L’Envoûteur d’Ombres – II – Jour

 


Date : De Janvier 2016 à Décembre 2016
Longueur : 11 8114 mots, 1 605 vers
Sydrien découvre, aux côtés de son amie Pucna, cet étrange monde dans lequel il s’est éveillé amnésique. Au fil des rencontres, en ville comme à la campagne, le dernier des humains et la jeune Kobold découvrent de curieux alliés et des ennemis redoutables.


Chapitre 9 — La fille du prêtre

La terre asséchée et ses cailloux en îlots,
Cette fichue poussière, levée par ses semelles,
Toute cette gêne… Sydrien était formel :
La marche au soleil lui était un vrai fléau.

Pénible, leur voyage bientôt s’adoucit
À l’orée d’un immense bois à traverser,
Du jaune au vert, paysage bouleversé
Le mince sentier sinuait sans raccourcis.

On y croisait toutes sortes de voyageurs :
Ici un Elfe solitaire, ne pipant mot,
Là un pèlerin Orc, souffrant de mille maux,
Ou bien un Nain marchand, bavard et tapageur.

La route s’agrandit à la jonction des voies,
Les chemins convergeaient vers la Cité Vermeille.
Chaque journée vit plus de marcheurs que la veille,
La nomade colonne devint un convoi.

Les enfants, progressant à rythme soutenu,
Longèrent plus d’une caravane à l’arrêt,
Stoppée par ce flux d’âmes, dense et coloré,
L’ombre resta coi, un silence bienvenu.

Leur réserve de vivres devint minuscule,
Mais de nobles inconnus leur offraient des leurs
Lors de soupers communs, autour de la chaleur
De ces feux de camp allumés au crépuscule.

À ces douces soirées d’entente et de partage,
Ni Sydrien, ni Pucna ne prit la parole.
Ils écoutaient en souriant les fariboles,
Et massaient les cals et cloques de leur voyage.

« Les dragons existent ! » martelait un Nain costaud.
« J’en ai vu un gigantesque très loin vers l’Est !
Fendant les nuages ! Un vrai prédateur céleste !
Allez là-bas et vous le verrez bien assez tôt ! »

« Ce n’était rien de plus qu’une grosse wyverne ! »
Le railla un grand Elfe par trop aviné.
L’enfant, n’y connaissant rien et peu fasciné
Prêta peu l’oreille à ces ragots de taverne

Le lendemain, la route doubla de volume
En même temps que la procession bariolée.
À mesure que la verdure s’étiolait,
Se dissipait l’apaisant parfum des agrumes.

Ici, les fermes esseulées étaient légion ;
Des champs et des potagers jusqu’à l’horizon,
Gorgés de victuailles en toute saison,
Comme si les dieux bénissaient cette région.

L’ouïe accoutumée à la cacophonie,
La longue marche en devenait presque plaisante,
Car il y avait tant de personnes présentes
Tant de caractères dans cette foule unis.

Aux conversations, d’une heure ou d’une journée,
Sydrien prenait garde à taire sa nature
Conservant le vif souvenir de sa capture.
À tous, il se disait Déchu abandonné.

Son mensonge lui attira la charité
D’étrangers émus pris d’affection pour son sort.
Nul ne perça à jour ces ingénus ressorts,
Et de cette pitié Pucna put profiter.

« Malgré ma différence, les gens sont ouverts,
Tout le monde ici est si bon avec autrui ! »
Se réjouit la Kobold, installée pour la nuit
Dans une ferme où l’on offrait gîte et couvert.

« Figure-toi que j’en suis tout aussi surpris ! »
Lui confia le garçon, car les mésaventures
Qui avaient suivi son éveil, de sa capture
À l’évasion, étaient vives dans son esprit.

« Raconte-moi, Sydrien, je voudrais savoir,
Avant notre rencontre, que s’est-il passé ?
Tu m’as un peu raconté, mais pas assez,
Je voudrais t’aider à recouvrer la mémoire. »

Il lui narra alors dans les moindres détails,
Les quelques tumultes de sa courte existence,
Lui fit l’inventaire complet de sa malchance :
Les orcs et le troll, les loups ou bien la bataille.

Pucna l’écouta dans un silence attentif,
Grimaçant d’effroi à chaque péripétie.
Lorsque son jeune ami acheva son récit,
Elle lui livra son histoire tant attendue.
« J’ai perdu mes racines.
Je suis une orpheline,
Mais j’avais un père, autrefois,
Pecnepi, même si ma foi,
Nous n’étions pas liés par le sang.
Il était bon, mais vieillissant.
— Était-ce un Kobold, ce parent ?
— C’était un prêtre itinérant,
Mi Elfe, mi Kobold, chose rare,
Un fol assemblage bizarre,
Errant de contrée en contrée,
De grâce et ferveur pénétré.
Mais sa figure peu commune,
Oreille en pointe, fourrure brune,
Attiraient les regards surpris
Et parfois même le mépris.
— Mais ce prêtre, que prêchait-il ?
— Il priait pour le sol fertile,
L’amour, la vie et la nature.
Il dédiait son aventure
À Maën Slan, dieu désinvolte,
Le maître et gardien des récoltes. »

« Et c’est lui qui t’a élevée ?
— À mes deux ans, il m’a trouvée,
Orpheline errant dans les bois,
Terrifiée, les sens aux abois,
Du sang séché sur le pelage,
À des lieues du moindre village.
— Quelle horreur ! Que s’est-il passé ?
— Mon esprit s’est débarrassé
De cet antique souvenir.
Peut-être qu’à l’avenir
Le retrouverai-je soudain.
— Cet oubli n’est pas anodin,
Tu as grandi à ses côtés ?

— Quatre ans durant, je sursautais,
Toutes les nuits, de mauvais rêves.
Mais cette ère fut brève,
Il me rassurait chaque soir,
Près du feu, me faisait asseoir,
Puis me décrivait le monde.
Là, dans ma cervelle féconde,
Germait le goût des connaissances,
Comme une seconde naissance.
J’appris l’histoire des pays,
Quelques contes qui ont vieilli,
En science, quelques rudiments,
Lire et écrire, évidemment.
Nous errions en parfaits nomades,
C’était pour moi une balade
Bénie par Maën Slan lui-même,
Pourtant… pardon si je blasphème,
Mais ce dieu me l’a enlevé,
Son voyage s’est achevé.
— Pourquoi blâmes-tu Maën Slan ?
— Parce qu’il est aussi dieu des mânes,
De la mort et la maladie.
C’était un prêtre bien hardi,
Mais la fièvre l’a emporté.
Mon périple fut avorté,
J’errai seule et sans aucun guide,
Une adolescente candide.
Mais en créature exotique,
J’étais une attraction publique,
Curiosité ridicule,
On n’eut pas le moindre scrupule
À tirer parti de mon âge,
Je fus bernée et mise en cage. »

Pucna enfin se tut et sirota son thé
Laissant son compagnon réfléchir en silence.
Dans la pièce voisine, éclats de rire et danse,
D’autres voyageurs logeaient, bien plus turbulents.

« Nos malheurs, je crois, sont sans commune mesure »
Constata le garçon après quelques secondes,
>« Mon amnésie, mes quelques heures vagabondes,

« Est-ce un concours du passé le plus douloureux ?
Notre destin nous a malmenés tous les deux,
Comparer nos malheurs serait bien hasardeux ! »
Lui fit savoir la Kobold d’un ton chaleureux.

« Oui, tu as raison » dut admettre Sydrien.
« Concentrons nos efforts sur le présent et le futur.
Mais dormons d’abord, l’éveil m’est une torture.
Sans repos, demain nous n’arriverons à rien. »


Chapitre 10 — Suspicion

L’astre avait depuis longtemps délaissé son lit
Lorsqu’un cri retentit au milieu du convoi.
« Mon médaillon ! Au vol ! » s’exclama une voix.
Beaucoup se tournèrent vers le lieu du délit.

Les deux voyageurs n’y firent pas exception,
Soudain curieux, ils se frayèrent un chemin
Au pèlerin qui paraissait presque un humain.
Un Déchu furieux, à deux doigts de l’agression.

« Si je te retrouve… » s’emporta-t-il encore,
« Je te rosse jusqu’au sang ! Est-ce que tu m’entends ? »
La foule hurla et remua quelques temps,
L’enfant sentit quelque chose heurter son corps.

Bousculé et sans équilibre il entraîna
Dans sa lourde chute le Nain à ses côtés.
Pucna les releva avant de sursauter.
« Oh non ! » gémit-elle « Où est mon ocarina ?! »

Autour fusèrent les mêmes observations.
« On m’a pris mon couteau ! Il était juste ici !
— Quiconque a volé ma bourse aura des soucis ! »
L’auteur de ces larcins frappait sans distinction.

Un brouillard de suspicion couvrit les victimes,
Chacun portant sur son voisin un regard noir.
Pucna pourtant nourrissait encore l’espoir
De retrouver l’objet devenu presque intime.

« Pas de temps à perdre ! Cherchons sans plus tarder !
— Mais comment faire ? Nous n’avons pas le moindre indice !

— Ma nature de Kobold nous rendra service,
Mon excellent odorat devrait nous aider ! »

Mais être Kobold était à double tranchant,
Car déjà pesaient sur elle quelques soupçons,
Il était aisé d’accuser à l’unisson
Une étrangère. « C’est ce monstre ! » fit un marchand.

Sydrien s’apprêtait à prendre sa défense,
Et rabattre son caquais à cet Elfe odieux,
Mais un groupe de Nains s’interposa, furieux.
Voyant ces calomnies comme une infâme offense.

« Crétin d’échalas ! » s’offusqua le chef de bande,
« À Fierjoie, leur ville, j’ai grandi et j’ai vécu !
J’laisserai donc pas une espèce de faux-cul
Traiter une p’tite Kobold de brigande ! »

Son roux compagnon, d’une égale grandeur d’âme
Poussa les deux enfants hors de l’hostile masse
« Restez ici tranquilles, le temps que ça leur passe.
Dans deux heures, ils auront oublié tous leurs blâmes. »

Sydrien, lui, ne partageait pas cet avis :
« Démasquons ce voleur » confia-t-il à Pucna,
« Non seulement il nous rendra l’ocarina,
Mais on sera sûrs de n’être plus poursuivis. »

« Oui ! Très bonne idée ! Je vais me mettre au travail ! »
Répondit alors la Kobold qui l’air humant
Chercha la trace et l’odeur de son instrument.
L’enfant l’observait, guettant la moindre trouvaille.

