25 août 2015

L’Envol de la Valkyrie

 

Date : Juin 2015
Longueur : 10 610 mots (27 pages Word)
Au Danemark du Xe siècle, une bande de pillards sème la terreur dans tous les hameaux qu’elle traverse. Son chef, Øren, garde en lui la même obsession qui l’a mené sur la voie de l’épée : rencontrer l’une de celles que l’on nomme « Vierges Guerrière ». La troupe va de carnage en carnage, mais la lassitude de son chef croît chaque fois qu’il se réveille sur un nouveau champ de bataille ravagé.

 

Un vent chargé de sel caresse ses plaies et les lacère en brûlant la chair mise à nue. De l’escadron de corbeaux voletant en cercle au-dessus de lui s’échappe un concert de coassements éraillés. Comme après chaque bataille.
La plupart des corps étalés à ses pieds ont perdu toute chaleur. Les autres s’extirpent peu à peu du sommeil des braves. Øren balaie du regard la centaine de cadavres, saisi par un mélange de fierté, d’orgueil et de lassitude. Comme après chaque bataille.

Rester éveillé. C’est l’unique pensée qui a occupé son esprit cette nuit. Garder les yeux ouverts, assis sur ce maudit rocher, et l’apercevoir lorsqu’elle descendrait des cieux. Mais Øren ignore s’il a raté le spectacle en s’assoupissant ou si c’est justement parce qu’il a lutté contre la torpeur qui l’enserrait qu’elle ne s’est pas manifestée. Il passe lentement sa main dans sa crinière châtain, collante et graisseuse. Les cheveux gris se multiplient sur son crâne, comme un signe de l’irrésistible conquête de la vieillesse sur son corps. Ses yeux, jadis bleus, ont eux aussi perdu leur éclat.
« Bor… del ! »

Il ne tourne pas la tête pour identifier la source du cri. La voix grave et puissante de Ragnar est suffisamment reconnaissable pour s’économiser ce geste inutile. D’autant plus que le colosse à la peau d’ours n’est jamais agréable à observer sitôt le feu et la rage remplacés par le froid et la mort.

« Alors ? Qui parmi nous a péri cette nuit ? »

Comme après chaque bataille, Eluf vient chercher auprès de lui la réponse à sa question. Øren prend quelques secondes pour l’observer. Le skald est sans doute le seul parmi eux à pouvoir se tirer d’une escarmouche sans la moindre égratignure. Une hérésie pour bon nombre de ses camarades. « Un vrai guerrier doit voir la couleur des yeux de son ennemi pour les gorger de terreur » répétait à l’envi Sigurd. L’adage l’a bien peu servi. L’ancien chef de la troupe repose au pied du seul chêne qui borde cette falaise, la pointe d’une lance plantée au cœur de sa poitrine. Quant au poète lanceur de couteaux, il est encore suffisamment vivace pour répéter sa question :

« Øren, je te demande qui a perdu la vie pendant le combat. »

L’intéressé se contente de pointer du doigt le corps du noble, d’où s’élève la hampe de l’arme d’hast. Eluf le rejoint d’un pas traînant, enjambant ceux qui la veille au soir leur ont tendu cette embuscade. Il s’arrête devant le long manche de bois, hésite un instant à l’extraire de la dépouille, puis se tourne vers son camarade sur le point d’avaler une gorgée d’eau.

« Alors si je comprends bien…
— C’est moi le chef, maintenant », termine Øren sitôt sa soif étanchée.

La nouvelle est accueillie par un éclat de rire tonitruant à sa droite. C’est à peine si en se levant, Ragnar n’obstrue pas le soleil fraîchement levé.

« Félicitations, chef ! Dis-moi qu’on va fêter ça bientôt !
— Par célébrer, tu entends piller, violer, brûler et boire ?
— Si on fait au moins trois de ces trucs-là, j’serai content ! rugit-il avec un large sourire.
— Dans ce cas, je suppose qu’on ne sera pas obligés de brûler le prochain village qu’on croisera… » ricane Björn en les rejoignant.

L’ancien marchand ne partage pas les goûts de ses compagnons pour ces activités, mais il sait comment flatter leurs bas instincts. Øren et lui échangent un regard. Jamais Björn ne se sépare de son sourire. Avec ses yeux bleus et ce filet de mèches noires collées à son front ruisselant, il est certainement le plus avenant du groupe.

« Faites comme vous voulez », tranche Øren.

Il se détourne de ses trois compagnons d’armes et traverse la mer de morts jusqu’à Sigurd. Le fils de jarl, une fois vidé de son sang, ressemble à n’importe quel autre cadavre. Juste quelques cicatrices en plus. Øren l’observe sans sympathie particulière, pas plus saisi par la tristesse que par la joie. Vagabond dépenaillé et déserteur de l’armée du roi Knut, il a croisé sa route voilà dix-sept ans et formé avec lui l’embryon d’une petite armée. Peut-être l’a-t-il respecté, admiré, voire aimé comme un père pendant un temps. Au fil des faits d’armes, cette troupe sans nom, assemblage hétéroclite de guerriers au passé mouvementé et à l’avenir incertain, a perdu des membres pour en gagner d’autres.

Il ne reste ce matin, parmi ses membres fondateurs, qu’Øren, Helgi et Geir. Les deux frères s’agitent au sol, à quelques mètres de lui. Ils se redressent lentement, l’aîné d’abord, le cadet ensuite.

« Putain, ils avaient l’air plus nombreux quand ils nous sont tombés dessus », constate Helgi en crachant par terre.

Geir, quatre ans plus jeune que lui, se contente de hocher la tête. Personne, pas même son frère, n’a jamais pu entendre le son de sa voix. Il se contente de ramasser sa lance en silence tandis que Helgi déambule sur la scène macabre, à la recherche de sa hache à deux mains. Entre deux jurons, il la trouve plantée au milieu d’une cuirasse. À en juger par son regard hagard, il ne sait pas plus que ses compères comment son arme est parvenue jusque là.

« Ça devait arriver. Le vieux en était à quoi, une centaine de batailles ? »

Comme après chaque bataille, Herleif a été le dernier à se manifester. Aucun des survivants ne l’a vu se réveiller, et Øren doute même que le germanique ait comme eux passé la nuit au milieu des corps.

« On s’est pas amusés à les compter, soupire le nouveau maître de la troupe.
— Nous voilà tous réveillés, lance Eluf d’une voix guillerette, alors quand partons-nous ? »

Pour seule réponse, Øren se lève de son rocher et porte deux doigts à sa bouche. Son sifflement est suivi d’un concert de galops. De la petite forêt qui borde la falaise surgissent alors huit chevaux à des allures différentes. Aucun des six autres guerriers ne paraît impressionné. Le trentenaire aux cheveux blonds s’approche de sa jument pour se saisir de la gourde accrochée à sa selle. La boisson passe de main en main jusqu’à ce que les dernières gouttes franchissent le gosier de Björn. Ce dernier extrait à son tour quelques miches de pain de seigle de la besace que porte sa propre monture, puis les distribue à ses acolytes. La mie est presque aussi dure que la croûte.

« Qu’est-ce qu’il nous reste d’autre ? articule Herleif au milieu d’une bouchée.
— D’autres morceaux de pain et du mouton dans une outre remplie de sel, lui répond Björn après avoir dégluti.
— On peut aussi fouiller ces lascars », observe Helgi.

Il entreprend aussitôt de récupérer ce qu’il peut sur les cadavres, bientôt rejoint par son frère.

— Et dois-je vous rappeler, ajoute Eluf avec un large sourire, que nous avons un cheval sans cavalier ?
— Barde stupide, gronde à son tour Ragnar. La bête de Sigurd est meilleure que les nôtres, pourquoi on l’abattrait ?
— À toi de me le dire, réplique le skald d’une voix doucereuse, je n’ai jamais suggéré d’abattre celle-là.
— Tout juste, conclut Øren. Helgi, prends l’alezan libre. Ta monture était à deux doigts de crever, de toute façon. »

Il aurait pu, grâce à son nouveau statut, s’arroger le droit de chevaucher la créature. C’est sans compter sur sa profonde aversion pour Stig, le moreau que Sigurd a acheté voilà quatre ans. Une belle bête, rapide et majestueuse à en faire pâlir d’envie n’importe quel jarl. Mais cette noblesse chevaline s’accompagne d’un caractère capricieux, et Øren préfère sa jument plus modeste et plus fidèle. Il en caresse l’encolure et saisit sa bride.

