25 août 2015

Le Chant de la Sœur Tisserande

 

Date : Avril 2014
Longueur : 1 183 mots (3 pages Word)
Dans les tréfonds d’un cachot, un obscur rituel se prépare. Avant de devenir domestique, Lowin doit s’asseoir et attendre que la Sœur Tisserande se charge de lui. Celle-ci entonne son habituelle comptine tout en s’affairant sur le visage du garçon, qui ignore tout de ce qui l’attend.

 

Joli petit pinson, jadis si beau garçon
Pourquoi donc pépies-tu ? Quelles affres as-tu vécues ?
Ton chant berce mon cœur autant qu’il me fait peur,
Il n’est aucun remède à l’effroi qui t’obsède.

Lowin garde les yeux rivés sur la bougie. Sur cette flamme qui ne vacille que pour mieux danser, diluant aux alentours des effluves de cire fondue. Son modeste éclat chasse la pénombre et permet à l’enfant de distinguer, face à lui, un réseau de rides. Comme une toile d’araignée faite de sillons, où luisent deux joyaux, deux yeux émeraude consacrés tout entier à fixer leur ouvrage.

Les doigts de la Sœur Tisserande effleurent son menton, caressent ses joues, frôlent son nez. Pour la troisième fois, l’aiguille perce la peau. Sa bouche se gorge de sang. Elle pique plus bas, entre le menton et la lèvre, puis ses doigts délicats se chargent d’y introduire le fil et de l’extraire à nouveau. Et de recommencer. Et de reproduire, imperturbable, son labeur avec le même souci de précision. Elle manipule doucement son visage, poursuivant le chant qu’elle a déjà murmuré cent fois.

Pauvre petit pinson, arraché aux moissons,
Lâché dans un château, sevré beaucoup trop tôt,
Voletant à l’envi, voué à dédier sa vie,
Au grand prince des aigles, rapace aux serres espiègles.

La potion, infecte, lui remue encore l’estomac. Ils l’ont déversée dans sa gorge pour qu’aucune douleur ne l’assaille. Grâce à elle, Lowin se sent calme. Tout au plus le frottement du lien à l’intérieur de sa lèvre le fait-il frémir. Il tressaille d’autant plus lorsque la Sœur Tisserande tire dessus. Les yeux clos, il synchronise sa respiration avec celle de la vieille dame. Un souffle lent, régulier, maîtrisé. Comme si le moindre gâchis d’air risquait de réduire sa besogne à néant.

Il ne connaît pas son nom, et elle ignore le sien. Le chevalier à la barbe l’a conduit dans ce cachot sombre pour qu’elle y couse ses lèvres. À l’en croire, tous les serviteurs du Seigneur Hasjärl doivent s’asseoir sur ce sol de pierre froide et attendre ainsi. Ont-ils tous eu aussi froid, faim et soif que lui ?

Lowin aurait aimé sentir un tissu sous ses pieds nus. Il aurait aussi préféré les garder couverts, avec ce rat qui rôde autour d’eux. La Sœur Tisserande n’y prête aucune attention. Ni l’écho d’une porte grinçante, ni le cliquetis de chaînes contre un mur lointain ne lui arrachent de sursaut. Ses yeux et ses doigts sont absorbés par la bouche du garçon. Par un énième trou à creuser, par un nouveau mouvement à exécuter, par un segment de plus à ajouter. Seules ses propres lèvres semblent libres de se mouvoir.

Naïf petit pinson, accablé de frissons
L’aigle t’a tout volé, innocence envolée
Ce chant teinté d’horreur, témoin de ton malheur
S’étrangle tout à coup, lorsqu’on te tord le cou.

Elle s’arrête une fois de plus et ces sombres vers restent quelques secondes suspendus autour de lui. Puis vient le silence, perturbé chaque fois qu’il avale sa salive teintée de sang. Est-ce son cœur qu’il entend battre ainsi, ou bien celui de la vieille dame ? Duquel des deux provient l’odeur aigre et sale qui lui saisit les narines ? Sans doute émane-t-elle de lui. Le dernier bain qu’ils aient pris, ses frères, ses sœurs et lui, a eu lieu une semaine avant la transaction.

