L’Envoûteur d’Ombres – I – Aube

 


Date : De Janvier 2015 à Décembre 2015
Longueur : 8 725 mots, 1 267 vers
Une constellation toute entière descend des cieux et s’échoue au milieu d’une forêt, prenant la forme d’un petit garçon amnésique. Seul et perdu dans un monde inconnu, peuplé de créatures peu semblables aux humains, il ne doit son salut qu’à son ombre. Son reflet sur le sol, animé d’une volonté propre, semble savoir tout ce que Sydrien ignore. Y compris sur les sources de son étrange pouvoir. 


Chapitre 1 — L’Éveil

Le grand voile noir qui tous nous surplombe
Tient autant de mystères que d’étoiles :
Il est rare que de cette sombre toile
Une pluie brillante jusqu’au sol tombe.

Ce soir, une entière constellation
S’échoua au cœur d’une calme forêt.
Vingt points lumineux, unis en un rai,
Frappant la terre de cent vibrations.

L’éclat dissipé, sur l’impact gisait
Un petit garçon resté assoupi,
Livré à son sommeil sur un tapis
De feuilles mortes et de bois brisé.

La pleine Lune acheva sa veillée,
La forêt, muette, bruissa de nouveau.
Le soleil illumina les pavots
Et poussa l’enfant à se réveiller.

S’entrouvrirent deux yeux d’un bleu laiteux
Sous un fin rideau en mèches de jais.
Huit ans, ou neuf, mais guère plus âgé,
Il ne portait que des habits miteux.

Un œil puis l’autre, il frotta vivement
Et bâilla, bâilla, à n’en plus finir.
Le garçon n’avait aucun souvenir
Mais perplexe, il se mit en mouvement.

Le doute l’étreignit après trois pas
Trop de questions martelaient son esprit.
L’angoisse le saisit, et il comprit
Qu’il avait échappé à son trépas.

Dans sa mémoire venait de rejaillir
La trace lointaine d’un grand danger.
L’amnésique toujours s’interrogeait
Lorsque sous ses pieds vint poindre un soupir.

« Ton long sommeil enfin s’achève,
Voyageur du pays des rêves. 
— Qui parle ? Es-tu invisible ?
— Je suis plutôt ostensible.  »

L’enfant surpris sonda les alentours
Mais son regard ne perçut rien de plus
Qu’un grand cercle de chênes vermoulus
Les dieux facétieux lui jouaient-ils un tour ?

« Plus bas, sous tes yeux.
 — Vous mentez, odieux !
 — Non, je suis sérieux.
Au sol, scrute mieux. »

Regard baissé, il surprit son ombre
Lever une main noire et l’agiter
Il recula, aussitôt imité
Par l’alter-ego étrange et sombre.

« Curieux compagnon,
Où que j’aille, tu viens.
— C’est là mon rôle, non ?
Suivre comme un chien.
— Qui es-tu, sinon ?
— Je suis Sydrien  
— Un drôle de nom !
— C’est aussi le tien
Souviens-t’en, ânon ! 
Moi je n’oublie rien » 

Le garçon, yeux clos, fouilla sa mémoire,
L’opaque brouillard de ses souvenirs,
Mais sans que ne cessent de s’obscurcir
Ces vestiges, fugaces et aléatoires.

La révélation le prit par surprise :
Un nom, entre deux images diffuses,
De quoi réveiller son âme confuse.
L’apparition ne s’était pas méprise !

«  Une ombre qui parle et qui en sait tant !
Ce curieux fait survient-il tout le temps ?
 — Seulement chez des êtres exceptionnels.
— Peux-tu expliciter cette nouvelle ?
— De mes lèvres scellées par le secret
Ne glissera aucun aveu concret.
Pour l’heure, je suis obligé de me taire.
Tu n’es pas un être humain ordinaire.
— Pourquoi t’obstiner à tout me cacher ?
— J’ai promis ; nul besoin de te fâcher.
— Révèle-moi au moins quel est ce lieu !
— Cela je l’ignore, seuls savent les dieux.
— Où sont mes parents ? Mon père et ma mère ?
— Nous les chercherons, cesse d’être amer. »

Le garçon vexé s’apprêta à répliquer
Lorsqu’une voix cueillit son attention :
« C’était ici, soyez prêts à l’action
Ne le laissez pas vous éradiquer. »  

L’échange prenait sa source non-loin,
Au-delà des haies bordant la clairière.
« Tu ne fuis pas ? » s’enquit l’ombre par terre.
« C’est une méprise, tu en es témoin. »  

Tourné, il se tint prêt sans peur aucune.
Des buissons émergea un visage
La peau verte marquée d’un tatouage.
« Un Orc » soupira l’ombre, « Quelle infortune ! ».

« Fausse alerte, c’est qu’un gosse ! » rugit la bête,
« Ou une illusion, restez vigilants. »
L’inconnu approcha, mais fut trop lent,
Sydrien fila comme une comète.

Entre les troncs, un chemin de verdure ;
Il courut, talonné par son reflet,
Jusqu’à atteindre déjà essoufflé
Le dos d’un grand abri de pierre dure.

Il attendit, contre la mousse verte
L’oreille aux aguets, le cœur déchaîné
Cherchant des yeux sa projection innée
Effacée dans celle du roc inerte.

Quel obstacle que sa piètre endurance !
Vingt pas de plus et ses jambes cédaient,
Il devait trouver comment s’évader
En espérant un heureux coup de chance.

« Je sens son odeur.
— T’es un fin flaireur !
— Au vu de l’aigreur,
Il doit avoir peur
— Ce serait une erreur ?
— L’immense lueur
D’il y a sept heures
M’a laissé songeur.
Traquons ce rongeur
Et ce, sans qu’il meure. »

Les deux voix caverneuses, devenues proches
Arrachèrent au garçon un frisson.
Qu’il reste ou qu’il fuie, de toute façon,
Ils le verraient sitôt passée la roche

À droite, l’herbe remua sous leurs pieds.
Sydrien détala à sa gauche, preste,
Sans que les Orcs surprennent l’enfant leste.
Car ce sont ses empreintes qu’ils épiaient.

« Plus vite ! » murmura sa noire silhouette
Surgie au sol sitôt quitté l’abri.
Mais aussi fragile qu’un colibri,
Il trébucha et tomba sur la tête.

Lorsqu’il releva les yeux, étourdi,
Dix orteils immenses occupaient sa vue.
Plus haut, un colosse, d’esprit dépourvu
Le dévisageait, l’air abasourdi.

« Jô ai trouvé ! Pôtit enfant !
— Je te félicite, Gop, mon grand,
Les Trolls regorgent de talents.
— Vrai ça, chef ! Jô chuis com-pé-tent ! »

Le géant, à peau grise, rit bêtement,
Tandis que l’Orc vert aperçu tantôt
Hurla : « Mais c’t’un Déchu, ce zigoto ! »
Son chef au teint rouge bondit : « Comment ?! »

«Déchu ? C’est faux, je ne suis rien de tel !
Je suis humain, n’est-ce-pas évident ?
— Très drôle, petit, tu as du répondant,
Il semble qu’en mensonges tu excelles. »

« C’est la vérité, vous y restez sourd !
— Alors admettons que tu sois sincère,
Vérifions ton dos, de cette manière
Je saurai si tu nous joues quelque tour. »

L’enfant peinait encore à comprendre.
Il n’était pas remis de sa capture
Qu’on doutait déjà de sa vraie nature !
« Sois tranquille, je ne vais pas te mordre. »

L’Orc sans gêne toucha ses omoplates.
« Je ne sens ni marques ni cicatrices ! »
Puis il souleva l’habit, sans malice.
« Ce garçon-ci ne porte aucun stigmate ! »

« Cicatrices ? Stigmates ? De quoi parlez-vous ? 
— Alors t’avais donc pas menti, gamin !
— Je vous ai bien dit que j’étais humain !
— Il était dur de te croire, je l’avoue.