« Finissez vite de fouiller ces types. On part bientôt.
— On enterre pas le vieux ? l’interroge Helgi en s’emparant de l’épée du défunt pour la tendre à Herleif, le seul parmi les survivants à manier ce type d’arme.
— Lui-même n’a jamais pris la peine d’enterrer ses camarades déchus, observe le barde à ses côtés.
— J’me disais juste que ça changerait maintenant qu’on a un nouveau chef, fait le barbu à la lance en haussant les épaules.
— J’ai pas envie de traîner ici plus longtemps. »

Ce disant, Øren monte en selle. À l’exception d’un Herleif grimaçant, aucun de ses camarades n’est superstitieux. Même Eluf, le skald, ne croit aux dieux que le temps d’un ou deux couplets de poèmes épiques. Øren ne fait pas exception, pourtant il vient de guetter pendant une nuit entière pour surprendre son arrivée. Mais elle n’est pas venue, et l’âme de Sigurd est restée prisonnière de son corps devenu glacial. Peut-être n’existe-t-elle pas, après tout. Ni elle, ni Odin, ni Thor, ni le reste du panthéon céleste.

Une bourrasque salée lui arrache un frisson. Ils abandonnent au pas la route qui longeait la falaise, le cadavre des assaillants et celui de leur ancien compagnon. Les corbeaux attendent patiemment qu’ils aient disparu derrière les premiers arbres pour plonger sur leur festin. Des nuées de plumes noires recouvrsent les défunts.
Comme après chaque bataille.

*

D’ordinaire, la place du marché est entièrement couverte. Malgré sa taille, le petit village de Thyborg est le centre du commerce dans le fjord. Il attire presque autant de marchands que de pilleurs ; de quoi expliquer les regards noirs, teintés de peur et de haine, que s’attirent les nouveaux-venus. Les femmes et les enfants sont bien plus nombreux que les hommes.

Øren surprend le regard de Geir. Ils échangent un hochement de tête. Le frère d’Helgi reste silencieux, Tous deux ont compris d’où venaient les guerriers qui leur ont tendu ce guet-apens. Quelques-uns étaient des soldats d’un jarl proche, suffisamment entraînés et aguerris pour venir à bout de Sigurd. Les autres n’étaient que des paysans armés à la hâte, tout juste bons à salir le tranchant de sa hache. Sans eux, les étals de Thyborg sembleront bien vides, l’an prochain.

Tandis que Björn négocie, mi conciliant, mi intimidant, le prix du cheval d’Helgi, le reste de la troupe balaie des yeux le marché de plus en plus désert.

« Alors, chef ? l’interpelle l’immense Ragnar d’un coup de coude. On s’y met ? »

Sa main est déjà posée sur sa large épée. Ses doigts tremblent d’excitation. Øren déglutit avec précaution avant de lui répondre :

« Pas aujourd’hui. L’hiver tombera bientôt et leurs provisions nous seront plus utiles à ce moment-là.
— Mais leurs femmes auront vieilli de trois mois, s’amuse Ragnar.
— Si c’est ce que tu cherches, n’importe quel autre village fera l’affaire.
— Alors qu’attendons-nous pour rejoindre cet autre village ? conclut Eluf en caressant les cordes de son luth, arrachant quelques applaudissements au colosse.
— On partira dès que Björn nous aura amené quelques marks. »

Ce dernier fait bientôt volte-face, soufflant sur sa longue mèche noire pour l’extraire de son champ de vision. Il les rejoint en comptant les pièces d’argent qui s’amoncellent entre ses mains.

« Trois marks, sept eyrir et vingt-deux peningars. J’ai dû menacer plusieurs fois de brûler sa chaumière pour en tirer ce prix-là.
— Un brave type, ricane Helgi. ‘Faudra qu’on l’épargne, quand on reviendra.
— Je doute que nous nous en rappelions, ajoute Eluf avec un large sourire.
— Puisque tout est réglé, allons-y. »

Herleif est le premier en selle. L’ancien esclave aux cheveux blonds les devance puis les attend à la sortie de Thyborg avant de poursuivre sa route. Tous les sept avancent côte à côte, couvrant la largeur de la route.

*

Elle se jette à ses pieds, les joues ruisselantes, et hoquette bruyamment entre chaque sanglot.

« Pitié ! Pitié ! M… m… mon bébé…

Øren dépose sur elle un regard vide de toute émotion. Elle tient dans ses bras un nourrisson aussi peu discret qu’elle. Autour de lui, ses camarades s’en donnent à cœur joie. La moitié du hameau se consume déjà et le feu lèche leurs vêtements.

« Pourquoi… vous faites ça ?! hurle-t-elle en s’effondrant au sol.
— C’est comme ça que j’ai appris à vivre.
— Hein ? »

Elle relève la tête, yeux écarquillés. Son visage, même déformé par la terreur, conserve sa beauté. Mais la jeune mère n’a aucune chance de s’enfuir sans tomber sur l’un de ses acolytes, et Øren sait d’avance ce qu’ils lui réservent. Il lève une de ses haches. La demoiselle lève sa main. Son regard se gorge d’effroi.

« PITIÉ ! NON ! »

Son sang rejoint celui des autres villageois. L’enfant, lui, poursuit ses pleurs. Peut-être sera-t-il trouvé par les habitants d’un village voisin et emmené. Peut-être sera-t-il dévoré par les loups. Ou peut-être Ragnar abattra-t-il sa lourde épée sur le linge, excédé par ses cris stridents.

Øren soupire. Les flammes crépitent de plaisir en dévorant chaque bâtiment. Des cris d’agonie lui parviennent de la place. Une série de hurlements lui indique que d’autres villageoises, elles, n’ont pas eu la chance d’être achevées. Les dents du chef grincent. Probablement Helgi. Le lancier n’a jamais eu la patience d’attendre la fin des festivités. Un toit de paille embrasé attire son regard. Il l’observe, une minute durant, tandis qu’il part en fumée. Puis soupire à nouveau. Un jour peut-être appréciera-t-il ces instants de chaos, de violence et de fureur. En attendant, le voilà forcé de s’y livrer à intervalles régulières pour satisfaire les ardeurs de ses compagnons.

Entre deux masures enflammées surgit soudain la silhouette d’un homme. Il court aussi vite qu’il le peut en regardant derrière lui. Ce n’est qu’arrivé face à Øren qu’il s’arrête soudain, terrifié. Sa main se porte sur une courte lame accrochée à sa ceinture. Le guerrier ne fait même pas l’effort d’effleurer l’une ou l’autre de ses haches. Il n’en a pas besoin. Le fuyard pousse un cri de douleur et s’effondre en avant, le manche d’un couteau émergeant de l’arrière de son crâne.

« C’est plus amusant sur des cibles mouvantes », sourit Eluf en récupérant son arme de jet.

Le barde regarde alors derrière son chef, et son rictus s’élargit.

« Alors, Geir ? Tu t’amuses ? »

Le frère d’Helgi hoche doucement la tête, sa lance ensanglantée sur l’épaule. Pourtant, son visage témoigne également d’une profonde lassitude.

« Eluf. La prochaine fois, avant de foutre le feu, toi et Björn attendrez mon signal, avertit Øren d’une voix froide.
— Oh, si c’est ce qui t’inquiète, nous avons eu le temps d’emporter des vivres pour trois semaines avant que tout flambe ! »

Ce n’est pas tant la courte durée du pillage qui l’inquiète, mais le simple fait que certains de ses subordonnés prennent un si malin plaisir à lui désobéir. Et à lui répondre d’une voix insolente. Sigurd, lui, ne l’aurait jamais toléré.

« Je vais voir du côté des chevaux, lâche le chef, amer.
— En effet, il ne faudrait pas qu’un de ces gueux nous en vole ! »
Geir, lui, le suit sans un mot jusqu’à l’endroit où les montures attendent, à peine effarouchées par les flammes auxquelles elles se sont habituées.

« Dis-moi, Geir, murmure Øren lorsque tous les deux sont seuls au milieu des bêtes. Dis-moi franchement. Est-ce que tu t’amuses ? »

Cette fois-ci, le muet ne hoche pas la tête.

*

Le froid s’est jeté sur la région comme un faucon sur sa proie. Les arbres, pris dans ses serres de glace, se dénudent et ne recouvreront leurs apparats que dans bien des mois. Malgré les couches de vêtements, Øren sent son corps piqué à vif par ses coups de bec. Son souffle ininterrompu a gelé les brins d’herbe, qui se brisent au moindre contact. Les premières neiges arriveront sous peu.