Elle déambulait en levant le museau,
S’éloignait du rassemblement improvisé.
Bon choix, car il était plutôt malavisé
De rester, car tous se lançaient des noms d’oiseaux.

À l’écart de cette chaotique dispute,
Les voyageurs en colonne marchaient toujours.
Ceux-là, tous entiers consacrés à leur parcours
Ignoraient les vols survenant chaque minute.

On jeta, ici et là, des regards obliques
À cette créature canine et velue
Papillonnant entre les effluves, résolue
À dénicher son beau bibelot mélodique.

Cette courte piste odorante la mena
Aux pieds d’une immense Elfe, la peau d’un bleu sombre,
Entre azur et jais, et les yeux tels des ambres,
Dévisageant d’un éclat orangé Pucna.

« Tu es une Kobold » lança-t-elle d’emblée,
« Pourquoi te présentes-tu ainsi devant moi ?
Surtout, quelles sont les raisons de cet émoi,
Qui transparaît sur ton visage si troublé ? »

L’adolescente intimidée resta muette,
L’Elfe à l’air sévère la dominait de taille.
Sydrien étudiait son allure en détail,
Bien plus menaçante que la Kobold fluette.

« Réponds, petite, au lieu de garder le silence,
Et fais donc savoir à ton petit camarade
Que je n’aime pas ses indiscrètes œillades.
Alors ? Vous émoussez tous les deux ma patience. »

Enfin Pucna prit timidement la parole :
« Vous avez pris, je crois, un bien qui m’appartient.
— Ah oui, vraiment ? Et d’après toi, qu’est-ce que je détiens ?
— Mon ocarina. — Faux, je n’ai pas ta babiole. »

Pour appuyer ses dires, elle tâta sa besace,
Mais son expression se figea sous la surprise.
Elle entra aussitôt dans une noire crise,
Et saisissant Pucna, l’inonda de menaces.

« Espèce de voleuse ! Tu m’as volé ma bague !
Je t’ordonne de me la rendre, ou sinon
Il ne restera de ton corps que des moignons
Une fois que je t’aurai taillée à la dague ! »

La Kobold recula, craignant d’être agressée,
Et Sydrien s’interposa pour s’efforcer
D’apaiser de son mieux cette Elfe courroucée.
Sa lame était hors du fourreau, le temps pressait.

« Vous soupçons sont infondés, je vous l’assure !
Nous cherchons nous aussi l’auteur de ces délits !
— Tu ne cherches qu’à lui éviter le conflit !
Pousse-toi, et tu n’auras aucune blessure. »

Mais le garçon persistait à lui faire face,
Et lorsqu’elle s’apprêta à le bousculer
Un éclat de voix lointain la fit reculer.
« Je te tiens, voleur ! Te voilà cloué sur place ! »

Sur le joli visage de l’Elfe sombre
Passa tout à coup un éclair d’hésitation,
Ses soupçons, comprit-elle, étaient sans fondation.
La lâchant sans excuses, elle restait de marbre.

« Est-ce que tu vas bien ? » s’inquiéta le garçon.
« Oui ça va, merci ! Dépêchons-nous, Sydrien,
Ou bien jamais nous n’attraperons ce vaurien ! »
Ils se hâtèrent vers la source de ce son.

« Enfer ! Ce nabot a réussi à s’enfuir !
Rattrapez-le avant qu’il ne sévisse encore ! »
On le vit alors se fondant dans le décor,
Un Gnome preste dérobant un sac de cuir.

Il tendit une main habile et nonchalante,
La glissant dans l’ouverture étroite d’un sac,
Et prit une bourse, incorrigible maniaque,
Aussi aisément que s’il cueillait une plante.

Puis il courut, se faufilant comme une brise,
Glissant au ras du sol sans jamais être vu,
Malgré les courtes jambes dont il était pourvu,
Il était rapide, sa fuite semblait acquise.

Mais Sydrien sut soudain comment l’attraper,
Sans murmure ni tentation de son double,
Il canalisa les ombres innombrables
De la dense foule qui les enveloppait.

Il les étendit, les modelant à l’envi,
Fit d’elles de longues et solides chaînes noires,
Liens en deux dimensions suivant sa trajectoire.
Le malandrin ne se croyait plus poursuivi.

Il s’écroula au beau milieu de son élan,
Les pieds saisis par une force invisible,
Traîné au sol, comme tracté par un câble,
Le voleur fut tiré dans un mouvement lent.

« Tu ne peux plus t’échapper ! »lui lança Pucna,
Lorsque le Gnome captif parvint jusqu’à eux.
Celui-ci restait obstinément silencieux
Figé de terreur, muet, il se retourna.

Les enfants virent de l’effroi dans son regard,
Comme s’il ignorait la portée de ses vols,
Il tremblait, prostré à même le sol,
Et observait Sydrien et Pucna, hagard.

« Rends à tout le monde ce que tu leur as pris ! »
Ordonna-t-il, mécontent, au Gnome à l’air niais.
Sans un mot, ce dernier sortit de son panier
Tous les biens volés ; certains n’avaient pas de prix.

On se massa bien autour du tas d’objets,
Chacun collecta ce qui lui appartenait,
Les enfants eurent bien du mal à refréner
L’ire des victimes et à l’en protéger.

« Accordons-lui notre pardon ! » plaida, sérieuse,
Pucna qui s’était aperçue que le voleur
N’avait pas dérobé ces biens pour leur valeur
Mais sous leur joug d’une compulsion impérieuse.

L’Elfe des Embruns n’était pas de cet avis,
La lame de son couteau scintillait au soleil
« Je n’écouterai pas des inepties pareilles,
Corrigeons-le, à défaut d’écourter sa vie ! »

Mais la foule entre temps avait perdu sa rage,
La dame vengeresse était seule en son camp.
« Il ne s’agit là que d’un petit délinquant »
Protesta un Déchu dans la force de l’âge.

« Comme vous voulez » grogna-t-elle en s’éloignant.
Le convoi reprit sa route vers la cité.
Sydrien, s’en sentait proche, était excité,
Mais gardait un œil sur le Gnome trépignant.

Malgré son mutisme il souhaitait remercier,
Les avocats improvisés de son salut.
Il marchait à leurs côtés d’un pas résolu,
Sourire aux lèvres, heureux d’être ainsi gracié.


Chapitre 11 — Lusvarella

Il est de menus bonheurs et de simples joies,
Mais aucune, chez les enfants, n’était aussi grande
Que celle d’atteindre enfin la ville marchande.
« Entrons vite ! » suggéra Pucna, « le ciel rougeoie. »

Les voyageurs pressés se massaient à la porte,
Bouche béante aux immenses lèvres de bois
Garni de douze dents, des gardes aux abois
Régulant avec soin l’entrée de la cohorte.

Sur les pas de la lente, si lente procession,
Vint bientôt leur tour d’être scrutés à la loupe
Ainsi on interpella en marge du groupe
Ces jeunes voyageurs retenant l’attention.

« Qui es-tu, créature, et que fais-tu ici ? »
Demanda-t-on à la Kobold adolescente.
À Sydrien, les questions furent moins pressantes.
« Où sont tes parents ? » fit-on d’un ton adouci.

Le garçon désarçonné dût se résoudre
À mentir pour négocier leur entrée en ville.
Sans guère d’assurance et surtout malhabile,
Il plaidait, se gardant d’attirer leurs foudres :

« Nous voulons justement retrouver nos parents.
Ma sœur adoptive et moi sommes de retour
De chez notre oncle, dans une ferme aux alentours.
— Bon, allez-y passez », concéda le plus grand.

Le flot des arrivants s’était presque tari
Lorsque les enfants passèrent le seuil.
Ils avançaient tous deux, partout promenant l’œil,
Bercés par un assourdissant charivari.

Ils erraient, leurs sens sans cesse sollicités
Découvrant mille couleurs et autant d’odeurs.
Non loin, un temple ancien étalait sa splendeur,
Dévoilait ses pierres brunes à la cité.

À ses pieds, une curieuse cérémonie,
Prenait place au milieu du parvis noir de monde.
Un Elfe aux anges et sa compagne blonde,
Son « Oui » fut perdu dans une cacophonie.

Sur ses cheveux il posa un diadème d’or
Et la prit dans ses bras pour l’embrasser, radieux
Les enfants déroutés détournèrent les yeux,
Rougissant de cette scène, source d’inconforts.

Leurs pas gênés les menèrent un peu plus loin,
Au cœur d’un marché où chacun s’égosillait
Pour appâter les clients sans les effrayer,
Et surtout les servir avec le plus grand soin.

Poissons frais et fraise, froment, fromage et fumage,
Tout se mélangeait en entrant dans leurs narines.
De la laine rêche jusqu’aux soies purpurines,
Tout ou presque était sujet à du marchandage.

« Jeune Kobold, es-tu nouvelle dans le coin ?
Ce talisman te plaira sans l’ombre d’un doute,
Il t’aidera en amour, et sans qu’il t’en coûte
Plus d’un écu ! N’en aurais-tu pas le besoin ? »

L’homme-lézard, vêtu d’oripeaux bariolés,
Désignait Sydrien du regard, l’œil complice.
« Je dois refuser » fit-elle, « pas par avarice,
Mais parce que je n’ai aucun cœur à voler. »

Le Lézaride n’eut pas le temps d’insister,
Quand Pucna refroidit ses vénales ardeurs :
« Nous sommes sans-le-sou » confia-t-elle au vendeur,
S’attendant alors à l’entendre protester.

Mais il tourna la tête et se mit à crier :
« Bien le bonjour à vous, ô noble Elfe irisé !
Ce talisman bénit les plus civilisés ! »
Ils s’éloignèrent de l’escroc bibelotier.

Ce n’était pas, loin de là, l’unique reptile
Car bien d’autres serpentaient entre les passants
Seuls ou en famille, ils leur glaçaient le sang,
Leur rappelant Dame Brilné et son vigile.

Toutes les races se côtoyaient dans ces rues :
Elfes ou Nains, toutes les races dominantes,
Mais d’autres communautés étaient bien présentes,
Tels les Déchus, les Gnomes ou les Orcs bourrus.

Sydrien découvrit bien d’autres créatures.
Quatre pattes équines surmontées d’un buste
Trottaient tranquillement sur les dalles vétustes.
« Un Centaure ! », s’émerveilla Pucna, « quelle allure ! »

Plus loin, une fille ailée, juchée sur un toit,
Portait un sac rempli de fruits entre ses serres.
Elle acheva de dévorer son melon vert,
Puis pris son envol sous les regards discourtois.

