Une Étoile dans le Sable

 

Date : Février 2015
Longueur : 11 763 mots (29 pages Word)
Premier épisode de la Trilogie stellaire :
Lorsqu’un cargo spatial rempli de machines de guerre s’échoue sur une planète désertique restée à l’âge de bronze, les conséquences peuvent devenir dramatiques. La mission de Julian est de localiser et détruire l’Amaryllis ainsi que les armes destructrices lâchées dans la nature. Les contacts avec les autochtones doivent être restreints au strict minimum, mais c’est sans compter sur sa rencontre avec une jeune prêtresse stellaire.

 

« Les étoiles ont frémi trois fois. »

Je cherchai d’abord une anse à la tasse, comme un stupide réflexe surgi de ma mémoire instinctive, des milliers de thés que j’avais déjà bus. Mais ce petit récipient de terre cuite était trop rudimentaire pour s’encombrer d’une poignée.

« La première fois, elles avaient peur. »

Il s’en dégageait une fumée si opaque que le liquide à sa source restait hors de ma vue. J’approchai le bout de mes doigts tremblants, prêt à sonner la retraite au premier signe de chaleur.

« La seconde fois, elles avaient froid. »

Ma paume l’enserra sans s’embraser, puis je portai le breuvage étonnamment tiède à mes lèvres en gardant les yeux rivés sur la L’Sohat. Les vieux muscles cernant sa bouche vibraient entre chaque phrase, et sa peau mate semblait se fendre d’une nouvelle craquelure à chaque mot qu’elle prononçait.

« La troisième fois, elles avaient mal »

Lourd. Amer. Profondément désagréable. La vieille dame fit mine de ne pas percevoir la grimace qui me saisit lorsque la boisson roula sur mon gosier. La fumée âcre resta un instant accrochée au fond de ma gorge. Une violente quinte de toux l’en délogea.

« C’est une grande bourrasque, un vent lunaire et malfaisant qui a soufflé sur son passage les bougies de la toile nocturne.
— Il a éteint les étoiles, Mère L’Sohat ? s’alarma ma voisine, une autochtone assise en tailleur, dont les cheveux restaient prisonniers d’un bonnet blanc.
— Il a éteint les étoiles, brisé la mélodie des cieux et menace de ronger le lien qui nous lie aux ancêtres. »

Sa thèse arracha à la jeune fille un cri si horrifié que j’eus toutes les peines du monde à rester stoïque. Un culte stellaire… Voilà qui me compliquait la tâche.

Je profitai à nouveau du silence pour explorer du regard l’intérieur de la bâtisse. Les murs de pierre rouge la protégeaient bien des tempêtes de sable, mais quelques grains avaient pu s’aventurer à travers les trois voiles qui barraient l’entrée. La lumière, elle, y filtrait plus difficilement et la doyenne en face de moi m’apparaissait enveloppée à la fois dans une robe améthyste dissimulant jusqu’à sa coiffure et dans un voile de ténèbres où perçaient ses yeux.

« Il a aussi réveillé les Colosses infernaux, poursuivit-elle à voix basse.
— Que pouvez-vous me dire à leur sujet ? » me risquai-je à demander en posant la tasse sur le sol de pierre.

Les deux globes proéminents de la matriarche se mirent à me scruter. Son apprentie tenta à son tour de sonder mon âme en silence, mais l’une comme l’autre ne réussirent qu’à me mettre mal à l’aise.

« Vous avez dit vous nommer… Julian, est-ce bien cela ?
— Tout à fait.
— C’est un prénom étrange, inédit en ces contrées.
— Je viens d’une région lointaine. »

Je crus deviner un sourire sur ses lèvres fatiguées, mais elles n’avaient pas même frémi. Peut-être comprit-elle qui j’étais, mais en présence de cette adolescente curieuse, elle n’en laissa rien paraître.

« On raconte qu’ils sillonnent les dunes de l’Est depuis des semaines. Le feu et la foudre pleuvent sur leur passage. Les survivants décrivent d’immenses ogres doués de sorcellerie, qui n’ont qu’à tendre leur main pour répandre la destruction.
— Des ogres ?! hoqueta l’indigène à mes côtés. Est-ce qu’ils mangent la chair?
— Je l’ignore, douce enfant. »

Hautement improbable, pensai-je en m’emparant à nouveau du gobelet artisanal. J’amorçais avec appréhension une nouvelle gorgée lorsque la voix fluette reprit de plus belle.