« Pourquoi ? Qu’ai-je de si incroyable ?
— Nul n’a vu d’humains depuis trois-cent ans !
Je connais quelqu’un, très riche, soi-disant,
Qui paierait un prix considérable ! »


Chapitre 2 — Étrange Escorte

Le paysage n’avait que peu changé
Depuis son brusque rapt, tôt ce matin.
Les trois ravisseurs, rêvant d’un butin,
Menaient la marche entre les chênes âgés.

L’enfant flottait, enfermé dans l’emprise
D’un Troll benêt dont la main peu agile
Serrait sans aucun mal son corps fragile.
Les Orcs marchaient, rafraîchis par la brise.

« Pourquoi enfin gardez-vous le silence ?
Ne puis-je pas prétendre à des réponses ?
— Certes, mais celles-ci risquent d’être absconses.
— Dites, alors, n’ignorez pas ma présence. »

« Mes comparses et moi sommes des bandits
Mus par la force des choses à voler,
Ou chasser dans des terres isolées.
— Ou traquer des enfants trop étourdis… »

« Notre rencontre est le fruit du hasard,
Nous voulions capturer tout autre chose.
 — On était tous les trois en pleine pause
 Mais cet éclat nous a paru bizarre ! »

« Un éclat ? — Oui, qui nous a éblouis.
C’est lui qui nous a menés droit vers toi,
Curieux personnage seul et sans toit.
— Que cherchiez-vous au milieu de la nuit ? »

Le chef tourna vers lui, sans ralentir,
Sa tête rouge, criblée de cicatrices.
« Une entité magique et destructrice.
C’était idiot. Nous aurions pu mourir… »

« Est-elle puissante ? — Elle est mise à prix.
Voilà bien trop longtemps qu’elle ravage
Ce monde qu’elle aimerait voir sauvage
La lueur blanche nous a tous surpris. »
 
« Car il s’agit là de sa signature
Mon groupe s’est aussitôt mis en route
Mais sur place, et soudain saisi d’un doute
Nous t’avons trouvé en pleine nature. »

« J’ai ouvert les yeux, la mémoire vide
Et ignore tout de ce monde étrange.
— Je ne t’en chanterai pas les louanges,
Pour y survivre, il faut être solide. »
 
« J’en sais quelque chose, vous comptez me vendre !
— On est deux Orcs et un Troll, non des saints,
Je ne nourris aucun autre dessein
Que t’escorter et à l’or prétendre. »
 
L’enfant resta un moment silencieux.
Puis son regard échoua sur le chemin
Et surprit son ombre agiter la main
Il redressa la tête vers les cieux.

« Suis-je vraiment le dernier de ma race ?
— Aucun de mes aïeux ne se souvient
Avoir rencontré l’un des tiens.
— Comment puis-je en ce cas trouver ma place ? »
 
« Le grand mystère de mes origines, 
Si je suis captif, restera opaque.
— Pour un enfant faible et seul, cette traque
Ne peut qu’échouer, navré si je te mine. »
 
Sydrien fit la moue, bouche pincée
Bringuebalé par la poigne du Troll.
« Ce n’est pas tant la vente qui l’affole.
Mais l’idée de rester ainsi coincé. »

Comment diable retrouver sa famille
En tant que curieuse attraction de foire ?
Comment peut-il recouvrir sa mémoire
En grimaçant derrière une grille ?

L’autre Orc, plus jeune et au teint émeraude
Le premier qu’il vit à son arrivée,
Vint lui murmurer : « Si t’es motivé,
Tu pourrais nous aider pour la maraude. » 

« Je ne suis pas voleur » rétorqua-t-il
« T’es sûr ? Dommage… » grogna l’Orc derechef. 
« Laisse tomber, Merloc » souffla son chef.
« Cet enfant est têtu, c’est inutile. »

À l’autre extrémité de cet étroit sentier
Une forme bientôt se distingua.
La troupe se tint prête ; « C’est qui, ce gars ? »
De près, il sembla être un muletier.

La bête à ses côtés, tête baissée.
Il feignit, tremblant, de les ignorer.
L’elfe craignait tant d’être dévoré
Que l’âne faillit leur être laissé.

Ils le regardèrent sans mot piper.
Tous sauf Gop qui tenant toujours l’humain
Sourit bêtement et leva la main.
« ‘Alut ! » L’elfe craignit d’être étripé.

Ses yeux trouvèrent ceux de Sydrien.
Et doublèrent aussitôt de volume
« Cha va ? » fit Gop ; il souilla son costume,
Et hurlant, s’enfuit retrouver les siens

Merloc et son chef se tenaient les côtes.
« J’me lasserai jamais de leur trogne ! »
Riant, le Troll raffermit sa poigne
Et l’enfant pensa finir en compote.

« Il étouffe, Gop. Arrête de serrer. »
« Dzolé ! » Le garçon reprit son souffle.
Sans que son visage se boursoufle.
Puis ils reprirent leur marche en forêt.

« Vous ne semblez pas surpris
Que l’effroi l’ait tant saisi.
— Être Orc ou Troll a un prix
Ceux qui nous voient sont transis
— C’est qu’on n’a pas bonne presse,
On nous dit bêtes, ou sauvages !
— Malgré ma grande détresse
Je réfute cette image.
Vous ne semblez pas ignares
Surtout vous, à la peau rouge.
— Akagur n’est pas barbare,
Souvent, quand ses lèvres bougent
On apprend un ou deux mots !
— Mais on les zoubli après.
— Je suis né dans un hameau
Entre livres et grands prés
C’est ma famille Nadaan
Qui a souhaité m’éduquer.
— « Nadaans », dis-tu ? Quels arcanes !
Ma mémoire disloquée
N’en garde pas une trace !
— Les Nadaans sont un peuple
Des êtres savants, sagaces
Dotés d’une corne ample.
— Pourront-ils me renseigner
Me raconter mon histoire ?
M’informer sur ma lignée
Sitôt quittée la foire ?
— Peut-être, si tu es chanceux.
— Ce ne sera pas tendre.
— Ne reste pas avec eux,
Décampe sans attendre !
 
Tous les quatre poursuivirent leur route
Au cœur du bois à la faune discrète,
Et parfumé d’effluves de noisette.
Calme, Sydrien se tenait à l’écoute.

Alors sa silhouette, juste en dessous
Rappela d’un signe son existence.
L’enfant captif l’observa en silence,
Puis sut comment les priver de leurs sous.

Attendre docile la transaction
Était bien sûr exclu de ses envies
Ils ne pouvaient décider de sa vie,
Sydrien devait passer à l’action.

Comme par magie, l’autre sut quoi faire.
Son ombre libre se pencha sur celle
Du Troll le tenant, puis vers son aisselle.
Pour mieux chatouiller Gop depuis la terre.

Le Troll au teint bleuté hurla de rire
Et lâcha enfin le petit garçon,
Qui galopa loin malgré les frissons
Craignant, s’ils l’attrapent, de subir leur ire.

« Sal’ gosse ! » aboya Merloc sur ses pas.
Sydrien raviva sa course folle.
Mais cinq doigts empoignèrent son épaule
Et son souffle brusquement se coupa.