Le rongeur qui les côtoie s’enhardit une fois de plus à s’aventurer dans son champ de vision. Les deux mains de Lowin reviennent sur ses cuisses. Une morsure ne lui serait probablement pas douloureuse, mais la souffrance n’est rien à côté de ce que peuvent véhiculer ces créatures.

Les mouvements de la Sœur Tisserande s’accélèrent. Comme si, passé l’échauffement, le mécanisme de son corps se mettait en branle pour accomplir une tâche minutieuse et automatique. Combien de fois le fil est-il entré et sorti ? La moitié de sa bouche n’est déjà plus qu’un rideau à jamais fermé. Le chant se poursuit, monotone, soufflé si bas que lui seul peut en discerner le contenu.

D’autres petits pinsons, tous justes nourrissons
Dès lors suivront tes pas, bien après ton trépas.
Mais l’aigle par prudence, pour taire les nuisances
Ne veut plus de vos chants, calomnieux et méchants

Sa voix se perd dans un sanglot que l’enfant ne comprend pas. Les grandes personnes ne sont pas censées pleurer. Même lui, à huit ans, il n’a versé aucune larme. Ses parents lui ont dit de ne pas s’inquiéter. L’ont assuré que le Seigneur Hasjärl était un homme bon. Qu’en cas de problème, il annulerait la vente. Qu’il ne demanderait rien de compliqué, rien de difficile, rien que leur fils bien-aimé ne puisse pas accomplir. C’est par amour pour eux qu’il s’est promis de ne pas faiblir, de ne pas les décevoir, de servir son futur maître du mieux qu’il le peut.

La Sœur Tisserande creuse une dernière fois sa peau, à l’endroit où pousseront quelques poils dans plusieurs années. Le fil s’y engouffre sans mal. Elle le tire doucement, du bout des doigts, tenant de la paume la joue du Muet. Ses articulations craquent lorsqu’elle se recule, attrape la bougie et l’approche de son compagnon de cellule. Leur lueur se reflète sur le cordon qui sinue d’une lèvre à l’autre ; un étroit zigzag doré qui lui servira éternellement de sourire. Lorsque la flamme s’éloigne, son serpent de chanvre retrouve une couleur terne.

Sa bouche ne s’ouvre plus que sur un quart de centimètre. Il essaie d’aller au-delà, par pure curiosité, mais abandonne aux premiers signes de résistance. Son souffle se fragmente à travers la suture pour atteindre, découpé en morceaux d’air, ses poumons. La vieille dame approche ses yeux et le perce d’un regard. Sans se détourner de son visage, elle sort un petit pot cylindrique. Son ouverture libère une odeur nauséabonde. Son index y plonge, puis dessine un trait sur ses lèvres. Les relents de cet onguent lui font déjà tourner la tête.

Les mains posées sur ses deux joues maigres, elle baisse le menton, bouche entrouverte. Puis son front se colle contre le sien, et le Muet distingue quelques larmes luire lorsque sa voix, à nouveau, se fraie un chemin jusque dans ses oreilles.

Jolis petits pinsons, où sont passés vos sons ?
Ces becs noués d’un fil, aujourd’hui inutiles
Vous plongent dans un mutisme nourri par le sadisme
Du maître de ces lieux, de l’aigle au cœur hideux.

La grille du cachot gémit dans son dos. Il lui faut quelques secondes pour s’habituer à l’éclat cernant la torche que tient le chevalier barbu. La Sœur Tisserande et lui échangent un hochement de tête. Ses yeux parcourent les lèvres cousues du garçon. Puis il s’écarte, et le Muet se dresse sur ses petites jambes flageolantes. Il titube jusqu’à l’entrée et jette un dernier regard en arrière. La vieille dame, pour la première fois, détourne le regard. Comme si son ouvrage achevé perdait tout intérêt. Une main gantée se pose sur son épaule. Il se sent poussé doucement vers le couloir. Arraché à sa cellule. Aux ténèbres. À l’enfance.

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