« Rebroussons chemin, suggère Björn.
— Putain de bonne idée, ça ! s’exclame Helgi. On trouvera rien, par là.
— Pourquoi ne pas revenir à Thyborg ? propose à son tour Eluf. Cela fait huit semaines que nous en sommes partis. Ils doivent avoir des provisions pour l’hiver.
— Et ça fait bien dix jours qu’on n’a rien pillé », grommelle Ragnar.
Øren garde le silence. Du temps de Sigurd, les raids sur les villages n’étaient pas si fréquents. Mais si le nouveau chef ne leur donne pas ce qu’ils veulent, son autorité sera bientôt remise en question.

« Demi-tour », finit-il par ordonner.

Sa jument amorce déjà une volte-face sous les cris de satisfaction d’Helgi et d’Eluf. Mais les autres, eux, restent sur place.

« Attendez, murmure Herleif, émergeant de son habituelle discrétion. On a de la compagnie. »

Øren se retourne. C’est une véritable petite armée qui s’approche dans leur direction. La bande aurait encore largement le temps de fuir, si elle le souhaitait. Mais ses membres bouillant d’impatience sont déjà en train de sortir leurs armes.

« V’là qui va nous réchauffer un peu ! exulte Ragnar.

Le colosse à la peau d’ours se place à la tête du groupe. Tous descendent de leur monture. La troupe ennemie n’arrive à leur niveau qu’une demi-minute plus tard. Tous sont armés, et trop bien équipés pour n’être que des manants partis défendre leur village. Un étendard attire le regard d’Øren. Il sourit et caresse le manche de ses haches. Voilà qui s’annonce intéressant.

« Vos méfaits s’arrêtent ici, brigands ! tonne à leur tête un guerrier vêtu d’une jolie côte de maille, sur laquelle lesdits brigands lorgnent avec avidité.
— Voyez-vous cela, s’amuse le skald à côté d’Øren, et peut-on savoir au nom de qui votre joyeuse horde estime pouvoir nous occire ? »

Ce faux air interrogateur ne sert qu’à appuyer ses sarcasmes. Comme son chef, il a vu l’étendard et sait pertinemment à qui obéissent les soldats qui lui font face.

« Le roi Knut nous envoie pour débarrasser le Jutland des bandits que vous êtes, rétorque le lieutenant qui leur fait face, pas le moins déstabilisé du monde par le ton du barde. Vous n’avez que trop pillé et incendié en ces terres.
— Et qu’est-ce qu’y vous fait croire que z’arriverez à nous avoir là où ceux d’avant se sont plantés ? l’interpelle alors Helgi, moins bon rhéteur que son compagnon. »

L’homme qui leur fait face se tourne avec assurance vers sa cinquantaine de subalternes. Ragnar en profite pour se saisir de sa flasque personnelle. De l’hydromel mêlé à une demi-douzaine de champignons et d’herbes différents. Il porte le breuvage à ses lèvres et en fait couler une rasade le long de son gosier. Ses camarades sourient. Il est déjà trop tard pour arrêter Ragnar.

« RAAAAAAAAH ! »

Il ne faut pas plus d’une demi-seconde au géant pour s’élancer vers le porte-parole de l’escouade. Sa lourde épée à deux mains écrase l’air plus qu’elle ne la fend. Elle s’abat d’un coup violent sur le crâne du soldat, le brisant en même temps qu’elle l’expédie dans la foule qui se tient derrière. La côte de maille, elle, est intacte. Les guerriers royaux s’écartent et certains poussent un hurlement. Øren et ses compagnons se précipitent sur eux.

La première hache du chef se fraie un chemin jusqu’à la poitrine la plus proche, protégée par une armure si robuste qu’il lui faut lancer son autre bras à l’assaut d’une faille au niveau de l’aisselle. La lame tranche jusqu’au sommet de l’épaule et débarrasse son propriétaire de son glaive en même temps que du membre qu’il le tenait. La main restante se lève dans une fébrile tentative pour se protéger le visage ou implorer sa grâce. Ni l’un ni l’autre ne réussit et Øren n’a qu’à enjamber son corps encore chaud pour affronter le reste de la troupe.

Deux hommes se lancent et hurlent à l’unisson. Il s’accroupit pour éviter l’épée du premier, bondit pour esquiver la lance du second, et porte un coup de chaque hache sans prendre la peine de se redresser. Le couple d’assaillants tombe à genoux. D’une arme, il fend le visage de l’un à partir de son oreille, l’autre perd sa mâchoire broyée par l’acier et émet un son horrible et inarticulé pendant quelques secondes qui le séparent du coup fatal.

Autour de lui, ses compagnons s’en sortent tout aussi bien. Les couteaux que jette Eluf sont si précis qu’on les croirait aimantés. Chaque saillie de la lance de Geir arrache un hurlement de douleur à sa cible tandis que les attaques de celle d’Helgi les fait taire à jamais. Les deux frères dansent l’un autour de l’autre, leur pique respective tournoyant dans les airs avant de s’abattre comme la foudre.

Herleif est le seul à sembler en position délicate. À chaque ennemi qu’il envoie dans l’autre monde, il s’en trouve deux autres pour se jeter sur son épée. Acculé jusqu’à un tronc couvert de givre, il ne doit la vie sauve qu’au bond que fait Björn pour le rejoindre et parer les assauts de son bouclier.

Quant à Ragnar, il baigne dans une mare de sang où gisent çà et là des morceaux de corps humain. Autour de lui, six guerriers tétanisés regrettent déjà l’appétit de gloire qui les a menés ici. Ils s’élancent ensemble sur l’homme à la puissance d’un troll du mythique Jötenheim. Malgré sa taille, il est plus vif que n’importe lequel d’entre eux. Son épée à deux mains découpe le buste de l’imprudent le plus à droite et poursuit son chemin jusqu’à écraser les côtes de son voisin. Puis il ramène sa lame couverte de viscères vers lui pour parer deux haches et une épée. La pique, en revanche, creuse son épaule. Le visage du lancier s’illumine. Ragnar, lui, ne bronche pas : le berserker ne ressent pas la douleur.

Son arme imposante virevolte au-dessus de lui en projetant aux alentours une pluie de sang. Puis elle tombe sur le lancier, aussi lourde qu’un tronc d’arbre. Il n’en reste plus rien de reconnaissable. Les trois soldats lâchent leurs armes en même temps que leur vessie, mais sont fauchés par un coup circulaire avant d’avoir pu faire volte-face. Ragnar fête sa victoire par un grognement sourd. La peau d’ours qui le recouvre sert moins de vêtement que de seconde identité.

Les rangs ennemis fondent à vue d’œil. Les braves s’effondrent l’arme au poing, les couards disparaissent dans la forêt qui borde la route. Øren pare, attaque, bloque et contre-attaque. Il dévie, blesse, esquive et tue. Le norrois s’arrête, haletant, et croise le regard de ses prochaines victimes. Tous trois esquissent un mouvement de recul. Ils hésitent, puis s’élancent comme un seul homme. D’un coup de hache, il brise les jambes de l’un d’eux et se glisse hors de portée des deux autres. Avant même que le plus grand ait pu retrouver son équilibre, Øren lui tranche la jugulaire du bout de son arme. L’autre recule, prêt à se défendre. Le chef de la troupe lui jette sa hache. Il n’a que le temps de la stopper du plat de sa lame avant d’être frappé en plein crâne par la seconde.

Les muscles de ses bras fatiguent et la contusion qu’un des soldats a laissée sur sa tempe le brûle intensément. Il regarde autour de lui. La bataille a creusé la distance qui les séparait. Björn et Herleif font face à forte partie, Geir et Helgi se débarrassent de leurs derniers agresseurs, Eluf profite de l’accalmie pour détacher ses couteaux du crâne de ses cibles et Ragnar est introuvable. Sans doute poursuit-il les hommes de Knut qui ont fui après l’avoir vu à l’œuvre.
Øren éponge de sa manche son front ruisselant. Puis il s’immobilise, et son cœur cesse de battre lorsqu’il s’aperçoit qu’il n’a vu aucun archer depuis le discours du capitaine. L’instinct pousse sa tête vers les hauteurs. Entre les arbres, six survivants décochent à l’unisson. Trois flèches creusent la neige, une quatrième atteint Geir à la cuisse, une autre perce la cuirasse d’Øren au niveau de la clavicule. La dernière achève sa course en travers du cou d’Helgi, la pointe sanguinolente émergeant de l’autre côté.