Sydrien flâna, rôda plus que de raison
Tant attiré par l’odorat, l’ouïe et la vue,
Qu’il s’éloigna bien plus qu’il ne l’avait prévu.
Il n’y avait plus de marché, mais des maisons.

Le garçon s’aperçut alors qu’il était seul
Car Pucna avait disparu de son sillage.
Il la retrouva bientôt en plein bavardage
Avec un congénère aux faux airs d’épagneul.

« Sydrien ! Par ici ! » l’appela-t-elle, aux anges.
« J’ai enfin trouvé un autre Kobold que moi !
Roupo vit à Lusvarella depuis deux mois ! »
Ce dernier la gratifia d’un sourire étrange.

Le garçon s’inquiéta aussitôt qu’il le vit,
Car il s’en dégageait une impression malsaine.
« On s’est bousculés, tu aurais dû voir la scène ! »
Il sait tout des Kobolds d’ici ! » fit-elle, ravie.

« On est nombreux, tu sais »
Confia aussitôt son aîné canin.
« Comme un clan déclassé,
Que détestent les Elfes ou les Nains
— Mais pourquoi nous haïr ?
— À chacun son paria, on est les leurs.
Aux yeux de ces « messires »,
On est de violents voyous, sans valeur
Tandis qu’eux sont nobles. »
Ces mots frappèrent Pucna en plein cœur.
« Mais c’est détestable !
— Oui, la vie n’est qu’injustice et rancœur.
Rejoins la meute, Pucna.
C’est le seul moyen de survivre ici. »
Enfin, il termina
Son discours avec la voix adoucie.
« Tu seras notre sœur. »
L’enfant en avait assez entendu.
« Ce n’est qu’un beau parleur,
Ne reste pas à ses mots suspendue !
Tu voulais visiter
Fierjoie et voir la terre de tes pairs ! »
Son amie hésitait.
« Oui, mais c’est si loin que je désespère !

Quelque chose semblait avoir changé en elle.
Ce triste découragement était nouveau
Le Kobold avait-il agi sur son cerveau ?
Il reprit la parole, loup charmant une agnelle.

— Et pourquoi t’y rendre
Alors que tu peux tout trouver ici ?
Tu n’as rien à craindre,
Ta famille règlera tes soucis.
— Ma famille… ? Oui, c’est vrai…
C’est ce que j’ai cherché toute ma vie… »
La Kobold égarée
Paraissait hypnotisée, asservie.
« Écarte-toi, garçon. »
Roupo le poussa pour mieux s’en aller,
Pucna sur ses talons,
Mais Sydrien comptait bien s’en mêler.

« Je ne sais pas ce qu’il se passe, mais lâche-la ! »
Lui lança-t-il dans un dédale de ruelles.
Le Kobold s’arrêta pour répondre à l’appel.
« Déchu idiot, nous contrôlons Lusvarella. »

Il s’approcha, goguenard, avant d’ajouter :
« Ou nous en dominons les bas-fonds, tout du moins.
Que feras-tu ? J’en connais les moindres recoins
Mais je n’ai aucune envie de te violenter. »

« Que lui as-tu fait ? Pucna n’est pas si docile !
— Elle l’est devenue par la grâce de mon don.
C’est ce genre d’orpheline que nous aidons,
Car survivre hors du clan est trop difficile. »

Roupo et lui étaient désormais face à face.
« Tu n’es pas un Kobold, tu ne peux pas saisir
Le mal de notre race qu’ils laissent moisir
Comme des rebuts, une chienlit en disgrâce. »

« Quand nos frères de Fierjoie font la fête et dansent,
Tous les autres Kobolds vivent en marginaux.
Alors je les recueille tous, vieux et jeunots,
Et nous nous vengerons de cette ville rance ! »

« Laisse Pucna hors de ta vengeance insensée !
— Elle doit être honorée par ton amitié,
Mais ce qu’elle veut ne m’importe qu’à moitié.
Pucna n’est guère plus qu’un pion à déplacer. »

Celle-ci se tenait dans son dos, immobile,
L’œil vide et ne réagissant qu’à aucun son.
En croisant Roupo, en mordant à l’hameçon,
Elle était devenue son élève servile.

« Pourquoi m’en dire autant ?
— Cela importe-t-il ?
— Tout ça est révoltant !
— Ta colère est futile.
— Elle n’est pas sans motif
Car tu traites en esclaves
Des innocents naïfs
Pour agir sans entrave !
— Tu es bien bagarreur
Pour un Déchu, gamin !
— Et pourtant ma fureur
Est celle d’un humain ! »

Sydrien lui décocha, bouillonnant de rage
Un puissant coup de pied dans le creux du genou.
Puis il se jeta sur le dangereux gourou,
Le renversant au sol en dépit de son âge.

Le soleil au crépuscule baignait l’allée
D’une lumière orangée où se détachaient
Trois formes, silhouettes d’ombres effilochées.
L’enfant tendit les bras pour les ensorceler.

Sur ses poignets, ses chevilles et ses épaules,
Roupo sentit alors une puissante étreinte.
Les ombres emmêlées s’étaient toutes trois jointes
Pour mieux le maintenir au sol sous leur contrôle.

Sydrien attrapa aussitôt son amie
Afin de l’emmener le plus loin possible
De la confrérie montée par son semblable,
Mais elle trébucha, à demi-endormie.

Et tandis que Sydrien se penchait sur elle,
La secouait dans l’espoir qu’elle se réveille,
Pucna jaillit violemment de son lourd sommeil,
Égratignant sa joue de ses griffes rebelles.

Il fit un pas en arrière, essuyant son sang.
Sous l’effet de la douleur et de la surprise,
Sydrien avait dû relâcher son emprise,
Et Roupo s’avançait désormais, menaçant.

« Un humain, dis-tu ? Et avec de tels pouvoirs ?
Je t’ai sous-estimé, petit, mais n’aies pas peur,
Car bientôt, tu oublieras ta propre douleur,
Tu n’auras à l’esprit que ton nouveau devoir ! »

Un sifflement dans sa tête, sa vision brouillée,
L’enfant sentit alors son corps lui échapper.
Sa raison, peu à peu, se retrouvait happée
Par le Kobold qui s’efforçait de l’embrouiller.

Enfin il céda le contrôle de son corps,
Un sourire se dessina sur les lèvres
Du manipulateur et seigneur des pauvres.
La lutte était inégale. Il était trop fort.

C’est alors que Sydrien vola, propulsé
Bien au-dessus des hauts toits de Lusvarella
Sous le choc, il s’affola et gesticula,
Tandis que l’éclat rouge du soir le berçait.

Il atterrit, amorti par un coussin d’air
Face à un inconnu, haletant et en nage,
Une corne sur le front et noir de visage.
« Bonsoir, Sydrien », l’accueilla-t-il, lapidaire.


Chapitre 12 — Le Nadaan

Sydrien resta un long instant bouche bée.
Pourquoi ? Comment ? Était-ce sa bonne fortune ?
Il avait tant de questions, mais n’en posa aucune.
Sa stupeur n’était pas encore retombée.

Les mots de Kogdosh lui revinrent en mémoire.
« Cherche un Nadaan, peau sombre et corne frontale »
Voilà que survient, en spécimen idéal,
L’ange gardien qui l’a tiré du désespoir.

« Fuyons d’abord, et je t’expliquerai plus tard
Mon pouvoir, certes utiles, n’est guère discret,
Et pour Rupo, il n’a pas le moindre secret.
Allons-nous en, et vite, à l’abri des regards. »

L’enfant le suivit jusqu’au bord de la bâtisse.
« Saute », l’enjoignit le Nadaan, « Et fais-moi confiance »
Il hésita pourtant, songeant à sa malchance,
Puis tomba, comme s’il chutait d’un précipice.

Il ferma les paupières en attendant l’impact,
Mais se posa au sol avec délicatesse.
Son sauveur le suivit, l’attrapa en vitesse,
Et ils filèrent dans le dédale compact.

Trois à quatre minutes de course effrénée,
Et les fugitifs rejoignirent la grande artère.
« Nous y sommes » , souffla l’inconnu, « Entre à l’arrière.
Je vais voir si l’on ne nous a pas talonnés. »

Sydrien obéit, s’engouffrant sous l’arche,
Puis une porte s’entrebâilla sous ses yeux,
Il reconnut, derrière, le Gnome silencieux.
« Personne », constata l’autre, « Mais on nous cherche. »

Il les gratifia d’un agréable sourire.
« Tu connais déjà Bixtu, mon fils adoptif.
Il est différent, sans doute un peu trop naïf.
Je sais qu’il a grâce à toi échappé au pire. »

« Vous l’a-t-il raconté ? Il m’a paru muet.
— Ce qu’il ne peut dire, Bixtu l’écrit sans souci.
— Savez-vous alors pourquoi il chaparde ainsi ?
— C’est un problème. Selon lui, il ne fait que jouer. »

Le Nadaan se posa sur un fauteuil ancien
Et invita le garçon à faire de même.
« Mais changeons de sujet, car tes questions essaiment. »
Il pivota son siège, et Sydrien le sien.

« Tout d’abord, quel est votre nom ?
— Je suis Rōbal Agalophage,
Érudit d’un certain renom.
Certains ici me jugent sage,
Mais je suis bien loin de l’être.
— Alors êtes-vous un Nadaan ?
— Oui, j’eus la chance de naître
Près de la cité des arcanes,
Notre capitale Vahabo.
On nous appellee aussi Satyres.
Pour notre corne et nos sabots.
Mais ce terme attise notre ire.

— Et comment me connaissez-vous ?
— Par Bixtu et par ses louanges,
Puis par l’assistance, je l’avoue
D’une amie, une dame étrange.
— Qui est-elle ? L’ai-je déjà vue ?
— Votre rencontre est imminente,
Il semble qu’elle l’ait prévue.
C’est par une vision glaçante
Que j’appris où tu te trouvais
Dans ce songe, tu étais vaincu
Et par son pouvoir captivé.
À vrai dire, elle est convaincue
Que tu as un grand rôle à jouer.
J’éprouvais d’abord quelques doutes,
Mais même si tu as échoué,
J’ai vu l’ombre que tu envoûtes.
C’est un don rare et raffiné
Que tu as reçu en ton sein.
Nul doute que la ta destinée
Te réserve quelque dessein.
— Savez-vous de quoi il s’agit ?
Mon ombre pourtant si loquace
Ne pipe mot sur la magie
Qui l’anime, cet allié fugace.
— Une ombre douée de conscience ?
Aucun tome de magie noire,
N’évoque cette expérience !
Peut-être dans certains grimoires…
— Magie noire ? Que voulez-vous dire ?
— La sorcellerie est partout,
Jusque dans l’air que tu respires.
La plupart n’ont pas cet atout.
Tu n’as jamais eu de leçon ;
C’est rare, pour un ensorceleur.
Je t’apprendrai donc, mon garçon,
Qu’on en distingue sept couleurs :
Rouge, comme des flammes furieuses.
Une pluie de lave bouillante
Bleue, telle une eau tumultueuse
Et des stalactites tranchantes.
Jaune, c’est la foudre et le zéphyr
Le vent forcené et le tonnerre.
Vert, pour la nature et son ire,
Lianes et tremblements de terre.
Mauve, et la force de l’esprit,
Parler, mouvoir par la pensée.
Blanche, la magie de ceux qui prient
Ces mages peuvent tout panser. »

Röbal Agalophage marqua une pause.
Il ne restait qu’une couleur à la palette
Avant que sa leçon de magie soit complète.
Mais il fut devancé par un être en symbiose.

