voisins, affiche une expression sérieuse.

La brune finit par lever un objet qu’elle tient dans ses mains. Hassan tente d’examiner ce dont il s’agit, mais il n’en a pas le temps. Elle abat ses mains sur son corps, et un nuage rouge volatil se disperse autour d’elle, s’étirant dans toutes les directions. Sa voisine aux cheveux blonds se serre contre lui, ce qui a pour effet d’ébouillanter son cœur sous la surprise. Quelques méduses courageuses s’aventurent au centre du cercle et lui montrent la gueule du serpent de mer émergeant des ténèbres pour attirer à elle l’eau écarlate. Puis le reflet orangé de ses écailles se ternit peu à peu, s’assombrit jusqu’à devenir noir. Les yeux du monstre virent du jaune au bleu. Enfin la créature se redresse, quitte le cercle et part dans une direction inconnue. La foule se disperse, tous et toutes retournent chez eux.

Sa sirène nage moins vite qu’à l’aller. Celle qui s’est sacrifiée était probablement son amie. Il voudrait la consoler, mais ne sait guère comment s’y prendre. Une fois de retour chez elle, il pose sa main sur son épaule avec une moue compatissante. Elle s’efforce de sourire, répète le même geste sans en connaître la signification, puis se met à rire. Un rire muet, évidemment, et qui pourtant sonne faux. Il lui sourit en retour, pour la première fois depuis qu’il l’a rencontrée, un peu moins d’une heure plus tôt. Le couple âgé finit par arriver à son tour, et la sirène l’emmène à l’intérieur. La seule source de lumière est un amas d’algues tressées et accrochées au plafond. Son hôte lui montre du doigt un trou creusé dans le mur. Ce n’est qu’en s’y enfonçant qu’il comprend qu’il s’agit d’un lit. Seule sa tête dépasse. Les parents font de même dans une ouverture plus large, pouvant accueillir deux personnes. Hassan ne voit pas d’autres « lits » dans la pièce et se demande où la jeune femme va dormir. Celle-ci, après avoir recouvert le tissu d’algues phosphorescentes pour en atténuer la lumière, quitte la maison aquatique non sans avoir observé une dernière fois son invité.

Hassan est peut-être le premier homme au monde à avoir dormi tout en étant complètement immergé. Enfin, « dormir » est un bien grand mot, tant le sommeil a tardé à le rejoindre au fond de la mer. L’image de la créature massive n’a cessé de le hanter. Tout au plus a-t-il pu somnoler une petite heure ou deux, avant l’aube – si tant est que le soleil se soit levé à la surface. Au moins n’a-t-il pas eu à se plaindre du bruit, la cité sous-marine étant d’un silence pesant de jour comme de nuit.

C’est le maître des lieux qui le réveille en ôtant le voile qui dissimulait la lumière des algues. Il n’en faut pas plus pour que le migrant s’extirpe du trou. La longue nage d’hier et ses mouvements incessants dans l’eau lui ont laissé des douleurs musculaires qui le font grimacer. La petite démangeaison dans sa trachée le gêne un peu, mais il n’y prend pas garde. Il cherche du regard sa guide blonde, mais ne la trouve ni à l’intérieur, ni devant la bâtisse. Il tente d’interroger le vieux couple avec des gestes hasardeux, et fait beaucoup rire la mère lorsqu’il leur fait deviner « longs cheveux » en prolongeant les siens avec ses doigts. Malgré ces approximations, ils comprennent de qui le jeune homme parle et le père, impassible dans sa barbe, sort pour lui montrer une direction du doigt. L’intrus le remercie d’un hochement de tête, puis se lance dans la trajectoire indiquée.

Sur le chemin, il découvre à la lueur d’une méduse que les nombreux trous dans le sable ne sont pas dus à la nature, mais mènent aux maisons souterraines des habitants les plus pauvres. Tandis qu’il se dirige vers la sortie de la cité, il se demande si ce peuple vit sous un système de castes. Une fois la dernière habitation – un énorme bateau vieux d’un millénaire – derrière lui, un doute l’assaille. A-t-il suivi la bonne direction ? Peut-être le vieil homme s’est-il tout simplement trompé… N’ayant guère d’autre choix que de persévérer, il s’enfonce dans l’inconnu, que des méduses et des algues plus espacées qu’en ville prennent soin d’éclairer.