« Mais monsieur Julian… pourquoi est-ce que vous vous intéressez à ces monstres ?
— Ne sois pas si impolie avec notre invité, Zomeis.
— P… pardon ! »

Ainsi la plus jeune s’appelait Zomeis. Je la gratifiai d’un sourire, sans pour autant lui pardonner son « monsieur » qui m’avait vieilli de plusieurs décennies.

« C’est simple. Je suis un guerrier renommé, dans mon pays, et j’ai bien l’intention d’ajouter ces ogres à mon tableau de chasse. »

Un éclair de fascination passa entre ses yeux écarquillés. Cela ne dura qu’une seconde, après quoi elle eut la présence d’esprit de douter de moi.

« Mais… vous n’avez pas l’air d’un guerrier !
— Zomeis… soupira la L’Sohat en lui adressant un regard de reproche.
— Oh, désolée !
— Ça ne fait rien, répondis-je en secouant doucement la tête. Ce sera un défi considérable, même pour moi. »
Si la vieille dame ne s’émut pas une seule seconde de mes paroles, sa cadette quant à elle n’hésita pas à s’emparer de mon bras.
« Vous n’êtes pas obligé, monsieur Julian ! Ces abominations que vous souhaitez combattre ne sont pas de ce monde ! »

Je ne pus m’empêcher de sourire. La pauvre fille n’en était sans doute pas consciente, mais elle venait de mettre le doigt sur le cœur du problème.

—★—

« Si vous avez besoin de quoi que ce soit, monsieur Julian, n’hésitez pas à demander !
— À ce propos, j’aurais bien une requête, oui. »

Le villageois se figea à l’entrée de la pièce, comme s’il s’apprêtait à se voir commander une tâche impossible. Mon sourire ne parvint pas à le décrisper.

« Appelez-moi simplement Julian. »

Il bafouilla quelque chose comme « Ah… oui… d’accord… » et « Bonne nuit, Julian » puis ferma le rideau qui séparait ma chambre du reste de la maisonnée.

Enfin, je pus laisser glisser ma capuche le long de mes cheveux. J’étais déjà un étranger suffisamment suspect, il était inutile de leur faire découvrir ma crinière rousse. Mieux valait leur taire l’existence de cette couleur de cheveux exotique. Quelle idée aussi de m’envoyer sur une planète qui n’avait jamais vu naître de roux… S’ils n’avaient pas manqué d’hommes, sans doute auraient-ils envoyé un agent un peu plus adapté au décor local.

Cette maison n’était probablement pas plus confortable que la vingtaine d’autres que comptait le hameau. Les mêmes pierres rouges, le même sol rocheux, parsemé de grains de sable séparés de leurs pairs. Des murs épais où perçaient de grands trous, juste assez larges pour y tendre un filet de chanvre, une manière de filtrer la poussière et le soleil. Mes muscles n’avaient pas encore pu profiter du répit que leur offrait la modeste couchette que ma poche de droite attira mon attention. L’O6Sphère y tourbillonnait en tous sens, remuant le tissu fragile de mes chausses.

Je la saisis pour la porter sous mon œil. Elle émit un bref « bip » puis se para d’une ceinture de diodes bleues. Le message s’afficha au-dessus, immatériel, un hologramme de texte. Six mots flottant dans les airs.

Où est-ce que t’en es ?

La petite boule d’un blanc chromé, à présent, lévitait en silence. Je n’eus qu’à tendre l’index pour qu’elle se pose en équilibre dessus. Le bleu passa au rouge, de la lecture à l’enregistrement.

« D’après les villageois, ils ravagent tout à l’Est. J’irai demain. »

Les lettres se formèrent d’elles-mêmes à mesure que je m’exprimais. Elles restèrent encore un instant suspendues face à moi, le temps d’une relecture. La phrase disparut à travers la coque sitôt mon hochement de tête détecté. Les ampoules rouges s’éteignirent et j’hésitai un instant à consulter à nouveau les rapports de l’accident, pour finalement m’en abstenir. Il ne valait mieux pas qu’on me voie parlant à un œuf magique. La sphère retourna sagement dans ma poche, et je fermai les yeux avant même d’attendre le déclin du soleil.

—★—

La bête me fixait si docilement que je me sentis poussé à poser la main sur sa peau dure. La robe écailleuse était plate, lisse et plutôt agréable au toucher. Sur ses flancs, entre ses deux puissantes paires de jambes pendaient un sac de vivres d’un côté, une gourde massive de l’autre.

« Je crois que tout y est, monsieur Julian. » lâcha une femme du village en flattant du plat de la main la cuirasse du greneick.

« Julian tout court », pensai-je en me mordant les lèvres. La totalité des habitants s’était rassemblée spécialement pour mon départ. Parmi eux figuraient la matriarche L’Sohat, accompagnée de la jeune Zomeis appelée un jour à prendre sa place.