« Et la magie noire, n’est-ce-pas ?
Maudire et contrôler les morts,
Vaincre et dominer le trépas,
Donner aux ombres leur essor…
— Ainsi te voilà. Son ombre…
— Tu es tout à fait perspicace.
— Ta conscience paraît libre,
Qu’es-tu vraiment ? Une menace ?
— Je suis son ombre tu l’as dit.
— Je crains que cela ne suffise !
— Soit, votre hâte m’ébaudit
Et mon énigme est compromise,
Mais sans Pucna, elle attendra,
Car l’auditoire est incomplet.
— Oui ! Elle est dans de sales draps !
Il faut la sauver ! S’il vous plaît !
— Je n’ai jamais eu l’intention
De laisser Roupo l’embarquer
Dans sa ville et folle obsession.
Je comptais tout vous expliquer.
— Cette discussion est sans fin !
Alors je ne te retiens pas !
Sydrien, tu dois avoir faim,
Je vais préparer le repas. »

L’érudit se leva, un sourire aux lèvres,
Appela Bixtu pour l’assister aux fourneaux.
Mais refusa, obstiné, l’aide du jeunot.
« Tu es mon invité ! Lis plutôt mes livres. »

Alors Sydrien, nerveux, erra au salon,
Admira ses ouvrages aux belles reliures.
Ne s’attardant pas plus loin qu’à la couverture.
Il ne savait lire, et le temps lui semblait long.

Avec les effluves d’une viande épicée
La voix grave de Röbal l’atteignit bientôt.
« Et ne t’inquiète pas pour Pucna, il est tôt.
Nous frapperons cette nuit pour le devancer. »

Le Nadaan apparut, un plat entre les paumes,
Son fils sur ses pas, tenant une casserole,
Remplie de légumes, et d’une sauce aux girolles.
Sydrien prit une chaise en face du Gnome.

« Bien, par où commencer ?
Ce récit sera douloureux,
Car Roupo est un autre de mes fils.
J’ai été dépassé.
Comme tant d’enfants miséreux,
J’espérais que sous mon aile, il réussisse.
De tous les orphelins
Que j’ai recueillis en trente ans,
Il fut mon seul échec, effroyable.
La faute au gobelin,
Un misanthrope complotant,
Qui inspira des idées nuisibles
À mon Kobold fragile.
— Comme une forme de mentor ?
— Mergazai, c’est son prénom, a souffert,
Victime d’une ville
N’acceptant pas Kobolds, Centaures,
Gobelins, Orcs, Trolls… En somme, tous ses frères.
Mais le temps lui manquait,
Vieillissant, il prit des élèves.
Roupo fut l’un d’eux, à mon désarroi.
Il put leur inculquer
Ses valeurs, son combats, ses rêves,
Que leur révolution fige d’effroi
Les élites bien nées,
Les Elfes, Nains, Ailés ou Nadaans,
Ceux qui ne vivaient pas sous les regards
De méfiance indignée.
Mergazai mourut sans que fane
Cet esprit rebelle, désir revanchard.
De ses cinq apprentis
Quatre ont quitté cette cité,
Pour vaincre ailleurs l’injustice raciale.
Roupo n’est pas parti.
Confiant, il a même insisté
Pour mener seul la révolte locale.
— Mais n’avez-vous rien fait ?
— Eh bien si. J’ai encouragé
Cette lutte que je croyais noble.
Mais ses premiers méfaits
M’ont choqué, je l’ai vu changer,
Devenir froid, cynique et insensible.
J’ai essayé, bien sûr,
Mais je n’ai pu le raisonner,
Alors il coupa les ponts, disparut.
— Depuis quand cela dure ?
Six ans, mais Roupo est borné.
Son armée grandit, issue de la rue,
Les Kobolds la composent,
Sous le charme de son pouvoir.
— Est-ce l’enseignement de Mergazai ?
— Hélas, j’en suis la cause.
En lui transmettant mon savoir
Bien avant que l’on fexploite ses failles.
En mage mauve, Roupo
Sait manipuler les esprits,
Surtout ceux, plus proches, de ses congénères.
Car en quelques propos,
Il change l’amour en mépris,
Ou l’inverse : ses fidèles le vénèrent.
— N’est-ce-pas votre faute ?
Un tel pouvoir est dangereux,
En l’instruisant, vous étiez inconscient !
— Un don dont on te dote
N’est en soi ni bon, ni affreux,
Il suffit d’en user à bon escient.
Dois-je te rappeler,
Mon jeune ami, que ta magie,
Est perçue comme la plus maléfique ?
Tu peux m’ensorceler,
Soumettre ma sombre effigie
Mais tu refuses cet acte sadique
Car tu n’es pas cruel.
De même, je pensais que mon fils
Userait de ses talents pour le bien.
Mais malheur ! Rien de tel,
Son armée, ses pouvoirs grandissent,
Il menace tous ses concitoyens.
— Nous devons l’arrêter
Si la garde ne peut le faire !
— Il est temps de stopper ces trublions
Et leurs activités,
Car c’est désormais notre affaire.
Il faut empêcher cette rébellion. »

Les assiettes avaient largement refroidi
Et seule celle du Gnome était achevée.
« Tu sais désormais comment tout est arrivé.
Ce fut certes long, mais je pense avoir tout dit. »

« Quelle histoire ! » pensa Sydrien à haute voix.
« Voilà trop longtemps que Roupo fuit la garde,
Mais on peut compter ce soit sur une mégarde.
Car pour ses plans, tu serais un atout de choix. »

« Mais comment allons-nous le coincer ? »
L’enfant songeait moins à stopper la révolte
Qu’à libérer la jeune Kobold désinvolte
Et punir ensuite celui qui l’oppressait.

« J’ai une idée, que j’aimerais te soumettre
Mais je dois te prévenir : tu feras l’appât.
— Tant qu’il fonctionne, cela ne me dérange pas.
— Parfait, mais tu devras me suivre à la lettre »

Ils finirent à la hâte un glacial souper.
Pour mieux s’atteler ensuite à la mise en place
Du plan échafaudé par le Nadaan sagace.
L’enfant s’y préparait, ses craintes dissipées.


Chapitre 13 — Ombre lunaire

Seule osait souffler dehors la légère brise,
Accueillant cette compagnie sans aucun bruit,
Sans déranger le plan qu’ils avaient construit
Les deux lunes sous les nuages étaient grises.

« Roupo ignore l’étendue de mon savoir »
Lui avait tantôt confié son sauveur et hôte.
« Car je sais où il se terre : sous les arches hautes
De la basse-ville et ses tortueux couloirs. »

« L’endroit sera gardé — Certes oui, mais n’aies crainte,
Car j’irai par les toits, et toi par les ruelles,
Et l’aide de Bixtu, si modeste soit-elle
Te libèrera à coup sûr de leur contrainte. »

« Dois-je donc me laisser capturer et mener ?
— Jusqu’à un certain point, puis viendra l’évasion,
Tu l’approcheras, hors de son champ de vision
Quand l’attention de Roupo sera détournée. »

L’enfant acquiesça, puis tous les deux se quittèrent,
Le Satyre usa de ses dons pour s’envoler,
Se poser en douceur sur un toit isolé
Et poursuivre son chemin, flottant dans les airs.

Sydrien suivit au sol, à bonne distance,
La silhouette aérienne de son sauveur
Et derrière venait Bixtu, discret, rêveur.
Tous les trois mettraient à profit leurs compétences.

En silence, ils s’approchaient de la basse-ville,
Les lunes, dévoilées, jetaient parfois leur lumière
Sur cette course nocturne et particulière,
Dessinant les ombres sous de distincts profils.

Mais les ruelles pourtant n’étaient pas désertes,
Il évita les gardes, les fous et les soiffards,
S’accroupit sous les fenêtres qui, tels des phares
Chassaient au flambeau l’obscurité découverte.

On l’aperçut, enfant errant, à deux reprises.
L’une le héla, l’autre le laissa en paix,
Songeant qu’il n’avait pas à se préoccuper
De ces maudits orphelins et de leurs bêtises.

Il avança encore, suivant le mouvement
Du Nadaan qui à chaque rebord s’élevait.
Ce faisant, le garçon se savait observé,
Car il franchirait la frontière à tout moment.

Ce fut chose faite lorsqu’en passant sous une arche,
Il vit surgir deux inconnus, grands et robustes,
Carrures d’Orcs, puis des loups à partir du buste.
Deux mêlés, mi-Kobolds, à la lourde démarche.

Ils le saisirent l’un et l’autre par le bras,
Quand bien même Sydrien fit mine de fuir.
« Tu veux entrer, fouineur ? On va donc te conduire ! »
Firent-ils ; leur poigne le déséquilibra.

« Je vous en prie ! » répondit alors le garçon,
« J’ai faim et je ne demande qu’un bout de pain !
— Et alors ? » fit le garde tant Orc que lupin.
Malgré la comédie, ils gardaient des soupçons.

« La faim est notre lot à nous, les Oubliés »
Fit le second tandis qu’ils pénétraient l’antre.
« Mais tu connais pas ça, au vu de ton ventre !
Assez de mensonges ! Tu es notre prisonnier ! »

« Parle ! Qui es-tu pour tenter de te faufiler
Dans le refuge qui nous cache à ces nantis ? »
Lui se tut, sa supercherie anéantie,
Et posa le regard sur son ombre effilée.

Ils ignoraient qui il était, l’enfant sorcier,
Mais quoiqu’il dise, les deux le perceraient à jour,
Aussi ne pipa-t-il mot, scrutant alentour ;
Mais l’un des gardes éclata d’un rire outrancier.