Il doit attendre quelques minutes pour pouvoir remercier mentalement son indicateur pour ses bons conseils : un peu plus loin, la sirène aux yeux verts se meut lentement vers un banc de petits poissons. En une seconde, la lance entre ses mains embroche deux proies pendant que leurs congénères s’éparpillent. Elle extrait ses deux prises du pic, les dépose dans un panier hermétique en algues tressées, puis se dirige vers un autre nuage de viande avant d’apercevoir Hassan. Elle lui fonce dessus avant même qu’il ait pu esquisser le moindre geste, et le serre dans ses bras. Le contact de la poitrine sur son corps le fait frissonner, et il s’efforce de penser à celle pour qui il a fui sa patrie.

Une fois l’étreinte gênante achevée, la sirène sort de son panier un coquillage, qu’elle ouvre pour lui laisser voir un amas gluant. Il fixe cette découverte sans trop savoir que faire, jusqu’à ce que la jeune femme en prenne une pincée entre les doigts, l’engloutisse, et l’enjoint à faire de même. S’il hésite dans un premier temps, Hassan est finalement rappelé à l’ordre par son estomac vide. Il prend un peu de cette chair inédite et la porte à sa bouche, tout en prenant soin d’expulser l’eau salée qui s’y infiltre pour ne pas l’avaler en même temps. Le goût est plutôt mitigé, mais sa faim le pousse à dévorer le reste de ce petit-déjeuner atypique. Le repas achevé, elle referme le coquillage, le tourne et le retourne pour le lui montrer sous tous les angles, puis montre du doigt le sol autour d’eux. Après quelques secondes d’hébétude, il comprend ce qu’elle attend de lui.

Chacun se sépare donc, elle pour chasser les poissons, lui pour ramasser d’autres en-cas sur le tapis sous-marin. Lorsqu’il en trouve plus que n’en peuvent porter ses bras, il les amène à la sirène qui les fourre dans son panier avec un grand sourire, puis la cueillette se poursuit. Une fois le sac de provisions plein à ras-bord, elle joint son index et son majeur en forme de losange, l’air reconnaissant, puis tous deux entreprennent de rentrer,  croisant sur le chemin d’autres sirènes, hommes et femmes, venus subvenir aux besoins de leur famille. Davantage qu’une démangeaison, c’est bientôt une véritable douleur qui parcourt sa trachée. Il s’arrête et pose ses mains sur sa gorge, comprenant que l’air qui tournait dans ses poumons arrive à sa date de péremption. La sirène s’en aperçoit aussi et sans lui demander son aval, l’embrasse. L’air qui descend le long de son appareil respiratoire, cette fois, lui semble anecdotique à côté de la sensation du baiser. Quand celui-ci s’achève, il est débarrassé de toute douleur ou irritation, ce qui ne l’empêche pas de rougir de la situation. Quelques secondes passent au cours desquelles il regarde, immobile, celle qui l’a une nouvelle fois sauvé. Puis il lève ses mains et dessine un losange avec ses deux doigts pour la remercier. Elle lui sourit, puis leur route reprend.

Arrivés chez elle, la sirène décide de lui apprendre quelques mots de sa langue. Les poissons s’appellent « deux mains collées l’une à l’autre », les coquillages « un poing fermé à l’horizontale », les algues qui composent le plafond de la maison sont des « deux mains jointes avec les doigts écartés le plus possible » et la méduse qui vient d’entrer dans la maison est une « main droite posée sur le poing gauche ». Il hoche la tête pour montrer qu’il comprend, puis répète avec elle ces premiers mots. Elle corrige ses gestes imprécis, l’emmène dehors et lui en apprend d’autres : les variations subtiles pour différencier les types de maison, le sol, le plafond sous-marin, la cité toute entière. Lorsqu’un de ses compatriotes passe à côté d’eux, elle montre du doigt sa lance avant de faire un grand geste, le bras tendu de biais, pouce, index, annulaire et auriculaire repliés pour laisser le majeur faire office de pointe. Il se sent un peu gêné en pensant à ce qu’un tel geste signifier sur la terre ferme, mais répète le signe pour mieux le retenir.