L’aîné de la bande s’étrangle dans un son proche du gargouillis et s’effondre dans les bras de son frère. Celui-ci, tremblant et désespérément silencieux, le serre dans ses bras. Øren les observe, bouche bée, avant que la douleur de sa propre blessure ne se rappelle à lui. La pointe de fer est si enfoncée qu’il hésite quelques instants avant de la retirer. Plus loin lui parviennent les sanglots du muet. Ragnar surgit derrière les archers et Eluf le rejoint en lançant ses couteaux pendant que Herleif et Björn poursuivent ce qui leur reste d’opposants.

Øren respire profondément. Il tire d’un coup sec et la souffrance déjà insupportable se répand dans le reste de son corps comme un poison fulgurant. Le choc dure trois à quatre secondes, après quoi la douleur se concentre à nouveau sur sa clavicule. Il ne tient plus et s’écroule sur la neige plus rouge que blanche. Le flot qui s’écoule de sa plaie la teint encore davantage. Ses paupières se ferment sans son aval.

À son éveil, un étrange sentiment l’étreint. Comme un mélange de solitude, de lassitude et… d’hébétude. Le soleil est sur le point de céder sa place et le gris du ciel s’est encore un peu assombri. Sauf à l’endroit exact où Helgi gît, aux côtés d’un Geir assommé par la fatigue. Øren se redresse lentement, hagard et grinçant des dents à chacun de ses mouvements. Il scrute le halo cernant le lieu de repos du lancier. Une lumière l’éblouit, quelques mètres au-dessus du sol. Elle descend doucement, illuminant la prairie enneigée comme en plein jour. Øren voudrait lever une main pour se protéger les yeux, mais son corps n’obéit plus.

Il commence à comprendre. Un frisson le saisit. Combien d’années a-t-il attendu ce spectacle? Vingt ans? Trente ans? Peut-être est-ce depuis la mort de son père, ou peut-être cette fascination lui vient-elle de ces soirées qu’il passait, enfant, à écouter des skälds grisonnants chanter leurs légendes.

Musique : Valkyrie Profile - Epic Poem to Sacred Death (cliquez pour écouter la musique)

La lumière épouse le sol, aussi délicate qu’un flocon d’éther. Puis elle éclate et irradie les environs d’un éclat aveuglant avant de s’estomper. Devant le corps d’Helgi se tient une jeune femme aux cheveux d’or et à l’armure d’argent. Elle lui tourne le dos, mais Øren la devine très belle. Trop belle, peut-être, pour des yeux mortels. Il se lève péniblement et titube dans sa direction. Ses yeux parcourent les enluminures ouvragées de son armure.

Représentent-elles quelque scène de bataille, un paysage du domaine des dieux ou bien un motif abstrait? L’œuvre d’art qui couvre le dos de son armure est en tout cas si fine et si riche en détails qu’elle ne peut avoir été forgée par des mains humaines. Même ses jambières argentées, des cuisses aux chevilles, partagent ces divins ornements. Il voudrait s’approcher davantage, mais sa voix glaciale, claire comme le cristal, ne lui en laisse pas l’occasion.

« Pas un pas de plus. »

La Valkyrie ne frémit pas. Øren, lui, recule puis se met à la contourner, hésitant. Comme elle ne réagit pas, il accélère le pas et se trouve bientôt à sa droite. Son cœur s’arrête et une vive chaleur parcourt son corps lorsqu’il voit son visage de profil. Des traits fins, gracieux, une peau blanche et lisse, un petit nez et des yeux plus bleus qu’un ciel d’été. Voilà, songe-t-il, ce qu’on entend par une beauté divine. La déesse resplendissante tourne la tête vers lui. Il frissonne.

« Nos chemins se sont maintes fois croisés, humain.
– Comment ça? » s’entend-il répondre.

Cette fois-ci, c’est tout son corps couvert de métal étincelant qui pivote. L’armure s’adapte à ses formes féminines. Son visage est aussi magnifique qu’il est inexpressif. Lentement, elle articule :

« À chaque massacre que vous commettez, tes compagnons et toi, tu guettes ma venue et oses te présenter devant moi. »

Décontenancé, Øren n’en rétorque pas moins :

« C’est pourtant la première fois que je vous vois.
– À chacun de mes départs, j’ai emporté avec moi le souvenir de nos rencontres.
– Pourquoi?
– Parce que je sers Asgaard, et non la curiosité humaine.
– Pourtant tout Midgard est au fait de votre existence. La légende des Valkyries traverse les âges.
– Un conteur vaut bien mieux qu’un témoin. »

Ce disant, elle lève la main au-dessus de la dépouille d’Helgi. Les yeux clos, elle adresse une litanie muette au guerrier tombé au combat. Le cadavre luit d’une aura blanchâtre, de plus en plus vive. Puis c’est une petite lumière bleutée qui s’extirpe du lancier vaincu. Comme un minuscule feu follet qui rejoint de lui-même la paume ouverte. La Valkyrie ouvre ses paupières, examine l’âme et ferme soigneusement le poing. Øren n’attend pas qu’elle se soit à nouveau tournée vers lui.

« Vous allez effacer ma mémoire, maintenant, n’est-ce-pas?
– Je l’ignore, humain.
– J’ai un nom.
– Je le sais. Les âmes que je cueille sont chargées d’émotions et de souvenirs. Je porte en moi celles des compagnons qui vous ont fréquentés comme celles des braves que vous avez occis. »

Le mortel reste un instant interdit. Puis il finit par murmurer, les yeux égarés sur la neige rouge :

« Alors vous en savez long sur moi…
– Je connais vos méfaits. En outre, je sais qu’ils ont été motivés par le rêve insensé de vérifier les légendes qui portent sur nous.
– Peut-être. Soldat, puis bandit, en vingt ans, j’ai eu tout le temps moi-même d’oublier ce qui m’a poussé vers la voie de l’épée. »

À nouveau, la déesse d’argent reste silencieuse.

« Vous contenterez-vous d’effacer cette discussion de ma mémoire, l’interpelle-t-il, ou vengerez-vous les innocents que nous avons fauchés? »

Elle se tourne pour lui faire face. Sur son masque neutre passe un éclair d’hésitation.

« Si je te laisse ce souvenir, mortel, finit-elle par déclarer, persisteras-tu à me rencontrer?
– Je l’ignore… Je suppose… »

La Valkyrie lève la tête et écarte les bras.

« Bien. Alors que je ne te revoie plus devant moi, humain. »

Deux ailes de lumière lui poussent alors dans le dos. Les plumes éthérées battent l’air et la jeune femme à l’armure resplendissante prend son envol. Appelée par d’autres champs de bataille, elle s’estompe jusqu’à disparaître. La nuit tombe aussitôt. Un loup hurle, au loin.

« Chef ! »

Eluf apparaît entre deux troncs dévorés par le gel.

« Ragnar les a rattrapés à dix minutes d’ici. Ces types avaient aucune chance », lance-t-il, joyeux, en descendant le flanc de la colline.

Øren sent soudain le froid l’assaillir. Un froid où percent le dégoût, la peur et la honte. Il tombe à genoux et son regard se perd sur les corps qui l’entourent. Un océan de cadavres où jaillissent, semblables à des récifs, des armes enfoncées dans la neige. Ici une lame esseulée, là une lance à la hampe brisée. Il se sent sur le point d’être submergé, voudrait se lever et fuir le carnage. Mais le carnage le suivra partout, comme une bête bien dressée.

« Il y a un problème, chef ? Te voilà blanc comme… »

Le lanceur de couteaux allait compléter sa phrase par « la neige », mais d’un coup d’œil, il vit que celle-ci était plus guère blanche.

« Eh bien, eh bien ! Combien est-ce qu’il y en a ? Une cinquantaine ? C’est rare, une patrouille aussi grande. »

Øren se sent une soudaine envie d’expulser le contenu de son estomac. Il se retient et réussit même la prouesse de tenir sur ses deux jambes.

« C’est… je crois que c’est fini pour moi… s’entend-il murmurer.
— Comment ça ? Tu es blessé ?
— Non… Je pars. »

Le barde sourit quelques instants avant de s’apercevoir qu’il ne s’agit pas de quelque farce de mauvais goût. Il n’a pas le temps de manifester sa surprise qu’une silhouette entre dans leur champ de vision commun.