« Chercherais-tu ton ami le Satyre
Qui rôde sous l’éclat traître des lunes ?
Oui, nous l’avons vu, il ne viendra pas.
— Tu le retrouveras aux pieds du chef !
Allons, gamin ! Quelle tête tu tires !
Tu vas quand même pas en garder rancune ?!
Au moins, tu auras droit à un repas !
— Tu ne pourras tenir aucun grief ! »

Sydrien n’écouta pas et, fermant les yeux,
Il sentit l’air bouger d’une étrange manière,
Un souffle imperceptible venu de derrière.
Et il sut que Bixtu était là, silencieux.

« Ma dague ! » aboya l’un des gardes au sang mêlé.
La voix de l’autre s’en fit l’écho : « Et mes flèches ! »
Bixtu se tenait non loin, sous la brise fraîche.
« Sale voleur ! » Leur ire en fut renouvelée.

Les lunes, à leur tour, offrirent leur assistance
En se dévoilant, providentielle surprise.
Alors l’enfant se libéra de leur emprise
Et les ombres proches lui firent allégeance.

« Ah ! Qu’espères-tu faire, créature chétive ?
— Lier vos jambes et vos mains, brutes imbéciles ! »
Alors les chaînes d’ombre, impalpables et serviles
Les attrapèrent, et leur capture fut effective.

Les gardes voulurent crier, sonner l’alerte,
Mais ne purent : Bixtu les bâillonna prestement
Avant de fuir en les laissant à leurs tourments.
Sydrien, lui, s’engouffrait dans la voie ouverte.

Son chemin se poursuivait, à peine éclairé,
Plongeant aux tréfonds du quartier insalubre,
Royaume des indigents, froid et lugubre.
Il s’y enfonçait, craignant d’être repéré.

Puis les allées se réchauffèrent, une par une.
Sous la lumière de lanternes vacillantes.
La basse-ville en son cœur semblait accueillante,
Tel un âtre, un havre pour chacun, chacune.

Son ombre reparut sur le sol orangé.
Ils échangèrent un regard, discrets complices
Avant de s’atteler à chercher des indices
En prêtant toujours l’oreille au moindre danger.

C’est ainsi que Sydrien entendit la voix
De l’allié qui l’avait précédé sur les lieux,
Satyre aux prises avec un Kobold victorieux.
« Röbal ! Mon mentor ! Est-ce le ciel qui t’envoie ? »

« J’en doute, Roupo. Même les dieux se désespèrent,
Avec le temps, de te faire entendre raison !
— Mais ma cause est juste ! N’est-ce-pas ta trahison
Qui t’a amené prisonnier en mon repaire ? »

« Du reste, mon ami, qu’espérais-tu accomplir ?
Une diversion ? L’enfant est entre mes mains.
Mes gardes ont déjà pris ce curieux gamin
Et sont en route. Alors ? Qu’as-tu donc à me dire ? »

Le Nadaan resta coi en le dévisageant,
Cet être maudit, jadis son enfant, perdu
Par le discours vengeur d’un Gobelin tordu.
Il pleura, tant son échec était affligeant.

Chacune de ses larmes, Roupo s’en délecta.
L’enfant l’observait, sentant croître sa colère,
Et maudissant de mille maux son adversaire
S’approcha lentement sans qu’on le détectât.

Puis Sydrien se figea le moment venu.
La place de la vieille ville, un peu plus loin
Luisait sous les flammes de torches, tenues au poing
Par deux Kobolds, et la seconde il reconnut.

Pucna se dressait à quelques pas de Röbal,
Elle était absente, les yeux sans le moindre éclat.
Une statue bras levé, là sans être là,
Loyale à celui dont elle était la vassale.

Et Roupo, lui, souriait de toutes ses dents.
Il avait cinq autres Kobolds à ses côtés :
Quatre géants à l’allure d’ours hébétés
Ainsi qu’un dernier tenant un flambeau ardent.

Sept cibles étaient plus qu’il n’en pouvait tenir,
Ce faible éclairage rendait l’ombre fragile.
Seule pouvait l’aider la lumière gracile
Des lunes, dont il ne pouvait user à loisir.

Elles étaient voilées par un épais tissu,
Celui d’un long auvent qui couvrait plusieurs toits,
Lin rapiécé, aux antipodes de la soie.
L’enfant tendit les bras, et nul ne l’aperçut.

Des torches ténues, il assembla les ombres
Et les projeta face au Nadaan, sur un mur.
Il dessina deux lunes, message d’un noir pur,
Communication tant secrète que sobre.

« Que regardes-tu ainsi, Röbal, vieil ami ? »
Fit l’autre en se tournant, mais le mur était nu.
Voilà ce qu’attendait son mentor détenu
Pour faire volte-face, chancelant à demi.

Il eut le temps de faire appel à sa magie
Pour briser à distance les supports de l’auvent.
La place luit comme jamais auparavant
Sous la clarté libre des astres resurgis.

Le plan du garçon était désormais complet
Tous les huit furent baignés d’un éclat lunaire,
Leurs silhouettes sur les pavés s’affinèrent,
Nettes, son emprise sur elles fut décuplée.

« Je ne sais pas ce que tu cherches à faire mais… »
Il se tut, comprenant qu’il était pris au piège,
Ses alliés et lui saisis par le sortilège.
Roupo vit surgir l’enfant qu’il sous-estimait.

« Ta révolution est finie » fit Sydrien,
Retenant les Kobolds par leurs ombres figées.
« Ah, cette magie maudite… Je l’ai négligée,
Mais ne sais-tu rien créer d’autre que ces liens ? »

« Qu’est-ce que tu insinues ? — Pas grand-chose, vraiment,
Mais que crois-tu accomplir avec un tel don ?
Tu es voué aux ténèbres, mon garçon ! — Pardon ?
— Garde ton fie, Roupo ! » fit Röbal véhément.

D’un puissant coup de poing, le Nadaan l’assomma
Et la troupe fut délivrée de son charme.
Confus, les Kobolds déposèrent les armes,
Pucna s’affola un instant, puis se calma.

« Enfin libre, mais quelle horreur !
J’ai cru rester toute ma vie
Dans cette espèce de torpeur !
Je réfléchir, je l’ai suivi…
— Oui, c’est parce qu’il t’avait piégée,
Mais il ne te fera plus rien.
— J’aurais aimé m’en protéger,
Mais merci pour tout, Sydrien. »

Elle l’enlaça en souriant jusqu’au museau,
Et versant quelques larmes de soulagement.
Röbal attendit pour rompre ce beau moment,
Puis déclara : « Voilà la fin de son réseau. »

« Jeune dame, je suis Röbal » se présenta-t-il.
« Et moi Pucna. Je vous dois ma libération.
— Votre ami a tout fait, à ma stupéfaction,
J’ai été pour ma part tout à fait inutile. »

« Je n’aurais rien pu faire seul », fit le garçon
Qui s’approcha de Roupo, étendu au sol.
« Et que faire de lui ? » Il lui toucha l’épaule,
Le Kobold inconscient fut saisi d’un frisson.

« Je possède un contact au sein de la garde,
Bixtu est parti à ma place pour le quérir,
Ils vont arriver et n’auront plus qu’à le cueillir.
Les voilà qui viennent par ici, regarde ! »

Dans le lointain nocturne des éclats de voix,
Cinq Elfes, deux Nains, puis une Gnome et un Déchu.
Les neuf en armure, et l’un d’entre eux, moustachu,
Dit à Röbal : « Le capitaine Mindan nous envoie. »

« Il vous remercie et transmet ses amitiés. »
Le Nadaan acquiesça, puis dit en voyant leurs lances :
« Roupo est à vous, mais j’appelle à la clémence
Pour ses disciples qui devraient être amnistiés. »

« Oui, les plus fervents d’entre eux tentent de s’enfuir,
Mais nous savons que son pouvoir les influence,
Et nous ferons nous-mêmes preuve de prudence. »
Roupo s’éveilla et fut sommé d’obéir.

« Röbal, Sydrien, n’êtes-vous pas malheureux
D’avoir gâché toute chance d’un monde juste ? »
Les condamna le Kobold, saisi par le buste.
« Vous y aurez votre place. Pas les miséreux. »

« Songe à notre race, Pucna ! » cria-t-il enfin
Tout en quittant de force leur champ de vision.
Mais la Kobold harassée par sa confusion
S’effondra terrassée par le froid et la faim.

« Pucna ! » s’alarma l’enfant avec inquiétude.
« Plus rien ne nous retient ici » fit le satyre.
Il la porta, et tous les deux purent partir,
Ne rêvant que de dormir en toute quiétude.


Chapitre 14 — Entre deux frontières

Dans la quiétude et la paix d’un travail bien fait
Leur doux sommeil s’étira plus que de raison,
Ils virent les rues pleines en quittant la maison.
Röbal les gratifia d’un regard satisfait.

« Merci pour l’aide, votre concours était précieux !
— Vous évoquiez hier l’appel d’une amie.
Peut-on en parler maintenant qu’on a dormi ?
Car il est venu je crois le temps des adieux. »

Le Nadaan sourit à ses mots, hocha la tête.
« Je t’en prie, après la ruine du groupuscule,
Abandonne donc ces vouvoiements ridicules.
Mais marchons ! Je te dirai tout de sa requête. »

Lusvarella n’avait pas changé d’un iota,
Boulevards et allées bondées comme la veille.
« Toi qui cherches ton chemin depuis ton éveil,
Peut-être t’aidera-t-elle. » L’enfant en douta.

« Sans me connaître ? Je n’en suis pas si certain…
— Erichto, vois-tu, est… une drôle de dame.
Elle vit à l’écart au Marais des Cent Âmes.
Depuis sa venue d’un continent très lointain. »

« Se peut-il qu’elle me connaisse à mon insu? ?
— Comme je l’ai dit, elle pourra t’éclairer
Sur le cruel destin qui te pousse à errer
Et sur ces curieux gènes que tu as reçus. »

La grande porte Ouest était déjà en vue
Lorsque Bixtu les rejoignit sans aucun bruit.
Le réseau d’amis du Nadaan porta ses fruits
Car on leur permit cette sortie imprévue.