« Soyez prudent, s’il vous plaît ! m’implora celle-ci
— Ne t’inquiète pas, je reviendrai bientôt. »

Le sourire qu’elle m’adressa m’aurait probablement fait fondre si je n’avais pas eu le double de son âge. Dix minutes plus tard, je partais à la rencontre du désert.

J’avais déjà entendu parler des déserts, de ceux que compte la Terre. Non pas que j’y fusse déjà allé, mais les professeurs qui enseignaient sur ma lointaine colonie avaient voyagé à notre place sur le monde qui a vu naître notre race. Pourtant mon savoir théorique ne pesait rien face à la réalité que j’avais face à moi, sous ma monture et entre mes orteils. Un paysage ensablé qui s’étendait jusqu’à l’horizon, toutes directions confondues. Les températures extrêmes auraient dû me terrasser, mais le générateur vissé à mon dos me permettait de réguler la température de mon corps. J’avais le désagréable sentiment de tricher avec la nature, mais sur une planète habituée à la chaleur et la sécheresse, il me fallait bien cela pour survivre.

Enfermé dans cette immensité d’or, je sortis ma sphère d’albâtre de son réceptacle de tissu, et elle se mit à me tourner autour en émettant tant de « Bip » qu’elle aurait presque pu passer pour un animal de compagnie heureux de sa liberté. Par chance, la créature en-dessous de moi n’y réagit pas.

Fais pas le con Julian. Ne les sous-estime pas.

« Ravi de voir que tu t’inquiètes pour moi, Irène, mais je sais ce que je fais. »

Les cinquante-huit lettres fraîchement formées se glissèrent les unes à la suite des autres à travers l’enveloppe métallique de l’O6Sphère. Avant que l’anneau lumineux perde son éclat, je distribuai une nouvelle commande à la machine.

« Retrouve-moi la source du dernier signal que tu as capté, s’il te plaît. »

J’aimais croire que cette simple formule de politesse stimulait le zèle du robot, mais la chose était peu probable. La sphère brilla toute entière d’une lumière orangée et se rua à ma droite sans plus bouger, telle une boussole aimantée. Un chiffre en jaillit aussitôt, noir sur fond jaune sable. 144 572 mètres. C’était à la fois désespérément loin de moi et dangereusement proche du village que je venais de quitter. Le brave reptile que j’accablais de mon poids avait beau faire de son mieux, il ne m’y porterait pas avant un jour et demi. Un Fuseur tout-terrain, même un ancien modèle, ne mettrait pas sans doute plus d’une demi-heure pour couvrir la même distance. Un jour et demi. Voilà un métier où il fait bon d’être patient.

—★—

Le bleu pur du ciel avait depuis longtemps laissé sa place aux étoiles lorsque j’amorçais mon arrivée dans les environs. Observer la chute du décompte avait été ma principale distraction. Après des heures d’ennui, même le passage du 8 au 7, du 7 au 6 et du 6 au 5 devient une source d’intérêt inépuisable. S’il n’y avait le souci de la batterie, difficilement rechargeable dans cette grande boule de sable, j’aurais bien passé le temps avec un film disponible sur l’O6Sphère.

Une silhouette massive et lointaine m’accueillit au-delà d’une série de dunes. Complètement immobile. Sa posture ne laissait aucun doute sur son état, aussi pus-je m’approcher sans m’inquiéter pour ma vie. La bête que je chevauchai ralentit le pas, plus nerveuse qu’auparavant, et ce jusqu’à s’arrêter. Je descendis donc du greneick épuisé, jugeant inutile de le forcer à affronter ses peurs. Le « Colosse infernal » ne se trouvait plus qu’à quelques dizaines de mètres, mais dans la nuit noire, il ne m’avait pas encore aperçu.

En revanche, j’eus tout le loisir de l’examiner tandis que mes jambes engourdies me portaient vers lui. Un blindage d’acier entièrement noir ; deux jambes fléchies et à demi-enfoncées dans le sol ; une paire de bras massifs qui pendaient le long des genoux. La créature n’avait pas de tête, car c’était dans la bosse qui ornait son dos voûté que reposait son « cerveau ». Je m’arrêtai face à ce monstre de six mètres de haut, mais à ma grande surprise il n’était pas tout à fait endormi.