La leçon terminée, une question le taraude toujours. Il pointe son doigt sur elle. D’abord surprise, elle finit par sourire et lui répond en collant ses phalanges les unes aux autres horizontalement, la main droite tournée vers le bas, la gauche tournée vers le haut. Est-ce qu’il s’agit bien de son nom, ou juste de la façon dont on désigne son peuple ? Peut-être n’ont-ils pas besoin de nom, dans une si petite communauté où chacun se reconnaît par d’autres moyens. Elle lui retourne la question en le désignant d’un air tout aussi interrogateur. Les yeux posés sur ses deux mains levées, il réfléchit. Il y a bien une langue des signes parmi les siens, mais il n’en connaît aucun mot. Quel geste faire ? Le premier qui lui passe par la tête. Il commence par joindre ses mains, comme le font les chrétiens lorsqu’ils prient, puis croise tous ses doigts en fermant brièvement les yeux. Elle répète ce geste plusieurs fois, riant silencieusement entre chaque tentative.

Hassan ne tarde pas à découvrir que les « journées », ici, sont bien moins longues que là-haut. S’il ne dispose pas de montre, il devine malgré tout qu’il ne s’est pas écoulé plus de cinq ou six heures depuis son réveil lorsque tout le monde se met au lit. Il ne s’en plaint pas, vu la fatigue qui l’accable, et c’est un peu plus frais qu’il se réveille le lendemain. Les jours se ressemblent beaucoup, ici bas, et il passe encore un temps considérable à ramasser des coquillages. Sa sirène, après un nouveau baiser d’air, lui apprend à manier sa lance, mais il échoue à embrocher le moindre poisson. De retour à la ville, la leçon de vocabulaire est plus courte que la veille, et elle passe les heures restantes avant la « nuit » à lui présenter d’autres habitants, certains curieux, d’autres méfiants. Tous l’ont déjà aperçu aux côtés de la jeune femme, et en profitent pour lui poser une série de questions gestuelles qu’il peine à comprendre. Il laisse à son intermédiaire le soin de répondre à sa place, et se contente de les regarder parler en observant leurs mains. S’il s’est habitué à ce que son regard s’échoue sur les seins de son hôte sans que sa morale ne le rappelle brutalement à l’ordre, il évite soigneusement d’en faire de même avec ses amies. Certes, il a bien compris que la nudité n’était pas taboue au fond de l’eau, mais il ne tient pas à abandonner les mœurs d’en haut, et surtout, n’a guère envie de se laisser dominer par des pulsions de curiosité néfaste. Ils vont ensuite se coucher, et le lendemain a des airs de déjà-vu. Tout comme le surlendemain, et ainsi de suite.

Il remarque vite que l’immersion prolongée lui est devenue bien moins désagréable qu’à son arrivée. Ses muscles le font encore souffrir et sa peau est fripée, mais il s’est tant accoutumé au contact de l’eau sur sa peau qu’il a l’impression de se déplacer dans l’air. C’est une sensation étrange, qu’aucune créature terrestre ne peut ressentir à moins de vivre la même chose que lui. Peut-être n’est-il pas le premier dans cette situation. Ce peuple est sûrement aussi vieux que le sien, et n’est sans doute pas installé qu’entre la France et la Grande-Bretagne. Qui sait combien d’hommes et de femmes sont entrés en contact avec eux au cours des siècles ? Pour autant qu’il sache, la sirène qui l’a recueilli a peut-être déjà rencontré d’autres humains. Cette pensée lui serre le cœur, ce qu’il se reproche aussitôt. C’est de Maryam qu’il est amoureux, alors pourquoi devrait-il attendre de cette femme qu’elle ne s’intéresse qu’à lui et lui seul ? Il se répète que ce n’est pas de l’amour qu’il ressent pour la sirène un mélange d’amitié et de profonde affection. Définitivement pas de l’amour, c’est certain. Sûr et certain.

La routine qui s’est installée se brise lorsqu’Hassan et sa sirène célèbrent sa première prise à la chasse. Un ami de sa tutrice surgit alors qu’elle le félicite et il lui explique quelque chose d’un air sérieux. Il saisit quelques mots de la conversation qui s’ensuit, mais pas assez pour la comprendre. Sitôt celle-ci finie, la cueillette passe à la trappe et tous trois prennent rapidement le chemin du retour. À sa grande surprise, leur route ne s’arrête pas au milieu de la ville, mais se poursuit à l’extérieur, les menant avec d’autochtones dans le tunnel qui l’a amené dans la ville sous-marine.