« Les allers et venues sont ici surveillées
La route mène entre autres à la contrée voisine,
— Quelle confiance ! Ils sont en guerre, j’imagine ?
— Chacun craint la trahison. Ils sont effrayés. »

« Doit-on se rendre chez ce prétendu allié ?
— Pas jusque-là, mais le marais en est très proche.
Vous devrez bifurquer à la vue d’une roche
De taille immense et d’aspect plutôt singulier. »

« Est-ce notre unique indice ?
— Elle n’en a pas dit davantage.
Je n’ai jamais été la voir.
— Je vous pensais plus complices !
— C’est par visions et par images
Que nous partageons le savoir,
Pourtant elle voit, sent et sait
Plus qu’elle ne m’en a confié.
— Est-ce l’origine du rêve ?
— Elle vous savait menacés,
Et c’est à moi qu’elle se fiait
Pour affronter mon propre élève.
— Tout cela pour me rencontrer…
— J’aurais aimé vous y conduire.
Mais elle vous veut seuls, c’est ainsi.
— Notre trio s’en voit filtré…
— Vous êtes de vrais durs à cuire,
Je ne me fais aucun souci. »

Ils s’enlacèrent en famille hétéroclite,
Sydrien et Bixtu, Pucna avec Röbal
Et sur cet adieu tant physique que verbal,
Partirent pour faire une curieuse visite.

« Faites bonne route ! » lança le Nadaan au loin.
« Et ne prenez aucun risque inconsidéré ! »
Les enfants voyageaient mieux qu’ils ne l’espéraient,
En transportant tout ce dont ils avaient besoin.

« Adieu ! » fit Sydrien, et Pucna « À bientôt ! »
S’éloignant, la cité semblait de moins en moins nette,
Leurs amis changés peu à peu en silhouettes
Informes entre terre et ciel, comme un étau.

Ils s’arrachèrent à la dernière vision
D’une ville arrachée à la guerre civile,
Et sauvée d’un conflit tant sanglant qu’inutile.
Röbal veillerait dès lors sur sa cohésion.

Sydrien s’appliqua à retenir ses mots,
Car le chemin bifurqua à bien des reprises,
Il vit quelques roches, et craignit une méprise
Mais poursuivit : ils n’étaient en rien anormaux.

Les enfants progressaient vite et le pas léger,
En dépit de ce qui alourdissait leur sac :
De l’eau, des cartes, cataplasmes, vivres en vrac,
Et un couteau chacun pour mieux se protéger.

Le décor était loin d’être dépaysant.
Ils voyaient, hormis les hameaux de ci de là,
Des champs jusqu’à l’horizon, et rien au-delà.
Puis vint le fleuve et son clapotis reposant.

Le pont qui l’enjambait était cerné de tours,
Vigies de pierre, et leurs sentinelles de chair.
Un garde les héla : « Halte-là ! Que venez-vous faire ?
Cette frontière est un voyage sans retour ! »

« Nous cherchons le Marais des Cent Âmes, où est-il ?
— Partez, ce n’est pas un endroit pour des enfants.
Nous veillons au grain ! » ajouta-t-il, triomphant.
« Nous passerons, nous dissuader est inutile. »

Ils furent surpris, mais guère moins résilients.
« Quitter le pays n’est certes pas illégal,
Mais à un tel âge, voilà qui est anormal.
Nous vous en empêcherons, jeunes inconscients ! »

Les enfants étaient tout aussi déterminés
Et ne se démontèrent pas le moins du monde.
« Nous voulons voir le chef ! » fit Pucna, furibonde.
Il pesta : « Vous êtes diablement obstinés. »

Il disparut non sans un soupir agacé,
Laissant les deux voyageurs sur le seuil du pont,
Sous l’œil de ses pairs, qui ne tournaient le menton
Que pour s’échanger quelques saillies déplacées.

Le garde revint près d’un quart d’heure plus tard,
« Triste nouvelle ! Il se fiche de votre sort !
Allez donc vous jeter dans les bras de la mort.
— Merci » répondit Sydrien, sur le départ.

Il fit volte-face plus loin sur le chemin,
Les sentinelles l’observaient, déjà en deuil.
Et le capitaine, maître du pont, sur son seuil,
Regarda s’éloigner la Kobold et l’humain.

Les alentours peu à peu changèrent d’atours.
Une forêt poussa en travers de leur route,
Plus dense et plus sombre lieu après lieue, d’où ce doute :
« L’aurait-on passé ? Doit-on faire demi-tour ? »

Le garçon hésita : malgré sa vigilance,
Inspectant à chaque pas l’environnement,
Il baissa sa garde à quelques rares moments.
L’enfant regrettait à présent cette imprudence.

Vint alors une troupe, dans l’horizon boisé,
Cohorte désordonnée de petits bandits,
Gobelins à peau verte et chacun enlaidi
Par des balafres ne servant qu’à pavoiser.

Ceux-là n’avaient pas la clémence d’Akagur,
L’entrain de Gop ni même l’humour de Merloc.
Ils semblaient prompts à piller la moindre breloque,
Violents, une présence de mauvaise augure.

Il saisit Pucna par le bras et prit la fuite,
L’un et l’autre cachés derrière un tronc massif.
Sydrien écouta en silence, attentif
Les lourds pas d’un chef Gobelin et de sa suite.

L’un d’entre eux parla : « Les temps sont durs, capitaine !
Personne ici ! Pas même un Elfe à dépouiller !
Seulement quelques gardes, en train de patrouiller ! »
Sydrien estima leur nombre à la vingtaine.

« D’ici à ce maudit pont, il reste quatre lieues,
Je crois qu’on trouvera bien quelques proies faciles ! »
Le meneur pressa le pas, suivi d’une file
De complices, des bords de la route à son milieu.

« Voilà pourquoi le chemin est si dangereux… »
Murmura Pucna lorsqu’ils furent dépassés.
« Faisons une pause, la marche m’a harassé.
— D’accord, mais écartons-nous du sentier terreux ! »

Tous deux entamèrent leurs riches provisions
À l’abri dans les feuillages d’un bois voisin,
Miches de pain, quelques légumes et du raisin.
De ce repas, la sieste en fut la conclusion.

Ça ne dura pas, leur digestion fut coupée
Par un cri rauque et soudain, empli de détresse.
Ni l’un, ni l’autre ne fit preuve de sagesse
En se ruant vers sa source, un groupe attroupé.

La horde de Gobelins était de retour,
Affrontant une Elfe à la peau céruléenne
Mais leur victoire était bien loin d’être certaine,
Car certains gisaient, morts attirant les vautours.

La Kobold reconnut aussitôt son visage.
« Cette Elfe bleue ! C’est elle qui m’a menacée !
Que fait-elle ici ? Nous a-t-elle pourchassés ?!
— Je l’ignore mais n’approchons pas davantage. »

Un ruisseau coulait sur l’autre bord du sentier.
Son modeste flot était trop impétueux
Pour n’être pas mû par un sortilège aqueux,
Clapotant en tous sens, s’agitant tout entier.

« Vengeons nos frères ! » aboya le chef de la bande,
Et les dix-sept brigands lancèrent leur assaut.
« Vous mourrez ici, pathétiques vermisseaux »
Rétorqua l’Elfe en soulevant l’eau sur commande.

Le docile cours d’eau s’étira dans les airs,
S’affina en douze lames ou davantage
Qui tournoyèrent autour de l’adroite mage,
Telle une barrière, protectrice et mortifère.

Un agresseur s’écroula, et puis un second,
L’eau en suspension trancha cinq autres gorges
Et sa dague en faucha trois comme de l’orge.
Dix nouveaux corps ; leur chef n’en fut que plus bougon.

« Incapables ! Ce n’est qu’une sale Elfe bleue ! »
Il vit alors les deux enfants qui l’observaient
Et vit en ces derniers la distraction rêvée.
Comme des otages, il voulut s’emparer d’eux.

Bien mal l’en prit, car ses cibles étaient armées.
« N’approchez pas ! » rugit Pucna en assénant
Un coup entre les côtes de leur lieutenant,
Mais à la vue du sang, elle fut alarmée.

« Pour qui tu te prends, sale cabot ?! » hurla-t-il,
Sa plaie était mince mais sa rage en croissance.
Pucna lâcha l’arme, vulnérable à sa vengeance,
Mais Sydrien figea le malfaiteur hostile.

Courtaud quoique large il s’écroula lourdement
Lorsque Sydrien le percuta de plein fouet,
Se servant de ses pouvoirs pour mieux le clouer
Au sol, où il fut hébété un long moment.

Alors l’Elfe acheva son carnage aquatique,
Ne laissant fuir qu’une poignée de Gobelins.
Mais trop lointaine et ses forces en déclin,
Elle ne put que crier à l’enfant l’amnésique.

« Achève-le, ou il poursuivra ses pillages ! »
Sydrien tenait sa lame sous le menton
De ce vaurien pathétique, de cet avorton.
« Tue-le » fit l’ombre, « Sers-toi de ton avantage. »

L’enfant s’imagina porter le coup fatal,
Les mains tâchées de sang, Sydrien l’égorgeur,
Cette sombre pensée stoppa le voyageur,
Qui exerçait sur l’autre un contrôle total.

« N’aies aucune pitié », susurra son double.
Tandis que dans son dos s’élevait une plainte :
« Je vais devoir le faire, puisque j’y suis contrainte ! »
Cette pression ne fit qu’accroître son trouble.

Il lâcha son couteau, desserra son emprise,
Et libéra, hésitant, l’être à sa merci.
L’Elfe le rejoignit le visage obscurci.
« En quelle langue faut-il que je te le dise ? »

Le cri du chef Gobelin fut interrompu.
Lorsqu’elle mit fin d’un geste à son existence.
« Ces engeances ne méritent que la potence.
— Il était sans défense ! Comment avez-vous pu ?! »

Elle dévisagea la Kobold, puis s’écria :
« Ah ! Nous nous sommes je crois déjà rencontrées.
Le long du chemin menant à cette contrée.
— Vous m’accusiez de vol, me traitiez en paria ! »

« Nous faisons tous des erreurs, ton ami de même
En faisant preuve d’une pitié mal placée.
— Ça me regarde, sans vouloir vous offenser.
Je ne suis pas un meurtrier. Est-ce un problème ? »

« Petit Déchu, tu ne feras pas de vieux os »
Répondit-elle, d’une voix pleine de malice.
« Mais que font deux enfants à la vertu si lisse
Sur ces terres sillonnées par d’obscurs réseaux ? »

« Ce que nous faisons ne vous regarde en rien.
— Je m’interroge voilà tout, mais je devine
Que vous cherchez le marais » nota-t-elle, mesquine.
« Comment le savez-vous ?! » s’inquiéta Sydrien.

« Merci d’avoir confirmé mon maigre soupçon.
Je suis Isverendil, une Elfe des Embruns.
Me tiendrez-vous compagnie malgré vos chagrins ?
— Non ! » répondirent les enfants à l’unisson.