« Et à quoi doit-on ce revirement ? l’interroge Björn en essuyant la sueur qui inonde son front.
— Aucune idée », ment Øren.

La Valkyrie. Il ignore comment, mais après la vision d’une mythique vierge guerrière regagnant les cieux, sa vie lui semble effroyablement terne et sombre. Est-ce ainsi qu’il se voyait à quarante-trois ans ? Un guerrier usé, presque vieillard, menant la seule vie qu’il connaît ? Au fil des années, il s’est creusé entre le feu ardent du combat et le froid terrible qui s’ensuit un gouffre qui ne cesse de creuser. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il n’a plus esquissé le moindre sourire depuis des années. Cette vie le fatigue.

« Ça doit être l’âge, intervient Herleif, qui les a rejoints à son tour.
— Sigurd était un peu plus vieux, mais il est mort l’arme à la main, renchérit Björn.
— Je ne comprends pas, chef. Ça ne te plaît plus de te battre ?
— Si, Eluf. J’aime me battre, proteste-t-il d’une voix lasse. Mais je ne sais pas si j’aime encore me réveiller avec les narines emplies de l’odeur pestilentielle de ceux que j’ai assassinés. »

Plus personne ne dit quoi que ce soit. Un homme s’approche d’eux d’une démarche fantomatique. Ils tournent la tête. Geir les a rejoints. Sa lance est restée près du corps de son frère. Il lève la tête et regarde vers Øren. Ses yeux reflètent les mêmes émotions que les siens. Il l’a vue, lui aussi. Son hochement de tête est discret, mais Björn le remarque sans peine.

« Deux de moins ? Ragnar va pas être content. Il doit encore être sous l’effet de son breuvage.
— C’est pourquoi nous allons partir maintenant. Björn, je te laisse ma place.
— Merci, chef. Comme ça, je n’aurai pas à te tuer pour te la prendre », plaisante-t-il avec un sourire inquiétant.

Øren ne doute pas que l’ancien marchand ne s’en serait pas privé, si sous son commandement le groupe avait trop espacé ses pillages. Pas plus que Ragnar ou qu’Eluf. Il fait volte-face. Geir l’imite aussitôt.

« Je croyais que tu voulais rejoindre le Valhalla ?
— Ça m’importe peu, à présent. Saluez Helgi et Sigurd de notre part quand vous les verrez là-haut. »

Ils quittent la clairière ensanglantée et rejoignent le chemin en silence.

« Tu es un lâche, Øren, lance Björn d’une voix où l’on ne distingue plus la moindre plaisanterie. Si nos routes se croisent un jour, tu regretteras de ne pas être resté. »

Sa menace n’obtient aucune réaction. Le pénombre les enveloppe tous deux tandis qu’ils parcourent à rebours la route que la troupe suivait tantôt. Øren frissonne à nouveau. La déesse a réveillé quelque chose, au fond de lui. Une étincelle qui brûle de vivre une autre existence. Pour la première fois, il sent que sa vie n’appartient pas à ses haches, mais à lui.

*

La terre crisse sous les assauts de la houe. Dans le sillon fraîchement formé tombent quelques gouttes de pluie. Sa main, d’un geste devenu naturel, se porte vers son sac de graines. Il en saupoudre le sol, délicatement, veillant à espacer les futurs plants. Puis il se retourne pour observer le travail accompli et essuie la sueur qui couvre son front. Il est épuisé. Comme après chaque semailles.

À l’intérieur, l’âtre enflammé dévore les derniers restes d’une bûche. Quatre autres morceaux de bois attendent un sort similaire, bientôt rejoints par de nouveaux combustibles dès que Leif sera revenu de la forêt.

« Øren ? » appelle une voix dans la pièce attenante.

Sitôt assis, il se lève à nouveau pour rejoindre la cuisine. Brynja lui sourit doucement. Il l’enlace et l’embrasse sur la cicatrice qu’elle porte à la joue. Elle frémit, feint de le repousser, s’amuse de ce petit jeu de séduction dont elle est la proie autant que la prédatrice.

« Lâche un peu cette pauvre entaille, chéri. »

Il s’exécute, docile, sans cesser pour autant de la dévorer des yeux. Aux yeux du commun des hommes, Brynja n’est guère jolie. Les traits de son visage ont perdu de leur finesse au fil des épreuves que lui a imposées la vie. Fille de paysans, petite-fille de paysans, il lui reste la grâce d’une déesse des moissons et le charme modeste d’une femme indépendante. Non pas qu’Øren lui-même soit la beauté incarnée, à cinquante ans passés.

Le vacarme d’une porte ouverte à la volée met fin à leur intime entrevue. De l’embrasure de la cuisine émerge une immense barbe à laquelle est attaché un robuste visage.

« Éloigne-toi de ma fille, sale petit pourceau ! » tonne-t-il d’une voix puissante.

Øren n’en fait rien, et sa compagne ne tient pas plus compte que lui des consignes paternelles.

« Tu as ramené du bois, j’espère, vieux débris ? »

Leif plisse les yeux et tous deux s’observent dans une posture de défi. Lorsque le silence devient trop pesant, le nouveau-venu éclate d’un rire aussi tonitruant que la menace qu’il formulait plus tôt.

« J’abandonne ! T’es trop dur pour moi, Øren !
— J’ai des décennies d’expérience, sourit l’intéressé. »

Son beau-père hoche la tête. La question jaillit jusqu’au bord de ses lèvres, mais il ne la pose pas. Seule Brynja a eu vent de son obscur passé ; encore qu’elle n’en connaisse que quelques bribes, et pas les moins avantageuses. Ce n’est pas de Geir qu’ils tireront la moindre information. Ce dernier franchit à son tour l’entrée de la chaumière, presque sans un bruit. Le muet salue d’un signe de tête le trio attroupé sur le seuil de la cuisine, s’engage dans le couloir pour ranger ses outils et ressort peu après pour guider les bêtes dans leur enclos.

Le repas du soir ne diffère pas du menu habituel : des choux farcis à la bouille d’avoine, accompagnés par un reste de la carpe qu’a pêché Leif la veille. Il a fallu bien des mois pour que l’ancien bandit s’en accommode, et plusieurs années pour qu’il y prenne goût. De son ancienne vie subsiste le souvenir de la viande de bœuf ou de porc glissant sur sa langue. Le goût lui manquerait, si ces chairs appétissantes n’étaient pas chaque fois issues de forfaits qui aujourd’hui lui font honte. Cette réminiscence, en même temps qu’elle le fait saliver, le rembrunit davantage. Brynja s’en aperçoit et l’interroge du regard. Il secoue subrepticement la tête. Leif ne perçoit rien de ce dialogue silencieux, tandis que Geir fait mine de n’en rien voir. Tous les quatre mangent en silence.

*

« Encore un cauchemar ? »

La chaleur de sa voix dissipe l’effroi qui l’enserrait. Ses mains se décrispent, ses yeux cessent de tourner, mais la sueur n’a pas quitté son front.

« Tout va bien, Øren. Plus rien ne peut t’atteindre, ici. »

Il s’accroche à cette voix comme à une bouée. Un rayon de lune perce les ténèbres à travers leur fenêtre laissée béante. De l’extérieur lui parviennent mille sons de la nature, des insectes comme des oiseaux de proie. Brynja pose sa main contre la sienne. Une main puissante, la main d’une paysanne qui des décennies durant a cultivé le sol du Jutland. Une main douce, la main d’une femme qui des années durant a calmé son époux hanté par les fantômes de ses victimes.

« Il y en a tellement, Brynja… Tellement…
— Shhhht… C’était il y a longtemps…
— Certains… n’avaient pas d’arme… me suppliaient…
— Tu n’es plus le même aujourd’hui… »

Il n’y a ni déception, ni amertume dans sa voix. Ce qu’elle connaît de son passé, elle l’a accepté depuis longtemps. Ce qu’elle ignore, en revanche… Øren serre les dents. Il y a encore tant de choses dont elle ne sait rien, et qui ne méritent pas une once de pardon.

« Pardon… » gémit-il, sans savoir lui-même si ce mot s’adresse à sa compagne ou aux mânes qui le tourmentent.
Incapable de trouver le sommeil, il se blottit contre son sein. Les mains de Brynja glissent sur ses joues pour redresser son visage. Elle l’embrasse. À son tour, il caresse ses traits, suivant les fines rides qui déjà creusent ses joues et son front.