La lumière du soleil, filtrée à travers des litres d’eau, lui semble bien trop claire. Ils rejoignent plusieurs sirènes s’affairant autour d’une forme blanche, oblongue. Un petit bateau en train de sombrer, lentement et sûrement, vers le plancher marin. À côté de l’épave, le corps noyé d’un homme reste immobile. Il le rejoint, le retourne et reconnaît Amadée. Après son départ de Côte d’Ivoire il y a deux ans, il a bataillé pour rejoindre Melilla, en Espagne. Arrivé à Calais, l’un des rares à parler couramment français a servi d’interprète. Hassan serre le cadavre de son compagnon dans ses bras. Ses larmes se diluent pour se répandre autour de lui. Lorsqu’il tourne la tête, sa sirène blonde le fixe, le regard triste. Puis elle pose sa main sur son épaule, comme il l’a fait voilà des jours. Deux de ses congénères observent minutieusement le noyé, peut-être est-ce la première fois que la dépouille qu’ils trouvent a la peau noire. Cet intérêt gagne le reste du groupe, à l’exception de son accompagnatrice, qui ne le quitte pas des yeux. Leur soif d’exotisme satisfaite, les curieux se répartissent autour du bateau et l’emmènent vers le tunnel. Le duo devrait les aider, mais Hassan se contente de les regarder s’éloigner. Il pourrait remonter vers la surface et poursuivre son chemin vers la côte anglaise, à présent qu’il en a l’occasion, mais l’idée ne lui traverse pas l’esprit.

Ses yeux s’attardent sur le réfugié qui dérive lentement. Il le rejoint et l’attrape d’une main ferme. Il faudrait l’enterrer, lui offrir des funérailles dignes, mais comment faire ? Sa sirène le rejoint et pose sa main sur le front du mort en fermant les yeux. À peine ceux-ci rouverts, elle le regarde et hoche la tête. Puis ils l’emmènent à la suite du groupe dans le tunnel, à la différence qu’une fois parvenus en bas, tous deux s’éloignent de la ville. Leur nage les mène vers un cul-de-sac formé de roches, tout juste éclairé par une méduse solitaire. Hassan se demande si sa guide ne s’est pas trompée, mais celle-ci s’avance et montre une ouverture étroite entre deux pierres. Lorsque Hassan la rejoint, elle prend le cadavre par les pieds et s’enfonce avec lui dans le passage. Il hésite un instant, craignant de rester bloqué, puis se lance derrière elle. Faute de lumière, il avance à tâtons et frémit lorsque ses doigts effleurent le crâne chauve du défunt.

Puis sa vision s’éclaire. Il n’aperçoit d’abord que la nageoire aux reflets d’améthyste de celle qui l’a précédé, puis découvre une vaste pièce, éclairée non pas par des méduses ou des algues, mais par des champignons inconnus qui, par leur lueur rougeâtre, donnent à la salle mortuaire un aspect unique. Celle-ci est parsemée d’objets en tous genres flottant un peu partout. La plupart sont des objets humains, des babioles que le peuple des mers a transformées en bijoux, et qui sont déposées ici à leur mort. De chaque paroi dépassent des dizaines de nageoires, prolongements des cadavres reposant dans les trous muraux. La sirène retire délicatement la croix suspendue au cou d’Amadée, puis la laisse rejoindre les autres objets. Ensemble, ils le poussent dans une cavité trop petite pour son corps entier. Ses pieds humains détonnent au milieu des nageoires de différentes couleurs. Tous deux se reculent, et il prie Allah d’envoyer l’âme du défunt à son paradis chrétien. Les yeux fermés, il formule les mots sans les prononcer. En les ouvrant, il voit face à lui une sirène fascinée par le mouvement de ses lèvres. Elle se penche vers lui, et…