« Vraiment ? Nous allons dans la même direction.
— Sans façons, nous n’en avons pas la moindre envie.
Vous joindre à moi, c’est assurer votre survie ! »
Mais Sydrien la surprit par sa réaction.

« Mais vous, pourquoi nous voulez-vous à vos côtés ?
Vous ne semblez pas nous porter votre cœur,
Ni accorder à la vie la moindre valeur.
Vous souciez-vous que notre vie soit ôtée ? »

Contre toute attente, elle haussa les épaules.
« Oh, je vois… Puisque c’est ainsi, débrouillez-vous.
Votre existence m’importe peu, je l’avoue. »
Son rire gêné tranchait avec sa parole.

« D’ici, le marais n’est plus qu’à quelques minutes.
Partez donc. Quant à moi, je vais me restaurer. »
Puisqu’il n’était plus question de collaborer,
Ils prirent la route, évitant les corps des brutes.

Lorsque parut le rocher, gigantesque indice,
Et la trouée à gauche menant au marais,
Pucna se confia à lui, désemparée :
« Elle voulait venir… Était-ce par caprice ? »

« Ce n’était certainement pas par bonté d’âme.
Cette Elfe m’a tout l’air de cacher quelque chose,
D’ailleurs, je ne pense pas qu’elle se repose
— Nous risquons de revoir cette vilaine dame. »


Chapitre 15 — Le Marais

Depuis la route la transition fut discrète,
Des fourrés aux feuillages, un décor identique,
Adieu pavés ! Le sentier était archaïque,
Couvert par les racines de la terre extraites.

Ici plus qu’ailleurs, la prudence était de mise
Car ce marais n’avait pas usurpé son nom.
Mieux valait y surveiller ses pas, ou sinon,
Une chute suffisait que l’on s’enlise.

Partout sinuaient d’étroits cours d’une eau croupie,
Tant brunie par la boue que verdie par la vase,
Cachant en leur sein plus d’espèces animales
Que de plumes sur les ailes d’une harpie.

« Pour rien au monde, je ne nagerais là-dedans… »
Commenta Sydrien, enjambant une souche.
Mais il apprit vite à ne plus ouvrir la bouche
Quand les moustiques lui caressèrent les dents.

« Je doute que tu en ressortirais vivant… »
L’eau du marais était un ennemi perfide,
Tapie dans chaque angle mort, un serpent liquide,
Prêt à avaler sa proie, fût-il bête ou savant.

Combien y étaient morts, pris au piège et noyés ?
Sydrien et Pucna suspectaient cet endroit
D’abriter l’esprit de ces défunts maladroits,
Dont il n’était pas permis de s’apitoyer.

Ces lugubres conjectures, bientôt, s’affermirent.
Marais des Cent Âmes ? Il en comptait davantage,
Ce fief des spectres, le seul royaume sans âge,
Était en somme une invitation à mourir.

Alors survint le brouillard, timide d’abord,
Qui devint plus insistant, plus consistant
Plus résistant, un obstacle de chaque instant.
Il couvrait l’eau et en dissimulait les bords.

Tous les deux s’étaient accoutumés au silence
Lorsqu’ils entendirent un lointain clapotis.
L’Elfe les suivait, comme ils l’avaient pressenti,
Mais ils craignaient qu’elle ne soit une nuisance.

La brume s’épaissit alors jusqu’à l’opaque.
Gênant un peu plus leur cadence ralentie.
Même ainsi, leur survie n’était pas garantie,
Car ils étaient vulnérables à la moindre attaque.

Étrangement, tout aveuglés que les enfants furent,
Ils n’en trouvèrent pas moins leur route à tâtons,
L’odorat aidant, Pucna levait le menton,
Suivant une piste de soufre et de sulfure.

Leurs bottillons n’étaient déjà plus bien étanches,
Boueux et humides, du dehors et du dedans.
Marcher devenait de moins en moins évident,
Ils avançaient, fouettés par d’invisibles branches.

Ils n’étaient pas seuls, car les suivaient des fantômes,
Plus sinistres que menaçants, discret cortège.
Ils les observaient, à l’affût d’un sacrilège,
Prêts au premier faux pas à hanter le binôme.

La procession aurait pu être invisible
Mais sur son territoire n’en fit pas l’effort,
Devenant même massive au fil des renforts.
La fuite n’était désormais plus possible.

Eux-mêmes restaient muets, craignant d’éveiller
Par le simple son de leur voix une ire ancienne.
Ne restaient que leurs pas et la faune aérienne,
Des parasites à dards, pas vraiment effrayés.

Et ce spectacle s’éternisait, hypnotique.
Leurs pieds s’enfonçaient, se décollaient de la terre,
Lever, poser l’un, puis l’autre. Toujours se taire.
Ils avançaient d’une démarche automatique.

Le brouillard, parfois, prenait une forme humaine.
Qu’elle fût silhouette ou visage fugace,
Ses venues tentaient l’atmosphère de menace.
Pendant une seconde, comme un souvenir de haine.

« Sydrien, réveille-toi », soufflait l’ombre en vain.
« C’est leur roi » persista-t-il. « Il est dangereux. »
L’enfant n’écoutait plus son double ténébreux.
Son corps était sur terre, son âme au seuil divin.

Ce n’était pas par volonté de malveillance
Que le roi gris et sa cour souhaitaient leur mort,
C’était la conscription : avec ou sans accord,
Ils rejoindraient l’armée des spectres et leur danse.

La couronne embrumée apparut de nouveau,
Leur trépas n’était plus qu’une formalité
Que l’eau grise ne ferait que faciliter.
Comme les mânes se massant à leur niveau.

Un cri les sauva en tirant de leur torpeur
Les marcheurs inconscients qui soudain s’éveillèrent.
La clameur et son écho venaient de l’arrière,
La volte-face pourtant les glaça d’horreur.

Les revenants restaient figés sur leurs talons.
Les yeux de Sydrien croisèrent ceux du roi,
Et la troupe en un instant libéra sa proie.
Le brouillard se dissipa, en large et en long.

« Elle a des ennuis, il faut lui venir en aide »
Grogna Pucna, obéissant à ses valeurs
Plus que par amour pour cette Elfe de malheur.
L’enfant la suivit, courant au bord d’une eau tiède.

Ils la découvrirent, entourée de toutes parts
Par une large cohorte fantomatique,
Mais lorsque sa situation devint critique.
Sydrien et Pucna lui firent un rempart.

Les esprits ne s’attaquant qu’aux plus affaiblis,
Ils se volatilisèrent dans la seconde.
Ne resta qu’un marais à l’eau nauséabonde,
Et trois voyageurs aux frontières de l’oubli.

« Est-ce tu peux marcher ? » demanda le garçon.
Elle acquiesça sans bruit, encore sous le choc.
Ça ne dura pas : elle se leva d’un bloc,
Et son mot, « Merci », s’accompagna d’un frisson.

L’Elfe prit les devants, mais dans le mauvais sens.
La Kobold l’arrêta : « C’est de l’autre côté. »
Elle en fut surprise et parut même hésiter,
Puis souffla : « Alors vous acceptez mon alliance ? »

« En tout cas, on ne te laissera pas mourir.
Je peux me repérer grâce à mon odorat,
Pour trouver cette sorcière, cela suffira. »
Isverendil eut un amer et faible rire.

« Bien, ce sont donc les enfants qui veillent sur moi.
Je vais tâcher de ne pas en être humiliée. »
Les spectres s’étaient depuis longtemps repliés.
La brume aussi, dévoilant deux cours d’eau siamois.

Les hanter jusqu’au trépas serait sans effet,
Trois âmes averties en valaient au moins six.
Leur vigilance contrait tous les maléfices
Comme une égide dissuasive, un mur parfait.

Mais ils ne disparurent pas complètement.
Sydrien perçut çà et là quelques reflets,
L’éclat d’une couronne, un voile qui gonflait.
Au moins eurent-ils la paix, fût-ce un court moment.

Le crépuscule menaçant se fit plus proche,
Tandis que s’installait le froid mordant du soir.
Un parfum prit Pucna, venant d’un encensoir.
« Tu ne le sentais pas ? » fit l’Elfe, comme un reproche.

« Il vient d’apparaître, l’odeur est très récente. »
Répondit-elle sans relever son ton sec.
« En route ! » fit-elle, et ne croyant pas à l’échec,
Courut vers ce phare de senteurs entêtantes.

Il leur fallut un instant en voyant la hutte,
Pour cesser de croire qu’ils nageaient en plein mirage ;
Car ils avaient atteint le cœur du marécage,
L’abri de fortune de la sorcière, leur but.

Elle les observait, debout devant l’entrée,
Un sourire édenté sous ses nombreuses rides.
« Vous avez triomphé de ce pays torpide,
Venez donc sans crainte, ne restez pas en retrait. »


Chapitre 16 — Erichto

La sorcière les accueillit en son antre,
Mais ils restèrent sur son seuil, cois et debout,
Leurs piètres bottes dégoulinantes de boue,
En haillons rapiécés des jambes au ventre.

« Votre venue à tous les trois était écrite,
Aussi vous ai-je préparé des vêtements. »
Ils en furent ravis, mais pas moins franchement
Défiants à l’égard de cette étrange visite.

Sydrien et Pucna se changèrent ; pas l’Elfe,
Qui sans s’émouvoir de son hospitalité
Prit, hautaine, la parole sitôt abritée :
« Je viens au nom des Ondines et des Sylphes. »

La sorcière resta stoïque.
« Je cherche un être maléfique,
Un Centaure nommé Dal’nic.
Il s’agit là d’un hérétique,
Sa bande a pillé les reliques
De l’un de nos temples antiques.
J’en appelle à vos dons magiques
Pour retrouver cet être toxique.
Allons, ne soyez pas mutique !
— Mensonges, » souffla-t-elle, laconique.
« Comment ? » fit l’Elfe colérique,
Intriguée par cette réplique.
« Pauvre enfant, c’est d’un pathétique !
Je vois clair dans votre tactique.
Rappelez-vous, je suis mystique,
Savez-vous ce que ça implique ?
Me tromper serait utopique,
Alors cessez-donc ces suppliques
Car sous votre quête héroïque
Couve une vengeance sadique. »
Isverendil resta statique,
Un instant même léthargique
Puis se livra : « Je vous l’explique :
Ce Centaure est un fanatique.
Par sa faute, ma famille idyllique,
Mon époux et mon fils unique
Ont connu une fin tragique.
Je suis ici en pragmatique.
Mon but n’est ni beau ni lyrique.
Je lui veux un sort identique
À mes proches, n’est-ce-pas logique ?
Je voudrais, en termes pratiques,
Voir sa tête au bout d’une pique.