Ses doigts, à nouveau, s’égare le long de la cicatrice. Il l’effleure doucement, la suit jusqu’au nez… elle l’interrompt pour l’embrasser. Leurs lèvres ne se quittent que pour mieux se rencontrer à nouveau. Une fusion brûlante et moite nourrissant à chaque baiser la flamme qui les habite.

Le brasier grandit jusqu’à ôter de leur esprit toute notion d’espace et de temps, de bien et de mal, de vie et de mort. L’univers tout entier s’efface pour ne laisser qu’eux et leurs corps débarrassés de tout tissu inutile.

Brynja frémit de plaisir. Ses soupirs deviennent gémissements, de plus en plus proches. Ses mains s’accrochent encore davantage aux omoplates de son partenaire. Øren sent son souffle se perdre. Il plonge son regard dans celui de sa moitié et, hypnotisé, redouble d’ardeur. Un ultime et commun frisson, puis les deux amants s’endorment l’un contre l’autre.

*

L’écorce s’envole dans un craquement brutal et les deux parts égales basculent chacune d’un côté. Øren saisit les deux morceaux de bois et les jette sur la pile, puis c’est au tour d’une autre bûche. Son premier coup de hache ne l’entame qu’à peine. Le second y creuse une fissure nette. Le troisième s’enfonce à mi-chemin. Il s’arrête pour récupérer son souffle, diffusant autour de lui des nuages d’air chaud. Le quatrième et le cinquième coup prolongent un peu plus la faille, tandis que le sixième sépare définitivement les deux morceaux. Six coups. Leif et ses énormes bras n’auraient pas fait mieux.

Quatre autres bûches subissent le même sort avant qu’il n’atteigne les limites de son corps. Ses poumons cherchent de l’air, les battements contre son thorax sont frénétiques, sa vision se trouble. Il lui faut s’asseoir, l’hiver a étalé partout son voile blanc.

La main serrée contre son cœur, Øren titube en direction de la chaumière. Sa démarche se fait plus lente, ses jambes plus lourdes. Il s’arrête en même temps que son cœur. Ses genoux s’enfoncent dans la neige. Son corps tremble, puis se calme peu à peu. Øren reste quelques minutes ainsi agenouillé, ruisselant, les yeux rivés sur le sol blanc en-dessous de lui. Enfin, il se lève et poursuit sa route vers la porte.

Le bon sens l’exhorte à discuter le plus tôt possible de cet incident à ses camarades – ne serait-ce qu’à Brynja. Celle-ci l’attend dans leur chambre. Il n’a pas le temps de prononcer le moindre mot qu’elle lui prend la main, la pose sur son ventre et lui sourit. Tout ce qu’il avait à dire s’envole en un instant.

*

Rarement leur repas a été si agité. Après chaque bouchée, Leif hurle, propose un prénom, jure et dévore un nouveau morceau. Aucune de ses propositions ne convainc la tablée, mais il ne se gêne pas pour en tenter cinq, dix, vingt autres du même acabit.

« Oh ! Oh ! Et pourquoi pas Adalrik ?
— Je ne sais pas trop… murmure sa fille tandis qu’Øren, lui, s’abstient de tout commentaire. Et puis on ne sait même pas si ce sera un garçon ou une fille…
— Un garçon ! rugit-il. Ce sera un garçon, sûr et certain ! »

Elle caresse du bout des doigts son ventre arrondi. Le couple aurait difficilement pu le leur cacher plus longtemps. Deux mois après la découverte, ni l’un ni l’autre n’a toujours la moindre idée de prénom.

« On a encore le temps d’y réfléchir, finit par lâcher l’époux en haussant les épaules.
— J’suis sûr que ce sera un grand guerrier ! clame Leif, comme s’il n’avait pas écouté son gendre. »

Brynja et Øren échangent un regard éloquent, puis ce dernier secoue la tête.

« Ce ne sera pas un guerrier.
— Quoi ? Mais pourquoi ? T’en as bien été un, toi !
— C’est bien pour ça que je veux lui éviter la vie que j’ai mené. »

Le beau-père, grommelant, cherche du soutien auprès de Geir. Ce dernier détourne les yeux.

« Enfin, il aura la vie qu’il veut, concède enfin l’ancien chef de bande. Mais qu’il ne compte pas sur moi pour lui vanter la voie du sang. »

… Ni pour lui raconter les histoires de Valkyrie qui l’ont bercé enfant. La moue du vieil homme se transforme en grimace. Du bout de la fourchette, il joue avec les restes de smalahove. Il ne reste plus grand-chose de la tête d’agneau calcinée et fumée, ni des rutabagas qui ont accompagné son service. Geir porte la chope d’hydromel à ses lèvres. À grande annonce, grand repas, même s’ils ne sont que quatre pour s’en délecter. C’est Øren qui a insisté, il y a bien longtemps, pour s’installer sur une colline dépeuplée, à deux heures de marche du plus proche village. Dans sa précédente vie, jamais ils ne s’éloignaient des chemins pour chercher de quoi piller.

« En tout cas, moi j’dis que ce gosse-là sera un solide gaillard ! T’es pas d’accord, dis, Geir ? »

Le muet dodeline doucement de la tête ; un mouvement à mi-chemin entre l’acquiescement et la somnolence alcoolisée. Leif, lui, achève sa choppe d’un seul trait, puis soupire de plaisir.

« Il aura la belle vie ! »

*

Seul dans l’océan de laine, il progresse difficilement. Les vagues ouatées se frottent contre lui, le poussent, manquent de le renverser. Et les bêlements, chaque seconde, deviennent assourdissants. À contre-courant, Øren quitte la masse laiteuse pour rejoindre les brebis égarées. Une par une, celles-ci gambadent vers l’enclos. Le berger improvisé les compte en même temps qu’il ferme l’enclos.

« Vingt-six… vingt-sept… vingt-huit… »

Parvenu à trente-et-un, il verrouille l’enceinte et s’en détourne pour se diriger vers la chaumière. Il surveille en chemin le rythme de son cœur, comme chaque jour depuis sa mésaventure, il y a de cela sept mois. Rien à signaler au niveau de sa poitrine, mais la douleur lancinante qui persiste dans sa jambe le gêne dans sa marche. Øren songe aux travaux qu’il lui faut réaliser sur le toit de la maison. Mieux vaudrait s’en charger avant l’été. Geir aurait pu s’en occuper, s’il n’avait pas été occupé ces dernières semaines à sillonner la région, à la recherche de chevaux pour remplir l’étable que Leif, Brynja et lui ont bâtie.

Un hennissement lointain le retient au moment où il approche la main de la poignée. Six chevaux montent lentement la colline. Il songe d’abord à des soldats royaux venus prélever quelque obscure taxe, mais son cœur s’arrête lorsqu’il reconnaît trois des visages venant à sa rencontre.

« En voilà, une surprise », le salue Björn sans descendre de sa monture.

Son ancien camarade, pourtant, ne semble pas si étonné. Pas autant, du moins, que ne l’est Øren.

« Je vous avais bien dit, que c’était Geir que j’avais vu à Rikheim, lance Eluf d’une voix suffisante. Il suffisait juste de le suivre. »

Ragnar, derrière eux, n’émet qu’un grognement en guise de réponse. Tous les trois ont pris de l’âge, quelques rides et un nombre conséquent de cicatrices. Aucun, pour autant, n’a perdu la flamme qui animait leurs yeux il y a encore douze ans. Au vu du temps qui s’est écoulé depuis leurs adieux, il n’y a rien d’étonnant à ce que les trois autres membres du groupe lui soient complètement étrangers.

« Qu’est-ce que… pourquoi vous… tente d’articuler Øren en clignant des yeux.
— T’as atrocement vieilli, « chef », se contente de commenter Eluf.
— Qu’est-ce que c’est que ça, Øren ? Une ferme ? C’est pour ce genre de vie que tu nous as laissés tomber ? assène

Björn avec tout le mépris que sa voix est capable d’exprimer.

— Avant, quand t’étais quelqu’un de respectable, on aurait rasé cette colline et emporté tout ce qu’elle recelait, enchérit le barde.
— Au contraire, parvient à répondre le fermier. Au contraire, je suis devenu plus respectable qu’avant. J’ai rempli le vide de mon existence. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est de cultiver la terre, de ne dépendre que de son propre labeur et pas de celui des autres, de construire plutôt que de détruire, de donner la vie plutôt que de la prendre. Vous ne savez pas ce que c’est de vivre comme un honnête homme plutôt que comme une bête au cœur de la meute. »

Björn le jauge du regard, la bouche crispée par le dégoût.