« Je ne suis pas tant fâché
Mais ta ruse m’a berné.
J’ai vu ton ombre toucher
Celle de ce grand benêt,
Et faire effet sur son corps.
Quel sortilège est-ce donc ?
— À vrai dire je l’ignore.
Sûrement un sort quelconque
Inscrit dans mes propres gènes,
Mon sang d’humain mystérieux ?
— Telles théories me gênent,
C’est un sujet très sérieux.
Je te propose un marché
Puisque tu ne peux pas fuir :
Parlons de ce don caché,
De tes jambes, tu pourras jouir.
 
La main du colosse, étroite prison,
Ne le tentait guère, aussi choisit-il
De traiter cette question fort utile
Et de céder enfin à la raison.


Chapitre 3 — Feu de Camp

La troupe n’avait ni cabane, ni tente,
Ils prirent place face à la flamme, las.
Les quelques branches amassées çà et là
En subissaient la danse dévorante.

L’éclat embrasé jetait trois ombres
Vers les bords de la clairière éclairée
Toutes sauf une, silhouette éthérée,
Assise sur l’herbe le verbe libre.

« Quelle étrange sorcellerie
Je n’ai jamais rien vu de tel.
— Ne soyez pourtant pas surpris,
La magie noire est éternelle.
— Comme elle est de mauvais augure,
D’aucuns la disent maléfique.
— Rien de plus normal, Akagur,
Les ténèbres créent la panique
Le peuple abhorre l’inconnu.
« Les Orcs sont violents, colériques,
Font de nos enfants leur menu ».
Ces mots vous sont-ils familiers ?
Votre race ou bien ma magie,
Par cette injustice sont liés.
La rumeur des gens nous régit.
— Je te trouve bien plus loquace
Que l’enfant dont tu es issu
Serais-tu quelque démon fugace
Le possédant à son insu ?
— Je pense que vous faites erreur,
Mon ombre fait partie de moi.
Nos deux existences sont sœurs
Les Dieux nous ont faits des siamois. »

Le silence succéda à ces mots,
Leurs yeux mi-clos puisqu’il se faisait tard.
Le foyer absorbait tous les regards
Tous massaient leurs jambes criblées de maux.

Lorsqu’aucun œil ne put rester ouvert,
Chacun s’allongea sans couette ni drap.
Gop tua la flamme du bout des bras,
Et Sydrien s’assoupit de travers.

D’un sommeil sans rêve ni cauchemar,
Sa bien piètre position l’extirpa
Oreille tendue, il ouït des pas.
Et son cœur s’emballa sans crier gare.

Les trois autres ronflaient sans gêne aucune,
Le garçon se releva, attentif.
« Réveille-donc tous ces dormeurs oisifs » 
Souffla l’ombre projetée par la lune.

« Debout ! » chuchota-t-il, vif et alerte
Mais ne fit pas même frémir le Troll.
Au son suivant, craignant une bestiole,
Il se jeta sur les deux Orcs inertes.

« Cessez par pitié de tous sommeiller !
Gamin, arrête tes enfantillages…  » 
Le hurlement proche d’un loup sauvage
Acheva brusquement de l’éveiller

Merloc bondit à son tour pour s’armer
D’une cimeterre à lame affutée
Tandis que Gop, toujours si peu futé,
Somnolait sans se montrer alarmé.

Puis des ténèbres surgit un museau
Suivi d’une paire de crocs tranchants.
Autour retentirent d’effrayants chants,
Cette symphonie fit fuir les oiseaux.

Le reste de la meute alors parut
Neuf créatures hostiles, au poil gris.
Sydrien, sans défense, se rabougrit,
Par peur de finir dévoré tout cru.

Akagur le rejoint, la hache au poing
Puis vint Merloc : « V’nez tâter d’mon sabre ! »
Et sans répondre à son court palabre,
Une bête se jeta sur l’adjoint.

Son maigre cou aussitôt tranché net ;
Le premier sang, sombre et rouge, fut versé
Sans pourtant suffire à les disperser.
Une autre attaqua, à son tour défaite

Gop, lui, fut arraché à sa torpeur
Par la morsure d’un loup enragé
Qui d’un grand coup de poing fut dégagé ;
Le Troll s’en tira sans le moindre heurt.

Les six se répartirent tout autour,
Gueule grondante, prêts au prochain assaut
Cinq fondirent sur la troupe, et d’un saut,
Le sixième les passa sans détour.

Seul face à un Sydrien terrifié,
Il avança en léchant ses babines
Flairant toute sa peur dans ses narines ;
Le garçon ne pouvait pas le défier.

Paniqué, il chercha à droite, à gauche
Un allié susceptible de l’aider,
Mais Gop et les Orcs étaient débordés ;
Il attendit donc que la Mort le fauche.

À l’instant où l’immense loup bondit
Ses yeux se couvrirent d’un mur de chair
Prêt à subir la douleur mortifère ;
Il sembla que le temps se suspendit.

Mais sa peau fragile resta intacte,
Car l’assaillant stoppé à mi-chemin
Lévitait dans les airs face à l’humain,
Lequel attendait toujours le contact
Rouvrant les paupières, il le vit hurler
D’un cri étouffé gorgé de douleur.
L’enfant, perplexe, redoubla de pâleur
Mais fut incapable de reculer.

Un frisson saisit la fourrure grise,
Chaque muscle de l’animal tremblait.
Puis il vit au sol l’ombre dédoublée
Asphyxier le grand loup de son emprise.

L’éclat vif de sa gardienne la Lune
Avait renforcé sa sombre silhouette ;
Et celle-ci pour combattre la bête
Y puisait une force peu commune.

Le loup jappa, grogna puis s’étrangla,
Avant de s’effondrer de tout son poids.
L’ombre fatale, plus noire que la poix
Haletait, fourbue de sonner le glas.

L’enfant frémit, médusé par la scène
Nageait-il vraiment dans un cauchemar ?
Si ôter la vie est acte barbare
Ce double venait de sauver la sienne.
« Ombre assassine, es-tu bien moi ?
— Bien sûr, mais pourquoi cet émoi ?
Tes chances, ami, étaient infimes.
— J’ignore le sort qui t’anime
Mais à présent, cela m’affole.
— Je puis te donner ma parole
Que tous mes pouvoirs sont les tiens
Tu peux compter sur mon soutien. »

Sydrien se tut, ne sachant que dire.
Pouvait-il toujours se voir vertueux
Si l’autre « lui » était impétueux ?
Qui sait ce que l’ombre pouvait ourdir.

De lourds pas résonnèrent tout autour,
Une main verte pressa son épaule.
« Ça va ? » s’enquit Merloc. « T’as l’air tout drôle ! »
Les Orcs victorieux étaient de retour.

« Je vais bien, l’ombre pour moi s’est battue
— Précieuse assistance, tous n’y ont pas droit. »
Tous trois rejoignirent Gop à l’endroit
Où fut lancée la bataille impromptue.

« J’ai vérifié, les alentours sont sûrs,
Dormons avant le lever du soleil. »
Mais l’enfant, toujours, restait en éveil,
Craignant l’être tapi sous ses chaussures.


Chapitre 4 — Transaction

Un hameau pittoresque bordait la forêt ;
Le Soleil fraîchement tiré de sa torpeur
En éclaira le chemin aux quatre campeurs.
Au loin s’étendait une mer de champs dorés.

Sydrien les interrogea : « Où sommes-nous ?
— Lusvarela, le village à l’orée du bois »
Murmura Akagur, tous ses sens aux abois.
 « Ta destination. Fini de jouer les nounous.  »

L’enfant sentit sa gorge nouée par l’angoisse
D’être vendu à quelque obscur original,
Et livré à la curiosité abyssale
De hères venus voir le dernier de sa race.