La sensation est différente. Il ne s’agit pas seulement d’un flot d’oxygène se frayant un chemin le long de sa trachée. Quelque chose d’autre s’y mêle, qui lui réchauffe tout le corps. Ses mains, posées inconsciemment sur le dos nu de la sirène, tremblent. Ce baiser-là est plus long que les autres. Et n’était pas vital à sa survie, ses poumons s’étant déjà gorgés d’air avant la chasse de ce matin. Ce n’est que lorsque leurs visages se décollent l’un de l’autre que son esprit lui rappelle l’existence lointaine de Maryam, mais celle-ci lui apparaît comme une étrangère, une figure aux contours flous. Il a honte, il se sent indigne, misérable, impie, mais dans le même temps, il ressent une certaine forme de bonheur et de sérénité dans l’intimité de ce cimetière sous-marin. Ensemble, ils sortent de la grotte, puis rejoignent la cité à leur rythme. Il se surprend à s’interroger sur le mode de reproduction de cette race, avant de détourner son attention de cette question obscène. Pas de leçon de vocabulaire aujourd’hui, ni de socialisation avec les autres membres de la communauté. C’est chez elle qu’ils se dirigent. Comme les « soirs » précédents, elle lui laisse sa place, puis quitte la maison sans qu’il sache où elle compte dormir. Il s’enfonce dans la cavité murale, en tous points similaire aux cercueils qu’il a vus. Le sommeil peine plus, cette fois-ci, à venir le chercher.

À défaut d’être réveillé par son vieil hôte dévoilant le tissu d’algues phosphorescentes, c’est sa fille, la mine grave, qui vient le tirer de son lit. Il la suit hors du village, mais s’aperçoit vite qu’ils ne se dirigent pas vers le terrain de chasse et de cueillette, mais vers une montagne sous-marine. S’ils finissent par arriver à une impasse, nul besoin cette fois-ci de s’engouffrer dans une caverne à l’entrée étroite. Un moment, Hassan s’interroge sur la raison de leur venue ici, mais la sirène répond à ses doutes en plongeant la main dans un sac de tissu – probablement récupéré dans un naufrage – qu’elle portait. Elle en sort une poignée d’algues lumineuses qu’elle jette vers le mur en dévoilant une gigantesque fresque creusée dans la roche. Difficile de ne pas reconnaître le monstre qui l’a tant effrayé à son arrivée. Le serpent de mer géant occupe l’intégralité du mur, riche en détails. Il s’en approche pour l’inspecter. Est-ce qu’il s’agit de leur dieu ? Ce peuple ne connaît sûrement pas d’autre entité supérieure à la leur. Si elle le souhaitait, cette créature pourrait raser leur civilisation. À la place, elle n’y vient que le temps d’un sacrifice sanglant. En bas à gauche du dessin,  une sirène tient entre ses mains un long couteau, pointé vers son cœur.

Il se retourne brusquement et dévisage la jeune femme blonde. Est-ce pour cette raison qu’elle l’a amené ici ? Elle lui répond avec un regard d’une tristesse infinie. Une dizaine de secondes s’écoulent, qu’ils passent à se regarder sans bouger. Puis il secoue la tête. Il doit bien y avoir quelqu’un d’autre pour le faire. Pourquoi est-ce que ce serait nécessairement elle ? Il a soudain oublié tous les mots, tous les gestes qu’il a appris auprès de son institutrice, et se retrouve démuni sans pouvoir lui dire quoi que ce soit. Faute de mieux, il se contente de s’approcher d’elle pour la prendre dans ses bras. L’air dans ses poumons commence à périmer, et elle l’embrasse pour y remédier, du même baiser que la veille, avec une pointe d’amertume.

C’est lui qui pleure le premier. Elle, elle s’est probablement préparée à ce destin depuis bien longtemps. Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle a voulu rencontrer un humain avant que son sort ne soit scellé. Il ferme les yeux, et une idée folle lui vient. Peut-être que la raison de cette rencontre est toute autre. Il agrippe fermement la main de celle qui jusqu’alors le menait partout, et la tire loin de cette fresque funeste. Sans rien comprendre de son comportement, elle se laisse faire. Ils dépassent le village, et c’est lorsque Hassan la conduit à l’entrée du tunnel qui mène à la surface qu’elle le pousse à s’arrêter. Elle secoue énergiquement la tête, mais l’invité ne veut rien savoir. Elle viendra avec lui. Les rôles vont s’inverser. Elle montre du doigt la partie inférieure de son corps, qui l’empêche de vivre sur la terre ferme. Le vocabulaire restreint dont il dispose ne lui permet pas de lui expliquer l’existence des lacs, ou la possibilité de vivre sur la côte. Il veut la forcer à monter, mais elle s’obstine à refuser. Elle lève le bras droit qu’elle fait serpenter autour d’elle sous son œil attentif. S’agit-il d’un mot pour désigner la créature ? Elle tend ensuite son bras vers la ville, visible plus bas grâce à la multitude de petits éclats vivants. Le geste qu’elle dessine ensuite l’intrigue d’abord, avant qu’il comprenne que les nombreux coups de poing qu’elle mime signifient quelque chose comme « détruire ».