« Si nous n’étions pas d’anciens compagnons, je ne t’aurais même pas laissé finir ton petit discours. Geir et toi n’êtes plus des hommes. Vous êtes devenus des esclaves, tout juste bons à remplir un grenier pour le premier pillard venu.
— Les esclaves, ici, ce sont plutôt vous. Vous obéissez servilement à vos plus bas instincts, prisonniers d’une vie de violence à laquelle vous n’avez pas le courage de vous soustraire.
— Ça suffit ! finit par tonner Ragnar. Son puissant cheval s’approche, bousculant ceux de ses camarades. Ce type est pas l’Øren que j’connaissais. L’Øren que je connaissais est mort, et lui, il va le rejoindre !
— Pas tout de suite, Ragnar, lui souffle le chef de la bande. Laissons-lui une dernière chance. Nous reviendrons demain, à la même heure. Tu as le choix. Soit tu nous rejoins, soit nous prenons tout ce qui se trouve ici. Tes bêtes, tes récoltes… »

Il marque une pause, hume l’air et poursuit :

« … et aussi la traînée en cloque qui nous observe derrière la fenêtre. Nous prendrons tout, Øren. Tu sais que nous en sommes capables. Il n’y a pas de troisième option.

Les trois membres inconnus du groupe se contentent de l’observer, l’air mauvais. De l’absence d’Herleif, il déduit que l’ancien esclave n’a pas survécu aux douze années de combats incessants. Il n’a pas l’ombre d’une hésitation avant de livrer sa réponse.

« C’est d’accord. Je vous en attendrai demain. Vous méritez tous une mort digne, une mort de guerrier. Voilà tout ce que vous obtiendrez de moi. »

Eluf ricane et Ragnar fulmine. Un bandit, à ses côtés, lâche un juron. Björn, lui, ne cille pas.

« Très bien. Je n’avais pas l’intention de t’épargner, de toute manière. »

Sur ces mots, les six chevaux font demi-tour et s’éloignent en descendant la colline. Øren entend à peine la porte de bois s’ouvrir dans son dos.

« Tout va bien ? s’alarme Brynja.
— Non, mais ne t’inquiète pas. Dès demain, tout sera réglé.
— Qu’est-ce qu’ils nous voulaient, Øren ?
— Nous soumettre.
— Mais… pourquoi ?
— Ce sont… mes anciens camarades. »

Elle reste un instant interdite, puis jette un dernier regard sur les cavaliers s’éloignant en bas du chemin. Son époux est doucement ramené à l’intérieur de la maison. Leif et Geir les y attendent. Le regard de ce dernier en dit long sur ses remords.

« Tu n’as rien à te reprocher, Geir. Il fallait bien qu’ils nous trouvent un jour ou l’autre. Voyons ça comme une opportunité. Demain, nous pourrons enfin mettre un terme à… toute cette histoire. »

Avant que l’intéressé n’ait pu acquiescer, son aîné barbu se lève brusquement. Peu s’en faut pour qu’il attrape une hache et la lève au ciel.

« Je me fous de savoir si ces salopards ont été vos amis ou pas ! S’ils reviennent ici, j’saurai les recevoir !
— Non, l’arrête Øren. Ce problème ne concerne que Leif et moi. Il est hors de question que vous vous en mêliez. »

Un rire amer s’échappe de la gorge de Brynja. Tous se tournent vers la future mère, qui les gratifie d’un sourire assuré.

« Est-ce qu’il faut te rappeler, mon amour, comment j’ai obtenu cette cicatrice ?
— Ça… ça n’a rien à voir ! bafouille Øren. Ils étaient… ils n’avaient aucun lien avec…
— Mais vous nous avez sauvés, mon père et moi. »

Il baisse la tête. Quelques mois à peine après leur nouveau départ, Geir et lui étaient tombés sur une ferme en proie aux flammes. Neuf brigands l’assiégeaient, enragés par la résistance féroce que leur offraient ses quatre habitants. Les deux vagabonds s’étaient joints aux efforts de la famille. Ni la mère, ni le petit frère n’avaient survécu à l’assaut, mais Brynja et Leif les avaient rejoints pour créer un nouveau foyer, loin de là, sur une colline isolée que nul ne viendrait piller. Jusqu’à aujourd’hui.

« Désolé, ma douce, mais tu es enceinte, je ne peux pas…
— On n’est que quatre. Je peux faire la différence. Ne t’inquiète pas, je me tiendrai éloignée. »

Là-dessus, elle leva l’arbalète qu’elle était partie chercher à l’arrivée des six guerriers.

« Brynja, je… ce n’est pas…
— Je veux défendre ma maison, ma famille, notre futur enfant. Ils ne repartiront pas de cette colline, Øren. »

La main de la paysanne se referma sur la sienne. Il posa son front contre celui de sa moitié.

« Non, ils ne repartiront pas de cette colline. »

*

Au-dessus de leur tête, le ciel hostile menace à tout moment de déverser sa haine. Leif ne tient pas en place et Geir scrute au loin. Øren, lui, caresse le manche de sa hache. Celle-là même qu’il s’était juré de ne plus utiliser pour ôter la vie.

« Ils seront là d’une minute à l’autre, marmonne-t-il en raffermissant sa poigne.
— Qu’ils viennent… qu’ils viennent, s’ils l’osent ! » crache son beau-père entre ses dents, balançant sa longue épée de gauche à droite.

Comme s’ils n’attendaient que cette provocation pour se montrer, les six cavaliers paraissent bientôt à l’horizon. Lentement, Björn en tête, la troupe monte la colline.

« On dirait que tu n’as pas changé d’avis », commente ce dernier.

Son futur adversaire ne répond pas. L’ancien marchand, vieilli de douze ans, se permet un large sourire.

« Sage décision. À défaut de vivre avec honneur, tu mourras avec honneur. »

À partir de cet instant, songe Øren, tout ira vite. Beaucoup trop vite pour mes yeux fatigués. Alors qu’il n’a jamais prié au cours de sa vie précédente, il implore Odin de lui prêter un fragment de sa force divine.

Les six descendent de cheval, mais Björn n’a pas encore fait un pas vers lui qu’il doit contrer le fer de la lance de Geir. Ragnar le bouscule pour se précipiter devant son ancien chef, qu’il domine largement en taille. Ses pupilles rétrécies sont presque invisibles, noyées au milieu du blanc qui remplit ses yeux. Le berserker a donc avalé quelques rasades de son étrange mixture.

Il pousse un hurlement de bête et lève son immense épée avant de l’abattre. Au contact du sol, l’épée broie la terre sur deux mètres de longueur. À l’esquive d’Øren succède un coup brutal dans la hanche du géant. Du sang s’en écoule. Ragnar ne s’en aperçoit même pas. Son arme se lève si brusquement qu’elle agite l’air. Il l’abat encore, et encore, et encore sans jamais parvenir à toucher Øren. Celui-ci se concentre tout entier à esquiver pour mieux trancher, tailler et affaiblir le colosse dès que l’occasion se présente. Parer ces frappes sauvages est inutile, à moins qu’il veuille perdre l’usage de ses membres.

Un éclair noir entre dans son champ de vision. L’un des trois nouveaux bandits se précipite vers lui pour l’empêcher d’esquiver. Øren n’a pas besoin de s’occuper de lui, car il cesse net sa course, un carreau d’arbalète planté dans l’œil.
Il évite un nouvel assaut de la bête sauvage, se faufile derrière ses jambes et plante sa hache derrière le genou. Un homme ordinaire aurait vu la moitié de sa jambe s’envoler, mais Ragnar se contente de pousser un cri inhumain. Ralenti, mais plus furieux que jamais, il redouble d’ardeur et ses coups frénétiques, n’en deviennent que plus imprévisibles. Tout juste aperçoit-il, du coin de l’œil et entre deux bonds, la lame de Leif dépasser du dos d’un autre inconnu.

Un énième tourbillon de l’immense épée projette sur lui une rafale de vent. À la suivante, il s’abaisse, se glisse derrière sa cible, prend de l’élan et frappe à nouveau derrière l’articulation de son autre jambe. Cette fois-ci, Ragnar ne se contente pas de hurler et perd l’équilibre. Øren prend de l’élan avant d’enfoncer son arme dans la jugulaire du titan. Elle lui semble plus dure qu’un os. Le cri devient plus bestial encore et, malgré le torrent sanglant qui s’écoule de son cou, le berserker se relève en grognant. Ses mouvements ralentissent mais ne perdent rien de leur fureur.