« Je veux vous suivre sur les routes !
— Tu risquerais d’être en danger.
— Davantage qu’ici ? J’en doute !
 — Nous souhaitons nous engager.
— Vraiment ? Pour joindre quelle armée ?
— L’Étendard Vert, une troupe orque.
— Seriez-vous des bandits calmés ?
— Exact, plus jamais je n’extorque. »
 
Merloc, à ce moment, revint du petit bourg
En compagnie d’une massive silhouette
Bien moins proche de l’être humain que d’une bête,
Peau d’écailles langue sifflante et l’air balourd.

Il posa sur lui la fente de son œil jaune.
Puis approcha, muet, son faciès reptilien,
Opina et tendit à Akagur un lien.
L’Orc attacha Sydrien, devenu aphone.

« « Adieu, mon gars ! » salua Merloc, larme à l’œil,
« Tu manquer, Sy-dri-en… » gémit un Gop en pleurs.
« À bientôt…  » répondit-il malgré sa pâleur,
Son cœur portant déjà leur souvenir en deuil.

L’aîné du trio se pencha sur son oreille :
 « Dissimule-leur, petit, ton sombre pouvoir,
Et sers-t-en pour t’enfuir sans leur dire au revoir.
Libre, cherche un Nadaan à la Cité Vermeille. »

Puis il feignit un accès de brutalité
En le poussant dans les bras de l’homme-lézard.
Celui-ci, pour inspecter cette denrée rare,
Colla contre son dos une main agitée.

« Ce n’est pas un Déchu » l’informa Akagur,
« Il n’a donc jamais eu les ailes arrachées. »
« Sss’était pour voir » souffla la créature, fâchée.
Elle lui lança sa bourse en pleine figure.

« Treize pièces d’or, deux rubis et un topaze.
Le compte est bon, salue pour moi Dame Brilné »
Le garde du corps se contenta de grogner
Puis s’éloigna sans formuler la moindre phrase.

L’enfant se démena pour faire volte-face.
Merloc comme Gop lui adressaient d’amples gestes
Et leur chef au teint rouge eut un hochement preste.
Mais on l’arracha vite à ses adieux fugaces

Sydrien fut conduit aux abords du village,
Devant une demeure posée sur huit roues.
Une clé grinça dans la rouille d’un verrou ;
Au seuil parurent les écailles d’un visage.

« Enfin ! Est-ce là un humain ou un déchu ? »  
Siffla l’étrange femme à la langue fourchue.
« J’ai vérifié, ce gosssse n’a jamais eu d’ailes »
Lui répondit le lourdaud sans le moindre zèle.

La pupille fendue s’anima d’un éclat.
« Petite créature, sssi frêle, sssi sssingulière,
Moi je suis Dame Brilné, Lézaride et fière.
Tu n’es quant à toi qu’un vulgaire cancrelat. »

« Sssache que dorénavant ta vie m’appartient.
Le moindre de mes désirs sssera un ordre
Et mon tout premier sssouhait est de te tordre,
Te briser, détruire l’essspoir qui est le tien. »

« Un insssecte prisonnier, privé de lumière,
Que nous sssortirons pour les écus des badauds »
L’effroi du petit garçon montait crescendo
Il retint ses larmes en écoutant la mégère.

On le mena dehors
En malmenant son corps.
Un abri similaire
Sur quatre roues arrière
L’accueillit, porte ouverte.
Il y entra, alerte.
Pris par l’abjecte odeur,
Il eut un haut-le-cœur.
Partout trônaient des cages.
L’enfant resté si sage
Désira s’y soustraire,
Mais ne put se défaire
Du lézard colossal
Le suivant dans la salle.
Poussé contre l’acier
Il sentit l’air vicié
De l’enclos collectif
Rempli de crocs, de griffes ;
Où nul éclat ne brille.
Jeté derrière la grille,
Il l’entendit se clore ;
Est-ce cela, la mort ?

Le geôlier quitta ce cachot de fer et planches,
Lui ôtant la clarté qui s’y était glissée.
Sydrien maudit ce monde qu’il haïssait
Et sanglota de rage en rêvant sa revanche.

Ses voisins alentours grognaient de déplaisir,
L’accueil monstrueux redoubla son flot de larmes
Comment sommeillera-t-il dans un tel vacarme ?
Combien de ces bêtes désirent l’engloutir ?

C’était déjà plus qu’il n’en pouvait endurer !
Il tâchait en vain d’apaiser ses justes craintes.
Mais l’enfant, concentré à ses pleurs et ses plaintes
N’entendit pas la petite voix murmurer :

« Non, non. Pleurer, il ne faut pas
Si tu veux avoir ton repas.
— Qui est-ce ? Allié ou ennemi ?
— Je crois que je suis une amie.
— Vous-a-t-on comme moi vendue ?
— C’est parti d’un malentendu
Non loin, j’ai logé une nuit
Mais suis sans le sou, quel ennui !
Je voulais bien payer l’auberge
Y travailler comme concierge
Mais « j’aurais fait peur aux clients » !
Ah ! Comme les gens sont méchants !
— Êtes-vous là depuis longtemps ?
— Huit jours. C’est peu, mais long pourtant
Je n’ai rien d’autre à faire ici
Qu’attendre dans ce trou noirci.
Dame Brilné parfois me sort
Pour sa foire encore et encore.
Et toi que je ne peux pas voir,
Comment a-t-elle pu t’avoir ?
— Vendu par un trio nomade,
Je les croyais mes camarades.
Pour se débarrasser de moi
Et gagner de quoi vivre un mois,
Ils m’ont pris et brinquebalé
Jusqu’ici puis s’en sont allés
En suivant leur propre chemin ;
C’est parce que je suis un humain
— Un noumain ? De quoi s’agit-il
Pour intéresser les reptiles ?
— J’ai deux bras, deux jambes, une tête,
Tête que je trouve bien faite.
— De même, je suis construite ainsi,
Alors je suis noumaine aussi !
— Pour attester votre propos,
Pourrais-je toucher votre peau ? »
 
Une main passa entre les barreaux de fer.
L’enfant palpa ce qu’il ne pouvait distinguer,
Toucha, tâta et de plus en plus intrigué
Finit par bondir et par vite s’en défaire.

Sydrien n’avait senti ni écailles lisses
Ni la peau rêche et âpre que les Orcs possèdent
Et encore moins celle plus douce et bien moins laide
Des membres de sa race avant qu’ils ne périssent.

Il n’y avait là que poils et fourrure épaisse
Similaires au pelage hirsute des loups.
L’enfant ne pouvait voir, à travers l’ombre floue
Les traits du visage canin ni sa jeunesse.

« Ne crie pas, tu ne dois pas avoir peur.
Ce pays est source de mon malheur
Vendue comme une marchandise en soldes
Parce que j’y suis l’unique Kobold.
Je suis Pucna, fille de Pecnepi
Et je veux quitter ce lieu décrépi. »


Chapitre 5 — La Foire aux Monstres

Le rideau se leva sur un lourd mammifère,
Semblable à une boule enflammée et piquante.
«Le Flaméchidné, hérissé d’épines ardentes !
Dites-moi… qui parmi vous nous traitait d’escrocs ? »

La masse citadine, d’où n’émanait nul son
Retint son souffle à la vue de ce vrai trésor
Auréolé de flammes, comme embrasé d’un sort.
Les villageois partagèrent tous un frisson.

Puis arriva une bête à tête de poule,
Queue serpentine et ailes de chauve-souris
« Voici une coquatrice ! Êtes-vous surpris ?
Son souffle peut pétrifier une entière foule ! »

Sydrien patientait derrière le rideau.
La scène était sale, les coulisses plus encore,
Il maudit les liens qui emprisonnaient son corps,
Qui enserraient ses mains, qui lacéraient son dos.