« Comment oses-tu, mortel, te présenter devant moi ? gronda une voix grave et sombre.
— Pas de ça avec moi, répondis-je sèchement.
Es-tu fou ? Ne sais-tu pas de quoi ceux de ma race sont capable ?!
— J’en sais bien plus que toi sur cette chose.
Recule ! Recule ou je t’anéantis ! hurla-t-il tandis que mes pas dévoraient la distance qui nous séparait.
— Essaie toujours, tu en es incapable, rétorquai-je doucement en frôlant son talon. Parce que tu n’as plus de carburant. »

Le silence qui s’ensuivit était plus qu’éloquent. J’ignorais ce qu’il se tramait dans sa tête, ni même s’il était capable de tout saisir, mais je n’avais rien à perdre à faire un peu de pédagogie.

« Descends et je t’expliquerai d’où vient ce colosse de fer dont tu t’es rendu maître. »

Toujours aucune réponse, je commençai à m’agacer.

« Ne joue pas au plus fin avec moi. Je sais comment te faire sortir, mais j’aime autant que tu ne m’y forces pas. Presse le bouton rouge à ta droite, au niveau de ton épaule.
— Qui es-tu ?
— Tu le sauras une fois dehors. »

Je passai entre ses jambes pour surveiller l’arrière de la machine. Son dos s’ouvrit bientôt dans un chuintement brusque, puis le cockpit glissa vers l’arrière. Du siège suspendu à quelques mètres de hauteur, une échelle descendit. Un homme, à peu près la trentaine, en descendit lentement avant de s’effondrer sur le sable. La fatigue, la faim et la soif l’avaient trop affaibli pour qu’il représente le moindre danger.

« Combien de temps as-tu passé là-dedans ? demandai-je sans l’aider à se relever.
— Tr… trois jours…
— Pas étonnant que tu sois dans un tel état, alors. Les médecins de l’armée déconseillent de rester plus de douze heures d’affilée dans un Cuirassé. La pression est différente, dans la cabine. On ne s’en rend pas compte dedans, mais à la sortie…
— Quoi… ? »

Je m’accroupis pour me mettre à son niveau. C’était à peine s’il pouvait lever la tête. Ses muscles étaient sans doute en train d’agoniser.

« Quel est ton nom ?
— Regzan…
— Et comment as-tu mis la main sur cette arme ?
— C’est le chef… Mohun… Il a suivi une étoile filante là où elle a touché le sol… Il y avait une forteresse géante… en morceaux… Ces avatars y dormaient…
— Quel genre d’homme est ce Mohun ?
— Il est impitoyable… Toute sa vie, il a pillé et tué, mais maintenant que la bande a découvert la forteresse… il a soif de destruction… J’ai voulu fuir, mais mon colosse s’est arrêté… »

Il s’arrêta pour reprendre sa respiration ; un souffle rauque, interminable. Il n’en avait clairement plus pour longtemps. Autrement dit, je pouvais tout lui révéler sans crainte.

« Cette forteresse tombée des cieux s’appelle l’Amaryllis. Un joli nom de fleur pour un immense navire spatial. Elle devait lier deux systèmes solaires très éloignés afin de préparer la guerre contre nos ennemis, et sa discrète route passait à proximité de cette planète.
— Alors vous venez… des étoiles ?
— Oui. Mais les moteurs de l’Amaryllis ont connu une grave avarie. Fatalement, le vaisseau s’est écrasé dans les sables de ce monde en y apportant ses outils de destruction. Les Cuirassés. C’est là que j’interviens.
— … Vous ?
— Je suis venu régler cet anachronisme. Les Cuirassés sont des armes de guerre, des chars bipèdes chargés de balles et de missiles. Ils n’ont pas leur place au sein d’une civilisation qui n’a pas encore découvert la poudre.
— Je… je ne comprends pas…
— Un vent mauvais a apporté des étoiles des armes que les hommes sont trop jeunes pour manier. Les étoiles m’ont envoyé pour les reprendre.
— Qu’allez-vous faire… ?
— Trouver Mohun et détruire ce qu’il reste de la cargaison militaire de l’Amaryllis. Puis le vaisseau sera supprimé à son tour. »

Le mourant resta silencieux quelques secondes. Je m’attendis à ce qu’il rende l’âme, mais il eut la force de répondre.

« La forteresse a creusé la terre près de… de la montagne d’Izhe… Mohun y a établi son nouveau repaire…
— Merci. »

Chacune de ses inspirations semblait être la dernière. Ce n’était plus qu’une question de minutes. Calmement, je me levai et saisis sous ma cape une charge de fission. En l’accrochant sur le tibia du géant, un doute me saisit soudain.

« Que faites-vous des morts, sur ce monde ?
— C… comment ?
— Les défunts. Est-ce que vous les enterrez ? »

Sa réflexion fut si longue que je faillis renoncer à chercher la réponse.