« C’est fini, Ragnar… » murmure le vieil homme en se dérobant à la sixième attaque consécutive.
À nouveau, il se retrouve dans son dos et frappe le cou, au même endroit. La fente devient un gouffre. Ragnar gémit, haletant, rugit une poignée de mots incompréhensible et s’effondre comme un ours, ébranlant la colline de tout son poids.

Geir est toujours aux prises avec Björn et Leif peine à suivre le rythme que lui imposent les deux couteaux d’Eluf. Quant au dernier des nouveaux-venus, il gît plus loin, la poitrine percée par deux carreaux.

« Tu ne m’amuses déjà plus, vieil homme », crache le barde sur un ton méprisant.

Si le spécialiste des couteaux l’avait voulu, il aurait probablement tué le vieillard dès le premier coup. Mais il a préféré jouer avec sa proie, et son ancien supérieur lui en sait gré.

« Quoi ?… Øren ? couine-t-il en le voyant s’approcher. Qu’est-ce que… Comment Ragnar a pu… ? »

Il n’a pas le temps d’achever sa phrase. Sur ce corps frêle et svelte, le cou se détache bien plus facilement. La tête atterrit en contrebas et roule, lentement, jusqu’au pied du petit mont.

« Mer… merci… » gémit son beau-père avant de s’effondrer, terrassé par la peur, la fatigue, l’âge et la douleur des blessures superficielles.

Au même moment, Geir s’écoule à son tour. Un filet rouge s’échappe de son épaule en charpie. Björn, victorieux, se tient au-dessus du muet.

« Je plains Helgi, murmure-t-il à l’adresse des deux hommes. Quel supplice cela a dû être, pour lui, de voir d’en haut son frère réduit à l’état de serf. »

La pointe de son épée caresse sa gorge. Geir ferme les yeux, prêt à accepter son sort. Mais pas Øren.

« Arrête, Björn ! Ton adversaire est ici !
— Mon adversaire attendra. Je dois réparer l’infamie que celui-ci a infligé à sa famille. »

Une hache vole dans sa direction. Il la dévie sans mal, laissant le temps à Geir de s’écarter d’une roulade. À peine s’est-il relevé qu’un violent coup de pommeau lui fait perdre ses dernières forces. De la lame, Björn doit bientôt parer les furieux assauts de son prédécesseur.

Øren vise le bras droit, la hanche gauche, la jambe droite, le cou, l’épaule gauche, et par intermittences la tête, mais rien n’y fait : Björn parvient à repousser tous ses assauts sans plus réussir les siens. Ils combattent ainsi presque une trentaine de secondes, à niveau égal, se tournant l’un autour de l’autre dans une danse furieuse.

« Merde, Øren ! Si Sigurd te voyait… ! »

Il n’obtient pour seule réponse que des coups plus puissants encore.

« Il y a douze ans, tu m’aurais écrasé ! C’est cette gueuse qui t’a affaibli ? »

Øren lance son bras plus vite à chaque assaut. Il serre les dents si forts que le goût du sang parfume sa bouche.

« Crois-moi, mon vieil ami, elle est bien mieux avec ce couteau en travers du cœur. »
Björn n’a pas l’occasion de rire. Sa grimace s’étrangle lorsque la hache de son ennemi se plante au milieu de son visage.

Le paysan ne prend pas le temps de retirer son arme du crâne fendu.

Musique : Valkyrie Profile - Behave Irrationally (cliquez pour écouter la musique)

« BRYNJA ! »

Adossée, au sol, contre la porte ouverte, elle a déjà perdu bien trop de sang. Pire, elle a perdu son sourire. De la petite lame plantée dans sa poitrine coule un filet écarlate qui s’étire jusqu’à son ventre rond. Ses yeux, restés ouverts, sont rivés au sol.

« BRYNJA ! »

La colline s’assombrit quelques secondes avant de s’illuminer. Un froid étrange envahit les lieux. Øren ne se retourne pas lorsque la lumière éclatante qui se pose sur le sol se transforme en jeune femme d’une beauté inégalée.

« Partez », ordonne-t-il.

Un vent glacial souffle, dans son dos. La Valkyrie s’approche à pas lents.

« Les mortels ne me donnent pas d’ordre, rétorque-t-elle.
— Dégagez ! Je vous interdis de l’approcher ! »

Comment a-t-il pu la trouver belle ? La déesse lui semble d’une pâleur cadavérique. Son visage est lisse, inexpressif et d’une finesse suspecte. Chaque mouvement de son armure argentée s’accompagne d’un tintement horripilant. Même les somptueux ornements dont elle est couverte lui font l’effet de ridicules fioritures.

« Par respect pour ce que tu as fait de ta vie, humain, je ne prendrai que son âme, et pas celle des guerriers qui vous ont attaqués. Ils méritaient pourtant leur place au combat final des dieux. »

Une larme tombe sur le visage de la défunte. Une seconde s’y dépose à son tour, coulant le long de la cicatrice, ce sillon de chair qu’il a tant chéri. Sa femme. Une paysanne, qui a vu autant d’hivers que lui. Il pose son front contre le sien. Songe à ses mains fortes. Ses hanches fermes. Son sourire chaleureux. Et puis son ventre arrondi. Et plus rien, alors, n’arrête le ruisseau salé.

« Les émotions humaines n’ont pas leur place dans le plan des dieux.
— Je me contrefous de tes dieux ! lui hurle-t-il. »

Il s’est enfin retourné, dévoilant à l’être mythique son visage bouffi par les larmes.

« Ma déesse est morte et je te laisserai pas l’emmener !
— Ne te comporte pas de manière irrationnelle, humain.
— Retourne d’où tu viens, charognarde ! »

La Valkyrie reste de marbre. Lentement, elle dégaine son épée. Sa lame étincelante et son pommeau d’or serti de joyaux l’aveuglent presque. Une arme magnifique, à l’image de sa propriétaire.

« Elle ne veut pas de votre Ragnarök ! rugit-il à l’adresse de la Déesse de la Mort. Pas plus que moi !
— C’est regrettable. »

Il ôte du corps de sa bien-aimée le couteau fatal et le serre contre lui. La Valkyrie ferme les yeux. Aveuglé par la haine, la colère, la tristesse et le désespoir, il se jette sur elle.
La douleur se répand doucement dans son corps. Elle gagne ses membres un par un jusqu’à atteindre ses mains et ses pieds. Son corps lui paraît si lourd. Il tombe, s’accroche à l’épaule de sa meurtrière, laissant sur sa cuirasse une paume ensanglantée. Celle-ci ne cille pas. Øren glisse jusqu’au sol, aux pieds de la déesse. Elle l’enjambe et rejoint Brynja. Tout au plus peut-il tendre la main dans sa direction, l’implorant silencieusement de la laisser hors des conflits divins. Mais qu’elle l’entende ou non, la Valkyrie ignore sa requête. L’âme de la paysanne quitte son corps pour se loger au cœur de celle qui l’a récoltée.

« Bryn… ja… »

Sa vision se trouble, sans qu’il sache si ce sont les larmes ou l’imminence de sa mort qui en est à l’origine.
La Valkyrie retourne sur ses pas. Elle se penche sur lui. Son visage froid n’exprime pas l’ombre d’un sentiment.

« Pitié… laissez-la… par… tir… »

Elle secoue la tête.

« C’est impossible. »

Sa main retombe contre le sol. Sa voix se perd. Ses forces l’abandonnent. Il se sent partir à son tour. De sa gorge brûlante, Øren ne parvient même plus à formuler la moindre supplication. Son cœur cesse de battre.

« Cependant… » ajoute-t-elle pour elle seule.

Elle tend la main, et l’âme du vieil homme, lentement, émerge de sa poitrine. Une âme fatiguée, qui a perdu de son éclat.

« Aucun homme qui assaille une Vierge Guerrière, dit-on, ne peut espérer de place au Valhalla. Je vais faire une exception pour toi. »

La sphère lumineuse se pose sur sa paume. Elle la referme délicatement, et lève la tête.

« Tu la reverras bientôt, Øren. »

La Valkyrie quitte le sol, et de son dos émergent deux grandes ailes éthérées. L’air bout lorsqu’elles s’agitent, et que l’être de lumière s’envole pour rejoindre le domaine des dieux.

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