Vint au tour de Pucna d’être ainsi exhibée
Forcée d’entonner le refrain d’une chanson.
Le bruyant public s’esclaffa à l’unisson,
Lui lançant à l’envi de blessants quolibets.

La « Bête brune » à son retour versa des larmes.
Les Kobolds, chiens ou loups bipèdes et pensants,
Étaient en ces lieux des étrangers repoussants.
Étaient mal perçus ceux qui leur trouvaient du charme.

Poussé en avant par une main écailleuse
L’enfant rejoignit Dame Brilné sur les planches.
« Et enfin… ce petit garçççon à la peau blanche
Est le dernier humain, raccce jadis glorieuse ! »  

L’annonce ne fit naître ni cris ni huées,
À peine entendit-on un murmure ténu
Qui fut bientôt un bourdonnement continu.
Sydrien demeurait immobile et muet.

« Nous croyez-vous incrédules ? » hurla un quidam,
« Cet enfant n’est qu’un Déchu, sans le moindre doute ! »
Le géant Lézaride lui barra la route
Et son invective faillit finir en drame.

« Ta certitude, Nain stupide, je vais dissiper
Observe bien ce que je vais te dévoiler ! »
Le garçon captif sentit son cœur s’emballer
Lorsque le garde s’approcha pour l’agripper.

Avec des gestes brusques et sans délicatesse
Il fit pivoter l’enfant dans sa direction,
Et conformément à ses viles instructions
Souleva l’arrière de sa chemise épaisse

Une clameur s’éleva parmi les rustres ;
« Grands dieux ! A-t-on jamais vu une peau plus lisse ?
Je ne vois sur ce dos aucune cicatrice !
Cet humain a-t-il échappé au sinistre ? »

« Quel sinistre ? » s’enquit l’enfant soudain curieux.
L’homme-lézard, d’un coup, le fit aussitôt taire.
« Ce n’est qu’un enfant ! Mettez fin à son calvaire ! »
Protesta avec colère un elfe furieux.

Sydrien fut emmené de force aux coulisses,
Aussitôt remplacé par un loup à deux têtes.
Mais la foule ne pouvait plus rester muette
Et assister dans l’indolence à ces sévices.

Un grand elfe escalada le bord de la scène,
Aussitôt éjecté par la frappe du garde.
La bête bicéphale, de nature roublarde
Bondit sur place en espérant briser ses chaînes.

Les autres monstres sentirent l’agitation
Et tentèrent à leur tour de se libérer.
Un renard blanc, espèce partout révérée,
Put aussitôt se soustraire à sa détention.

Dame Brilné, preste, se hâta pour s’en saisir
Mais le canidé la souffla d’une bourrasque
Car cet animal farouche, magique et fantasque
Contrôle les vents et rafales à loisir.

« Il est temps de partir », murmura son ombre,
Ses premières paroles depuis plus d’un jour.
« As-tu dit quelque chose ? » fit Pucna à son tour
« Il faut ôter ces cordes qui nous encombrent. »  

« Mais comment ? Nous sommes tous deux pieds et poings liés !
— Mon reflet sur le sol saura nous assister » 
Celui-ci acquiesça, loin de se désister
Et pour dénouer les liens fut leur meilleur allié.

La Kobold stupéfaite observa sans mot dire
La silhouette défaisant chacun des nœuds.
Malgré le chaos, son travail restait soigneux,
La lézarde occupée n’eut rien à y redire.

Ce n’est qu’à l’envol réussi d’un chauve-rat
Que la maîtresse de la foire aux créatures
S’aperçut que tous deux fuyaient vers la nature.
« Vite ! Rattrape-moi ces deux petits scélérats ! » 

Le lézard colossal abandonna la lutte
Qu’il menait contre neuf pauvres hères estropiés.
Avant d’obéir, il éjecta de son pied
Un nain qui se blessa gravement dans sa chute.

Dame Brilné hurlait et s’agitait toujours
Parmi les bêtes cherchant à quitter leur cage
Et tous les spectateurs manifestant leur rage.
Pour son théâtre infâme, c’était un sombre jour.

Les deux fugitifs couraient à en perdre haleine.
Menés par leur course dans le hameau tout proche,
Ils serpentèrent à travers les murs de roche
Avec le regret que les rues ne soient plus pleines.

Mais leur poursuivant était de loin plus véloce
Et leur capture semblait inévitable
« Je pense avoir une solution viable
Pour échapper à ce si tenace colosse.  »

« Quel est ton plan ? » « Tournez ici et cachez-vous. » 
« Nous pouvons être certains qu’il nous trouvera ! »
« C’est comme si nous nous jetions droit dans ses bras ! »
« Il nous faudra un peu de chance je l’avoue. »

« Tu as un don, Sydrien, dont tu dois user.
Allez ! Tournez ! » Ils filèrent dans la ruelle,
Se ruant derrière les tonneaux pêle-mêle.
« À présent mon ami, tu vas devoir ruser. » 

Les pas se firent plus proches, lourds et menaçants,
Et sur leur front perlèrent déjà quelques gouttes.
Le lézard apparut en-dessous de la voûte,
Plongeant au cœur de l’allée son regard perçant.

« Sais-tu pourquoi je puis parler et m’animer ? »
Murmura l’ombre à l’oreille de son reflet.
« La magie de l’ombre te fut jadis insufflée
Leur forme et leurs mouvements tu peux intimer. »

L’enfant voulut demander comment, mais se tut
Car ils pouvaient entendre le souffle sifflant
De l’être qui les traquait, mauvais et violent ;
Aussi resta-t-il figé telle une statue.

Il ferma les paupières et tâcha d’entrevoir
Par l’œil de son esprit les ombres alentours
Tenta vainement d’en dessiner les contours
Mais ne put imaginer qu’une bouillie noire.

L’ombre du lézard ne lui obéissait pas ;
Les autres projections n’étaient pas plus dociles
Impuissant, il se sentait comme un imbécile.
Pour aider Pucna, il pouvait servir d’appât.

En se levant, il fut retenu par un cri :
« Voilà l’homme-lézard ! Voilà la brute infâme ! »
« Il faut les punir, lui et cette horrible femme ! »
S’éterniser ici était dès lors proscrit.

Ils laissèrent leur poursuivant au pugilat
Et se fondirent dans les étroites allées
Et ne les quittèrent qu’une fois essoufflés.
Tous deux s’effondrèrent au pied d’un étal, las.
 
« J’étais sûre qu’il nous aurait !
— Moi aussi ! Mon cœur bat si vite…
— Si tu crains ces échauffourées,
À bien t’exercer je t’invite.
— Tu t’es bien joué de moi, rusé,
Je n’ai aucun pouvoir magique !
— Si, mais tu ne peux en user
Sans mes leçons initiatiques.
— Alors pourquoi m’as-tu fait croire
Que je pouvais m’en servir sans ?
— Tu dois désirer ce pouvoir
Qui coule déjà dans ton sang
Te voilà mentalement prêt,
Tu peux l’apprendre, je t’assure
— Soit, mais ce sera pour après,
Trouvons d’abord un abri sûr. »


Chapitre 6 — Premiers Pas

Il ne s’était pas écoulé une heure
Depuis la fin de leur folle échappée.
Seuls près d’une maison inoccupée,
Les deux jeunes étaient loin des clameurs.

Le fin bâton, planté en plein soleil
Projetait au sol une tige noire
Dans une cour où nul ne put les voir
Ni les écouter en tendant l’oreille.