Son plan de fuite s’évanouit aussitôt. Si la survie de son peuple en dépend, elle ne va certainement pas se dérober à ses devoirs. Il a beau réfléchir à une autre option, rien ne vient. Il se sent désespérément impuissant. Coupant court à sa réflexion,  la sirène lui adresse un sourire en lui disant par signes « poissons » et « coquillages ». Il se résigne donc à la suivre à la chasse et la cueillette comme si de rien n’était, mais ne peut se résoudre à partager sa joie, qu’elle soit authentique ou non. Lorsque l’équivalent de la nuit arrive, Hassan découvre en arrivant chez son hôte que les parents se sont absentés. Le grand trou mural qui leur sert de lit étant disponible, l’humain y est conduit. Il y a la place pour deux, et la sirène ne le laisse pas seul, cette fois-ci. La gêne qu’il ressent lorsqu’elle se blottit contre lui ne dure qu’un court instant. Le contact du buste nu n’empourpre plus ses joues, et celui de sa nageoire écaillée ne le fait plus frissonner. Il la serre dans ses bras, le menton posé sur le sommet du crâne blond, et compte les heures qui restent avant le moment fatidique. Mais la lutte entre l’éveil et le sommeil tourne à l’avantage de ce dernier, et lorsque ses yeux s’ouvrent, il n’a que de l’eau face à lui.

L’obscurité est encore complète, et il s’extirpe prestement de sa couchette pour tirer le tissu cachant la lumière des algues. Une rapide inspection de la maison lui confirme qu’il est seul. Il sort en vitesse et regarde tout autour de lui. Il devrait voir des autochtones aller et venir, mais la cité est déserte. Ses yeux se portent sur une énorme silhouette qui s’approche de la cité. Hassan n’attend pas que l’ombre progresse jusqu’à lui pour se précipiter hors de la ville. Le sacrifice auquel il a assisté il y a une semaine a eu lieu de ce côté. Le serpent géant le dépasse rapidement, mais il a encore un peu de temps devant lui. Jamais, même lorsque les garde-côtes ont manqué de le rattraper, il n’a nagé aussi vite. Il aperçoit bientôt une foule de sirènes, qu’il fend en écartant tous ceux qui le gênent. Au centre de tous, il sait à qui appartiennent ce dos et ces cheveux blonds, éclairés par une fine robe phosphorescente. Elle tient un couteau sacrificiel dans sa main gauche. Il pénètre dans le cercle en tentant de hurler, ne laissant sortir de sa gorge qu’un son ridiculement faible. Sans doute parce qu’elle s’y attendait, la malheureuse élue se retourne et lâche son arme.

Il la rejoint, l’attrape par le bras, et entreprend de s’enfuir, mais les spectateurs s’avancent vers eux. Il tente de les contourner par au-dessus, mais un costaud saisit la jeune femme. Il cherche à lui faire lâcher prise, avant d’en être empêché par d’autres assaillants qui l’immobilisent. On le sépare de la fugitive, et la cérémonie reprend son cours sous ses yeux. La créature marine, malgré l’agitation, n’a pas bougé d’un pouce. La sirène, forcée par ses pairs, lève le couteau et il tente une nouvelle fois de se dégager en l’appelant, mais ceux qui le tiennent fermement l’empêchent de la rejoindre.