Silence se fit, l’espace d’un court instant.
Pucna frissonna, Sydrien dévisagea
Cette Elfe farouche et vengeresse, qui déjà
Appuyait son discours d’un regard insistant.

Enfin la sorcière réagit l’air ravi :
« Douce franchise, sœur de bien des belles vertus !
Pourquoi mentir ? Peu m’importe que tu le tues !
La mort me séduit davantage que la vie. »

Ce flegme morbide leur parut une insulte.
« Pourquoi m’avez-vous invité ? » tonna le garçon
« Et que pourrais-je recevoir comme leçon
De la part d’une adepte des sciences occultes ? »

La réponse, cinglante, n’en était pas moins sobre.
« Est-ce ainsi que l’on s’adresse à sa congénère ?
Ces mots cruels ont de quoi aiguiser mes nerfs
De la part de Sydrien l’Envoûteur d’Ombres. »

L’intéressé resta un moment bouche bée.
« Ma… congénère ? Seriez-vous une humaine ?!
— Voudrais-tu en savoir plus sur le phénomène
Qui nous a décimés, des aïeuls aux bébés ? »

Si la voyante souhaitait l’apaiser ainsi,
Elle n’aurait pu trouver plus puissantes paroles.
Tous l’écoutaient comme une maîtresse d’école.
L’effet de surprise était des plus réussis.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? Ce n’est pas un Déchu ? »
S’alarma à voix haute l’Elfe abasourdie.
« Interprétez par vous-même ce que j’ai dit,
C’est à lui désormais que mes mots sont échus. »

« Que s’est-il passé ? Est-ce que vous le savez ?
— Tout est parti, à vrai dire, d’une épidémie,
Un mal qui nous a anéantis à demi,
Mais une moitié que rien ne pouvait sauver. »

« Tout serait venu d’une simple maladie ?
— Simple non, quoiqu’on en ignore l’origine.
Était-ce magique ? Moi du moins, je l’imagine.
— Il paraît que c’est l’œuvre d’une perfidie. »

« Tant de théories fourmillent sans certitude !
On parle de mages fous, d’Elfes malveillants
De démons, dragons, dieux ou d’autres assaillants.
C’était il y a trois siècles selon mes études. »

« Cette malédiction n’a frappé que les femmes,
Épargnant certes les hommes, mais quelle importance ?
L’espèce humaine fut privée de descendance,
Et ne put survivre qu’à travers l’amalgame. »

« L’amalgame ? — Nous ne sommes pas vraiment éteints,
Car perdurent les gènes de ces survivants,
Chez leurs enfants métissés, et dorénavant,
Elfes ou Nains ont leur génome clandestin. »

« Les humains vivraient donc à travers d’autres races ?
— C’était le seul moyen pour notre patrimoine
De traverser les âges de manière idoine. »
Sydrien fut sidéré, mais l’Elfe de glace.

« Êtes-vous tous deux humains ? C’est impossible.
Comment vos ancêtres y auraient survécu ? »
Isverendil était loin d’être convaincue.
« J’ai survécu », fit la sorcière impassible.

« J’ai déjà survécu à plus d’un millénaire,
A l’âge, aux guerres, aux famines et infamies !
Comment pouvais-je mourir d’une pandémie ?
J’ai pour la Mort une amitié des plus sincères. »

Enflammée un instant, elle s’était calmée.
« Je suis immortelle » conclut-elle, « C’est ainsi »
Comme si tout désormais s’était éclairci.
« Et toi, étrange enfant ? T’aurait-on ranimé ? »

« Ma réponse risque fort de vous décevoir,
Je ne me souviens de rien, sinon mon éveil
Dans un bois quelconque sans magie ni merveilles.
— Mais il s’en souvient, ton double drapé de noir. »

L’ombre de l’enfant émergea du mutisme
Imposé depuis l’arrivée de l’Elfe intruse.
« Dois-je l’avouer ? Vos motivations sont confuses,
N’êtes-vous animée que par l’altruisme ? »

Un cri le coupa : « L’ombre parle ! Je comprends mieux !
C’est cette obscure magie que le Gobelin
A vu avant de fuir plus vite qu’un poulain !
Une abomination, un affront à tous les dieux ! »

« Est-ce pourquoi vous teniez tant à nous suivre ?
Percer son secret et l’insulter en ingrate ?
— Cette hérésie mérite la peine adéquate,
De tels mages noirs n’ont pas le droit de vivre ! »

Il y eut soudain un silence glaçant.
Le feu de l’âtre fut réduit à quelques braises,
Et tous trois furent saisis d’un brusque malaise,
Lorsqu’un fantôme apparut en figeant leur sang.

D’autres spectres apparurent aux fenêtres,
Cette armée cernant la hutte, menée par le roi
Les plongea dans le désarroi, puis dans l’effroi,
Non sans chute abyssale du thermomètre.

« Choisis tes mots avec soin, Elfe arrogante,
Ils scelleront ton destin car cette demeure
Est celle d’Erichto, et certaines rumeurs
Me lient aux ténèbres et m’en font la régente. »

Puis le silence retomba, toujours plus lourd
Et l’Elfe affolée, médusée, prit la parole :
« Je vous demande pardon… J’ai… j’ai été folle,
Je fus élevée dans ce profond désamour… »

« Soit » fit la sorcière, « Peut-être puis-je t’aider,
Mais pour l’heure c’est ce garçon qui m’intéresse,
Le dernier enfant de notre défunte espèce,
Mystère sans réponse, mais j’ai quelques idées… »

« Quelles sont-elles, ô conquérante des siècles? »
S’enquit l’ombre guère effarouchée par son ire.
En réponse, Erichto fit résonner son rire.
« C’était votre titre, avant d’être une oracle. »

« Ainsi tu me connais. Mes soupçons sont fondés.
Je sais donc ce que tu es. C’est intéressant.
Le lui diras-tu, à cet enfant innocent?
— Lorsqu’il sera temps, il n’aura qu’à me sonder.

« Ne suis-je pas convié à votre tête à tête ? »
Sydrien bouillonnait de se sentir exclu.
Il avait lutté pour trouver ce trou reclus
Et voulait une réponse, fût-elle imparfaite.

« Pardonne-nous, ce n’était pas des plus polis.
Je ne puis cependant te dire qu’une chose :
La magie à l’oeuvre est celle d’un virtuose,
Ton ombre est née d’un sort âprement accompli. »

« Mais qui suis-je et comment ai-je pu survivre ?
D’où me vient cette magie que l’on dit maudite ?
J’espérais tant de cette sinistre visite,
Obtenir des réponses qui me délivrent… »

Il laissa échapper un sanglot étouffé,
Lui qui d’ordinaire conservait son aplomb,
Puis sécha ses larmes et tourna les talons.
La sorcière arrêta l’enfant insatisfait.

« Ton périple sera parsemé d’embûches
Mais n’aies crainte car tu en sauras bien assez
Si tu suis le chemin que je peux voir tracé.
— Vous obéir, comme animé d’un esprit de ruche ? »

« Il faudra bientôt partir, mais où voyager ?
Erichto peut entrevoir les fils du destin.
Notre avenir, nous le saurons demain matin,
Si nous lui laissons la nuit pour le présager. »

Pucna le rejoignit, car elle était séduite.
« Venus à Lusvarella sur conseil d’un Orc,
Puis envoyés au fief du spectral monarque,
Nous n’avons pas le moindre indice sur la suite… »

« Eh bien je ne suis pas contre un brin de sommeil…
Mais ma confiance n’est pas aisément acquise
Nous verrons demain si ma décision est prise.
Je cherchais ici des réponses, pas des conseils. »

« La fatigue doit obscurcir ton jugement,
Le souper est préparé, tout comme vos couches.
Il est sommaire, mais ne soyez pas fine bouche.
Peu de choses au marais servent d’aliments. »

Mais se remplir l’estomac leur fut un délice,
Ils échangèrent peu et s’endormaient déjà.
L’enfant se mit au lit et aussitôt plongea
Dans une léthargie lourde et réparatrice.

Le lendemain à l’aube, Sydrien pensait,
Cogitant sur son lit en pleine réflexion,
Qu’il ne tirerait aucune satisfaction
À suivre la route qu’on lui disait tracée.

Erichto comme promis avait leurs réponses.
Elle n’attendit pas qu’ils se soient sustentés,
Leur livrant ce qu’elle tenait pour vérité.
L’Elfe jouit la première de l’annonce.

« Créature des Embruns, ton but est au sud,
Des terres ancestrales Thudrog, ses Centaures
Te mèneront par un désert de soif et d’or.
Là-bas, ta vengeance atteindra sa complétude. »

« Envoûteur d’Ombres, ton destin est quant à lui à l’est,
Sur les cimes enneigées qui t’ont vu naître,
Où t’attendra le plus pur des êtres,
Auréolé d’une blanche lumière céleste. »

« Je n’irai pas » lui répondit-il sans ambages.
« Pardon ? — J’irai à Fierjoie, je l’ai décidé.
Pucna cherche son pays et je vais l’aider.
— Et qu’espères-tu donc tirer de ce voyage? »

« Des réponses, celles que vous m’avez refusées,
Des bribes de savoir sur ce monde inconnu,
La joie d’une amie et ancienne co-détenue,
Ma liberté, dont je n’ai pas à m’excuser. »

« Sydrien ! Tu n’y es pourtant pas obligé ! »
Protesta Pucna qui pourtant était ravie.
« Je ne laisserai personne choisir ma vie,
Et puis j’aurai avec moi mon allié de jais. »

« Ces réponses te parviendront en temps voulu,
Et tu rallieras de toi-même les sommets
Où tout a commencé, où ton mythe a germé.
Dans la tour sombre que le temps a vermoulu. »

« Verriez-vous un inconvénient, Isverendil,
À tenir compagnie à ces deux garnements
Sur le Rokh qui arrivera dans un moment?
— Ai-je le choix? Protester me paraît inutile. »

« Mais ai-je bien entendu? Un Rokh… ? — Le voici. »
Par les fenêtres de la modeste masure,
Ils virent un aigle d’une immense envergure
Se poser sur un carré de terre noircie.

« Voilà votre transport par delà le détroit,
Nul besoin d’adieux, ces bêtes sont impatientes.
Bon vent et que votre route soit palpitante ! »
Montant à l’étroit, ils s’envolèrent tous trois.


 

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