« Es-tu paré, mon ami ?
— Prêt, je ne le suis qu’à demi…
—  Tu verras que c’est facile.
— Je ne suis pas si habile…
— Tu as pourtant un grand don !
Ton étrange ombre, pardon,
A de quoi laisser pantois
Alors moi, je crois en toi !
— Merci, Pucna, mais j’ignore
Comment ce talent s’honore.
— C’est le but de l’exercice :
Que tes doutes s’éclaircissent.
— Dans ce cas, je tenterai
D’allonger un peu ce trait. »

Vers le bâton l’enfant tendit les bras,
Bougea les mains, les doigts, puis les lèvres
D’une incantation fluette et mièvre.
Peu à peu, son si mince espoir sombra.

Déterminé, il tenta à nouveau
Et consacra son esprit tout entier
Au talent dont il était l’héritier,
Puisa dans les forces de son cerveau.

Mais la projection ne crût pas d’un pouce,
L’ombre était désespérément intacte
De cet échec, Sydrien prit donc acte.
Cette défaite n’était guère douce.

« C’est hors de ma portée !
— N’en sois pas affecté,
Il faut plusieurs essais
Avant tout grand succès.
— J’en suis incapable
La honte m’accable !
— Calme-toi et respire
Mais cesse tes soupirs. »

Il tenta sa chance, encore et encore,
Sans succès, comme à la première fois
Et chaque revers entamait sa foi,
Au fil du jour s’obscurcit le décor.

« Fi du réconfort !
Tous mes vains efforts
Sur rien ne débouchent !
Le soleil se couche,
Ferons-nous de même ?
— Cette idée-là, j’aime ! »

L’ombre s’évanouit au crépuscule
En les laissant sans guide ni conseil.
Ils étaient à des vagabonds pareils,
Errant dans ces ruelles minuscules.

Un généreux aubergiste les vit
Recroquevillés sous son écriteau.
Il reconnut l’enfant montré tantôt
« Entre donc ! Dehors tu risques ta vie ! » 

Il hésita en découvrant Pucna,
Mais Sydrien, inquiet, prit sa défense :
« C’est mon amie ! Laissez-lui une chance !
— Soit, pour une nuit », le nain opina.

Sa rondelette épouse les mena
Jusqu’au seuil de leur dernière chambre
Encore plongée dans les ténèbres ;
Une longue bougie l’illumina.

Les deux jeunes évadés se glissèrent
Dans les couchettes que la dame offrait ;
Sous la fenêtre s’immisçait l’air frais,
Il y faisait aussi froid qu’en hiver.

« Merci de m’avoir défendue.
— Ce n’était qu’un juste retour,
Notre rencontre inattendue
A apaisé mon bref séjour
Au sein de cette foire infâme.
— En t’écoutant pleurer en cage
J’ai su que tu avais bonne âme.
Peu m’importe que tu sois mage
Ou que ta race soit finie,
Ton ombre et toi m’avez aidée,
Par la confiance, on est unis !
— Mais n’es-tu pas intimidée
Par cette forme qui me guide ?
— Chacun son don, ce monde est vaste
Peut-être est-ce un esprit lucide
Qui honore ceux de ta caste ?
On est ici des étrangers,
Des curiosités atypiques
On ne devrait pas se juger
Mais s’entraider ! Est-ce utopique ?
— Pas du tout, et tu as raison
Nous sommes tous deux similaires
Donc mettons-nous au diapason !
Ce ne sont pas des mots en l’air !

La Kobold sourit tout en l’écoutant ;
S’il disposait déjà de sa confiance,
Sydrien, en proposant cette alliance,
S’était fait un partenaire exaltant.

Il s’apprêtait à souffler la bougie
Et rendre la pièce à l’obscurité
Mais l’enfant se surprit à hésiter :
Et s’il tentait à nouveau sa magie ?

Il ramassa sur le sol sa chaussure
L’orienta vers Pucna sans l’éveiller,
Derrière la flamme qui vacillait ;
Créant la forme noire sur le mur.

Sa main libre, il la garda figée,
Et muet, n’émit plus le moindre son.
À cet instant, dans l’esprit du garçon,
Naquit l’image de l’ombre allongée.

Lentement, la silhouette grandit
Se conformant à sa vision mentale.
La transformation, loin d’être brutale,
S’acheva lorsque Pucna applaudit.

« Bravo Sydrien ! Tu l’as fait !
Ce sort est du plus bel effet !
— Mais ne t’ai-je pas réveillée ?
— Je ne dormais pas, j’essayais.
Parlons plutôt de ta prouesse
Car voilà qu’une ombre tu dresses !
— Ce n’était pas spectaculaire
Mais cette victoire m’est chère.
— Vas-tu à présent t’exercer ??
— Oui, je vise d’autres succès..
— Peut-être attendrons-nous demain.
— Il me reste un bien long chemin
Avant que ce me soit utile.
— Tu deviendras très vite habile !
— Pour l’heure, profitons du sommeil.
La nuit, dit-on, porte conseil. »

Las, le petit garçon enfouit son nez
En-dessous de l’épaisse couverture.
Tout allait si vite, depuis sa capture !
Il semblait que le destin s’acharnait.

Bientôt s’acheva cette nuit sans lune
Qui voyait ses premiers pas s’esquisser
Vers la maîtrise, par la seule pensée
De toute ombre ; une magie peu commune.

Au matin, il émergea le premier
D’un repos nécessaire et mérité.
Pucna ne tarda pas à l’imiter,
Au bord de son lit recroquevillée.

La Kobold s’étira avec paresse,
Et secoua brusquement sa fourrure
« Ah ! Quel plaisir la liberté procure !
Mais nous devrions filer en vitesse ! »
 
Sydrien acquiesça, bien trop conscient
Du danger qui toujours les menaçait,
Car deux Lézarides les pourchassaient.
Ils quittèrent leurs hôtes en les remerciant.

À l’entrée de la ville, ils s’arrêtèrent.
« Tu m’as sauvée, j’irai où tu iras !
Sais-tu où ta route nous mènera ?
J’ai si hâte de traverser ces terres ! »

« L’Orc Akagur, avant de me vendre
Avait évoqué la Cité Vermille,
Et un Nadaan ; je suivrai son conseil,
Car sur ma race, je veux tout apprendre. » 

« Nous ne devrions pas trop rester là »
Leur murmura l’ombre fraîchement née
« Tu auras l’occasion de t’entraîner.
 Et sur ces mots, adieu Lusvarela ! »


Chapitre 7 — Les Musiciens

L’astre ardent avait déjà atteint son zénith
Lorsque le village glissa sous l’horizon.
La liberté qu’ils regrettaient tant en prison
Leur parut suave, délicieuse et sans limites.

Ni l’un, ni l’autre n’osa quitter le chemin,
Car il eut été malaisé de s’égarer
Sans eau ni vivres, et rien pour se préparer
À la nuit froide, les séparant du lendemain.

« Est-elle près d’ici,
Cette Cité Vermeille ?
— C’est bien là mon souci,
Je manque de conseils…
De ma destination
Je ne sais que le nom !
— Eh bien la solution
Mon soucieux compagnon
Serait d’interroger
Quiconque nous croisons !
— Oui, j’y avais songé…
— Alors j’ai bien raison ! »

Les deux voyageurs marchèrent encore longtemps
Suivis par leurs ombres, dont celle du garçon
N’avait, chose rare, pas émis le moindre son.
Seul résonnait le bruit de leurs pas hésitants.

La végétation éparse ne changeait guère,
Au bord du sentier, parfois, d’immenses arbres
Aux feuilles arrondies se massaient en nombre.
La route était bordée d’un océan de vert.

Herbes folles et fleurs sauvages, à perte de vue,
Frémissaient sous les brusques caresses du vent.
Grillons, criquets et autres insectes y vivant
Frottaient les élytres dont ils étaient pourvus.