Lorsque le nuage vermeil sort du corps de la sacrifiée, les forces d’Hassan l’abandonnent. La tête blonde bascule vers l’avant, et ses bras cessent tout mouvement. L’homme se débat tant et si bien que les gardes le laissent partir, conscients qu’il ne pourra plus rien faire. Le serpent de mer s’approche plus rapidement que lui du corps de la défunte, et le sang rejoint ses narines. Tandis que tous se détournent pour retourner à leur routine, l’intrus se jette sur la dépouille sans vie, un trou béant au niveau du cœur, et la prend dans ses bras en défiant le monstre du regard. La tête hérissée de pointes s’avance lentement vers lui, le toisant de ses yeux bleus. Il ne sait si c’est la tristesse, la colère, la haine ou la peur qui le fait trembler. À côté de lui dérive le couteau sacrificiel tâché de sang. Il le saisit, puis nage vers la créature, qui ouvre sa gueule en grand. Plusieurs rangées de dents aiguisées l’accueillent, entre lesquelles s’amoncellent des amas de corail. Il pourrait être broyé en moins d’une seconde. Les yeux rivés sur le fond de la gorge exposée, il serre l’arme dans ses mains. Une seconde avant son assaut, la gueule béante se ferme d’un coup. L’éclat orangé de ses écailles a laissé place à un reflet jaune. Les yeux verts de la bête l’observent, sans bouger. Puis le serpent de mer se redresse et s’en va dans la direction d’où il est venu. Hassan reste quelques temps immobile, toujours tremblant. Il attarde son regard sur le cadavre de la sirène, puis regarde autour de lui. Tous sont repartis. Ils l’ont laissée seule.

Le survivant porte le corps sur ses épaules, et nage lentement vers la montagne sous-marine qui se dresse derrière le hameau. Le voyage lui semble durer une éternité, et tous les muscles de son corps le font souffrir. Il se repose quelques minutes avant de chercher la faille entre les roches. Il s’y faufile, tirant la dépouille derrière lui. À peine arrivé dans l’immense salle funéraire teintée de rouge, son regard se pose sur les pieds d’Amadée. Sur le mur opposé, un trou-cercueil est libre. Il s’y dirige, et adresse un dernier regard à sa sirène avant de l’y déposer. Comme elle n’avait aucun bijou sur elle, il retire sa montre arrêtée depuis sept jours et la laisse rejoindre le reste des objets en suspension. Il sort ensuite du cimetière et gagne le tunnel vertical. Sa trachée le démange et d’ici peu, l’air stagnant dans ses poumons l’abandonnera. Ignorant la douleur qui parcourt ses muscles, Hassan nage toujours plus vite vers le haut. En émergeant du tunnel, il rejoint l’autre mer, celle que les humains connaissent. Plusieurs dizaines de mètres au-dessus de lui, un point lumineux indique la surface. Il parcourt la distance qu’il lui reste en apnée.

L’accueil du soleil est bien moins agréable que prévu. Il a l’impression que ses yeux vont fondre et que sa tête va exploser. La sensation de l’air sur sa peau lui provoque une multitude de fourmillements. Au loin, il distingue la ville qu’il a quittée il y a environ une semaine et son phare. Il se retourne et aperçoit l’autre côte, celle qu’il cherchait à tout prix à rejoindre. La mer est calme, et Hassan poursuit ce qu’il a commencé.

*

Il tente de fermer doucement la portière de la voiture, mais le vent la claque brutalement. Un sourire à ses trois occupants suffit à les rassurer. Il leur a dit que ce ne serait pas long. Luttant contre le souffle du bord de mer, le jeune homme progresse lentement et disparaît derrière un amas de rochers. Hassan saute de roc en roc jusqu’à atteindre un petit promontoire naturel. Il avance jusqu’au bout, puis attend. À gauche comme à droite, des bras rocheux cachent au reste du monde la vue de cette crique discrète. Il a menti à Maryam et ses deux enfants en leur disant venir honorer la mémoire d’Amadée. Il appréciait le Côte d’Ivoirien, mais ce n’est pas pour lui qu’il est venu.

Il fixe nerveusement l’eau devant lui. Les vagues sont déchaînées, et il craint d’être venu pour rien. Du moins, jusqu’à ce que les flots s’obscurcissent, et que la tête d’un serpent de mer géant émerge de la mer. Hassan sourit. La créature a depuis plusieurs années perdu ses écailles dorées et ses yeux verts, mais il sait que l’âme de sa sirène y est toujours. Les yeux fixés dans ceux de la bête, il joint les phalanges de ses deux mains, l’une tournée vers le bas, l’autre vers le haut. Après quelques secondes, la tête serpentine acquiesce lentement. Ils restent ainsi trois minutes, puis Hassan lui dit au revoir en agitant la main. Il fait volte-face, et la créature plonge dans un grand bruit. Le britannique jette un dernier regard vers l’ombre massive s’éloignant du littoral, puis retourne à la voiture auprès de sa famille.

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