Très rares étaient ceux qui croisaient le jeune couple.
Ceux qui passaient n’avaient qu’à observer Pucna
Pour s’enfuir sur le champ ; l’un d’eux, même, dégaina
Mais prit peur ; sa course fut rapide et souple.

Enfin, les pieds endoloris, l’estomac creux,
Ils assistèrent las au déclin du soleil.
Jamais ils n’auraient prédit un échec pareil,
N’y avait-il personne pour se soucier d’eux ?

Des éclats nocturnes attirèrent leur regard :
Six lueurs flamboyantes s’approchaient, dansant,
Puis les sons de flûtes, cordes ou tambours puissants ;
Un atypique cortège à bien des égards.

Gnomes, nains, elfes et même un orc y défilaient
Entonnant à l’unisson un joyeux refrain,
La chorale chaleureuse au rythme serein
Cessa face aux enfants pour les interpeller.

« Que faites-vous diable sur les routes à cette heure ? »
S’enquit, inquiet, un gnome muni d’une flûte.
Son compagnon elfe, en égratignant un luth,
S’étonna : « Voilà deux aventuriers sans peur ! »

« Nous nous rendons vers la Cité Vermeille, à l’est.
— Seuls et sans aucun adulte pour vous guider ?
— Oui ! En sommes-nous loin ? Je n’en ai pas idée…
— Très loin ! Ce sont cinq jours de marche qu’il vous reste ! »  

Sydrien se maudit en son for intérieur.
L’un et l’autre avaient été si peu prévoyants !
Ils s’étaient reposés sur un plan défaillant,
Mais ni l’un ni l’autre n’en avait de meilleur.

« Nous allions monter le camp,
Et cuire un mets succulent
À se mettre sous la dent.
Rejoignez-nous, jeune gens.
— Nous n’en demandons pas tant…
— Mais vous êtes des enfants,
Et qui plus est pas bien grands.
Ne soyez pas si méfiants,
Restez une nuit, vraiment.
— D’accord, mais pas plus longtemps. »
 
Pucna acquiesça, et la décision fut prise.
À l’écart de la route, un feu fut allumé,
Autour duquel toute la soirée s’animait.
La musique, les chants et l’alcool étaient de mise.

♪ … Sa jambe gauche passa derrière sa nuque,
Les yeux rubis de la dryade, le dévorant,
L’exaltaient ; alors l’elfe hurla, larmoyant.
“Ô Dieux odieux, pourquoi m’avez-vous fait eunuque ?!” »

Le nain, sur ces mots, provoqua l’hilarité
De son auditoire qui s’esclaffa sans pause.
Sydrien, naïf, n’en comprenait pas la cause,
Alors il écouta les bûches crépiter.

« Le dîner de nos deux invités est servi. »
Le garçon se figea, les joues rouge carmin :
Les traits du cuisinier étaient ceux d’un humain.
« Et dire que je me croyais le seul en vie ! » 

Le joyeux trompettiste fronça un sourcil.
« Est-ce possible ? Baignais-tu dans l’ignorance ?
De nombreux Déchus sont condamnés à l’errance. »
L’enfant comprit l’erreur. Qu’il était malhabile !

« Suis-je le premier congénère que tu croises ?
— En vérité, je suis un… — Il est amnésique !
Ailés, déchus… Envolé, son savoir ethnique !
— Horreur ! Et ma réponse était si peu courtoise ! »

Il sut gré à Pucna d’avoir ainsi menti.
Qu’une race ancienne, depuis longtemps disparue
Ressurgisse à présent, qui diable l’aurait cru ?
Il n’en dira plus mot, le voilà averti.

Si tous le méprennent pour un de ces Déchus,
Soit ! Même s’il n’avait jamais possédé d’ailes,
Il pouvait sans peine se faire passer pour tel ;
Mais qu’il cache son dos, ou tout serait fichu !

Son amie s’empressa de changer de sujet :
« Pas un seul d’entre vous ne m’a traitée d’infâme
Quand ma brune fourrure, à la lueur des flammes
Me révéla ! N’en êtes-vous pas dérangés ? » 

« Tu n’es pas la première Kobold que je vois. »
Lança le musicien, un sourire aux lèvres.
« J’ai pu maintes fois voir tes semblables à l’œuvre,
Plusieurs d’entre eux ont fréquenté notre convoi. »
 
Les grands yeux de la fille-chienne scintillaient
« Comment étaient-ils ? Pouvez-vous me les décrire ?
— Tahpo, aux allures de loup, aimait écrire,
Et ses pièces de théâtre nous distrayaient… »

Sydrien sentit ses paupières s’alourdir.
Il acheva son fin ragoût de coquatrice
Avant d’accueillir le sommeil avec délice ;
Malgré la musique, il parvint à s’endormir.

À son réveil, rien ou presque n’avait changé
Les chants se poursuivaient, enivrés et joyeux,
Et la chaleur du foyer lui brûlait les yeux.
Pucna parlait avec le Déchu, allongée.

« Ton cadeau m’honore, mais il est bien trop précieux !
— Ce n’est qu’une raison de plus pour te l’offrir.
— Lulépé te l’a donné avant de mourir !
— Cet instrument appartenait à vos aïeux. »

La Kobold aperçut son ami éveillé
Et pour son dilemme le réquisitionna :
« On veut me faire don de cet ocarina !
Que faire ? S’il te plaît, saurais-tu me conseiller ? »

« Si c’est un trésor des Kobolds, c’est fabuleux, »
Balbutia un Sydrien encore embrumé,

« Tu sais si peu des tiens ! Surtout que désormais,
Nous marcherons en musique. Oh, accepte-le ! »

Aussitôt, l’intéressée prit sa décision :
« Soit ! Je n’oublierai pas ta générosité ! 
Viens à Fierjoie, et je te ferai visiter ! » 
Elle sautilla, bien plus gaie qu’à son évasion.

Le généreux Déchu lança une boutade :
« Méfie-toi, je peux y arriver avant vous !
— Dans ce cas, nous nous y donnerons rendez-vous,
J’accepte ton défi, trompettiste nomade ! »

Elle brandit l’ocarina de porcelaine.
« Sydrien ! Veux-tu t’endormir ou bien danser ? »
— Moi ? Danser ? J’hésite, vous allez tous vous gausser… »
— Jamais ! Mais tu seras parfait, j’en suis certaine ! »

Les notes s’envolèrent, cristallines et douces,
Une mélodie maladroite et innocente.
Son maigre public lança la soirée dansante,
Qui aussitôt fut suivie par toutes et tous.


Chapitre 8 — Un Sombre Pouvoir

À l’aube, les premiers rayons, ténus et timides,
Réveillèrent tendrement les plus matinaux.
Pucna, Sydrien et de nombreux marginaux
Furent parmi les derniers debout, intrépides.

La Kobold s’écria : « La route nous attend ! »
Ils se virent offrir des vivres à l’envi
Et bien assez de conseils pour toute une vie.
Tout le monde fut fort ému en se quittant.

« J’ai pu apprendre tant de choses cette nuit !
Sur mes frères Kobolds, sur les Ailés aussi.
Quiconque quitte leur pays, ils supplicient :
Ils arrachent les ailes de ceux qui s’enfuient ! »

« Quelle barbarie ! Pourquoi agir de la sorte ?
— Pour leur empereur, c’est une question d’honneur !
Sans ailes, ils semblent humains. Pour eux, c’est une horreur !
D’Ailé à Déchu, de citoyen à cloporte… »

L’enfant écouta sa camarade en silence.
« Qu’a fait ta race pour mériter telle aura ?
Ce Nadaan que nous cherchons, est-ce qu’il le saura ?
— Je suis sûr qu’il mettra fin à notre ignorance.

Il vit alors son ombre s’étendre à ses pieds.
« Les Nadaans, dit-on, sont les maîtres de l’Histoire.
— Nous ne t’avions pas vu depuis avant-hier soir !
Où étais-tu ? — En toi, bien sûr. Je vous épiai. »

« Tu nous épiais ? — Voir comment vous vous débrouilliez.
Ta magie est faible, il te faut la parfaire.
Quant à la danse, tu as bien des progrès à faire !
— Ma magie… qu’as-tu alors à me conseiller ?

La silhouette mouvante oscilla la tête,
Puis désigna les chênes bordant le chemin.
« Allonge l’ombre de leurs branches avec tes mains.
— Cette technique, je l’ai déjà faite et refaite. »

Son alter ego ne put s’empêcher de rire.
« Cette fois, je veux que tu poursuives ta route.
Ne ralentis pas et marche quoi qu’il en coûte !
— Et si jamais j’ai faim ?Oui, tu peux te nourrir. »

Il s’attela aussitôt à son exercice,
Tendit les bras vers le reflet des feuilles vertes
Invoqua sa force d’esprit, paumes ouvertes,
En vain, car il n’était encore qu’un novice.

« Concentre-toi ! Imagine, de toutes tes forces,
Que ces masses noires doublent, puis triplent de taille ! »
— Ce don est fatigant ! — Pas si tu le travailles.
— Je crois sentir une migraine qui s’amorce… »

Au quatorzième essai, les ombres s’étendirent
D’un demi-pied, en un mouvement laborieux.
« Joli ! » fit Pucna ; l’enfant, lui, resta sérieux.
Et les projections ne cessaient de s’agrandir.

« Ton nez saigne, tu peux t’arrêter un instant. »
Il suivit son conseil, fiévreux et vacillant
Et s’arracha à son labeur en s’asseyant.
La fatigue se dissipa en peu de temps.

« Ces maléfices ruinent ta santé !
— Non, je ne suis qu’un peu irrité.
Cette pause, tu l’as méritée.
— Ne faut-il pas se hâter,
Rejoindre la cité ?
— Il faut profiter
Du ciel d’été,
Sa clarté.

Sydrien opina avant de se lever,
Puis il se dégourdit les jambes et s’étira.
« Partons de suite, ou jamais on n’arrivera. »
Tous les deux repartirent, leur entrain ravivé.

Il ne fallut qu’une heure pour que Sydrien
Se décidât à réitérer l’expérience.
Il se concentra, faisant pleinement confiance
Au sombre et puissant pouvoir qui était le sien.

Cette réussite lui prit huit tentatives
Avant que les branches ne puissent s’allonger.
Il pratiqua, encore et encore, soulagé
De voir sa magie de plus en plus effective.

« Te voilà prêt je crois à la prochaine étape »
Souffla l’ombre sans même le féliciter,
« Mais ta magie demeure toujours limitée,
Pour l’heure, ton inexpérience est un handicap. »

« Et qu’a donc en tête mon double professeur ? »
S’enquit l’enfant d’une voix sèche et agacée.
« « Étendre les ombres n’est pas encore assez.
Tu dois en devenir le maître, l’envoûteur »

« Il s’agit de ta matière brute, ton encre,
Et elle se plie à ton imagination.
Tu peux manipuler toutes ces projections
Pour agir sur la réalité et vaincre. »

Sydrien cessa sa marche, soudain hésitant.
« Je ne veux pas… Tout cela a l’air effrayant. »
— Ne veux-tu pas te défendre des assaillants ?
Et vous protéger, Pucna et toi, en tous temps ? »

 L’enfant céda, quoiqu’il le fit à contrecœur.
« Pour notre sécurité… Alors c’est d’accord.
Que dois-je faire pour perfectionner mes sorts ?
— Te remettre à marcher » railla l’autre, moqueur.

Il le mena tout droit vers une basse branche,
Et l’incita à en détacher un morceau.
« Le rameau que tu tiens est ton nouveau pinceau. 
Libère donc son encre noire, qu’elle s’épanche ! »  

Pucna marchait toujours en silence, attentive,
Elle vit le garçon lever haut son bâton,
Ralentir, clore les yeux, baisser le menton.
Elle le vit souffler, ravalant sa salive.

Puis elle vit, au sol, une forme émerger
De son simulacre de baguette magique.
Il ne s’agissait pas d’une illusion d’optique,
Cette tâche noire toujours se prolongeait.

Du bâton, du vrai, rien de rien ne jaillissait,
Mais son ombre crachait un flot d’obscurité.
« Ses contours sont chaotiques, tu dois la dompter,
La ciseler, la modeler et l’esquisser.  »
 
Sa création, peu à peu, se fit plus précise ;
Puis elle s’affina en un trait noir de jais.
Si long et grand qu’il s’étendait jusqu’aux rangées
D’arbustes longeant la route, vibrant sous la brise.

« Oui ! J’ai réussi ! Me voilà bien entraîné !
— Bravo ! Ça semblait si dur ! — Je m’y habitue ! »
Mais plutôt que d’applaudir, son ombre se tut.
« Très bien, mais l’exercice n’est pas terminé.  » 

« Tu sais que son but n’est pas de faire joli.
Tu peux par ce biais étendre ton influence,
L’emprise sur l’environnement, ta présence,
Et agir sur l’espace que l’ombre remplit. »

L’enfant n’attendit pas un instant pour tenter
De secouer le buisson que l’ombre effleurait.
« Donne-lui du poids et n’en sois pas apeuré,
Comme si ton corps s’allongeait et s’écartait.

L’arbuste s’agita, et frémit de plus belle
Lorsque Sydrien y dédia tout son esprit.
Aussitôt, quatre des branches les plus flétries
Se brisèrent, ployées par une pression réelle.

« Génial ! » explosa une joyeuse Pucna.
« J’ose croire que la leçon est achevée. » 
Maugréa le garçon, usé et énervé,
De ses narines coulait un filet grenat.

« Non, nous avons oublié le plus important »
Lui répondit l’ombre avant de pointer du doigt
Un écureuil assis au milieu de la voie.
« Cet exercice ne prendra guère de temps. » 

« Sers-toi de ton pouvoir pour tuer cette bête.
Exécute-la rapidement, sans douleur.
— Quelle cruauté ! Faut-il vraiment qu’elle meure ?!
— Nous mourrons tous les trois si notre ami végète. »

« Je ne le ferai pas. — Tu ne te rends pas compte.
Ce monde est dangereux. — Tu veux me transformer
En un danger de plus ! — Je souhaite t’armer,
Veux-tu te défendre ? — Oui, mais sans avoir honte. »

L’alter ego resta un instant silencieux,
« Tu changeras d’avis », dit-il à demi-mot.
« Je ne tuerai personne, ni hommes, ni animaux. »
« Nous en reparlerons. Tu seras moins soucieux. »

« Tu as fait le bon choix, Sydrien, tu le sais »
Murmura Pucna en le voyant contrarié.
« Je pense aussi. Je suis seulement horrifié
De voir à quoi mon dur reflet veut me pousser. »

Il fit quelques pas, les premiers depuis longtemps
Et se lança sur la route la tête basse.
La Kobold le vit s’éloigner, l’allure lasse ;
De sa poche, elle sortit l’ocarina. « Attends ! »

Tout en le rejoignant, elle souffla quelques notes,
Des bribes indistinctes de ballade enjouée,
« Que fais-tu ? — Voilà, je crois, le moment de jouer
Un morceau pour rythmer la marche de nos bottes. »

Dès lors, ils suivirent le chemin en musique,
L’une gambadant, son instrument dans les mains,
L’autre errant derrière, mécontent petit humain
Songeant à la portée de ses pouvoirs magiques.


 

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