« On les brûle… pour les rendre au désert… » se contenta-t-il de répondre.

Parfait. Je n’avais donc pas à m’inquiéter pour ce détail.

« Adieu », soufflai-je en reprenant la route vers mon greneick. Il n’eut pas la force de répondre.

Une heure plus tard, sous ce même ciel étoilé, je sortis l’O6Sphère de ma poche. Avant qu’elle n’ait pu acheter sa seconde rotation autour de moi, je chuchotai :

« Détonation. »

Je n’entendis pas la charge exploser. Ce n’était de toute façon pas une explosion à proprement parler. Juste la libération soudaine et violente d’une multitude de micro-ondes, et le passage tout aussi brutal de la matière au plasma. Il ne restait rien ni du Cuirassé, ni de l’homme qui avait eu l’audace de s’en servir.

—★—

Malgré toute ma parcimonie, j’étais au milieu du troisième jour parvenu au bout de mes vivres, liquides ou solides. Pas de quoi m’en alarmer outre-mesure : à en croire ma girouette ronde, le dernier signal électrique avait été repéré à quelques lieues de ma position.

L’espace d’une seconde, je fus enchanté d’apercevoir les briques rouges d’un village. Du moins jusqu’à découvrir les masures éventrées et la discrète fumée qui s’élevait de la place. La cendre et le sang, en agressant mes narines, ne firent qu’ajouter à mon angoisse. À nouveau, l’animal refusa de me porter plus loin. Pas à cause du charnier qui nous offrait d’ici ses effluves, mais certainement parce que le Cuirassé responsable de ce carnage n’était plus – à en croire mon gadget sphérique – qu’à 63 mètres de nous.

51 mètres, une explosion proche projeta en tous sens les débris d’une maison. Quelques pierres churent brusquement à côté de moi. J’aperçus alors, à travers le nuage de sable soulevé par l’impact, la silhouette d’une immense machine. « Celui-là va me poser problème », estimai-je en me réfugiant derrière les restes d’un mur. Le calme se risqua à revenir. Il n’y avait plus ni cri, ni pleurs. Le village était déjà mort.

Je glissai sur le sable le long de la paroi orpheline, tournai lorsque les pierres dessinèrent un angle droit et m’avançai en priant pour que les ruines que j’arpentai ne soient pas la cible du prochain missile. Difficile d’anticiper les actions d’un fou furieux aux commandes d’un instrument de mort. À 34 mètres, j’étais trop proche pour risquer un coup d’œil par-dessus ma cachette. À la place, j’entendis grincer ses muscles d’acier, au loin. Impossible de quitter mon abri à côté d’un pilote désireux de se défouler… je tendis le doigt vers ma petite sphère flottante. Elle s’y posa docilement. « Fais du bruit du côté de ces gravats », chuchotai-je dans le creux de son microphone. Elle fila aussitôt se poster derrière le tas que je désignai. L’Été de Vivaldi emplit bientôt l’air.

« Qu’est-ce que… »

Passé le muret, je n’avais que quelques secondes devant moi avant que le Cuirassé se détourne de la diversion pour repérer mes vêtements bruns en mouvement. Largement assez pour saisir, sous ma cape, une grenade à impulsion EMP. Un bel arc-de-cercle la conduisit entre ses deux jambes. La vague bleue électrique qui l’assaillit fit vibrer chaque fibre de son corps massif. Lorsqu’elle cessa, on n’entendit plus le moindre son. De l’armement jusqu’au haut-parleur, tout ce que ce tank humanoïde comptait de dispositifs s’était éteint. Ne restait, pour le pilote, qu’à s’éjecter par la pression du bouton rouge que je décrivis à Regzan. L’ouverture du cockpit était la seule fonction dont disposaient les Cuirassés hors-circuit, afin de pouvoir s’échapper en cas de panne.

Je n’eus alors qu’à le cueillir. Sitôt retenti le chuintement distinctif du mécanisme, le geleur qui patientait contre ma cuisse surgit pour le mettre en joue. Un éclair couleur cyan plus tard, le meurtrier s’effondrait mollement sur le sable, immobile.

« T’es qui, putain ?! gémit-il, soudain terrifié.
— Un envoyé des étoiles, répondis-je distinctement, venu reprendre à ton peuple un savoir qui vous est interdit. »

Une partie de moi se délectait de pouvoir jouer les messagers divins auprès d’un croyant crédule. L’autre partie se souvenait quant à elle que j’avais face à moi un monstre qui venait d’assassiner des dizaines d’innocents. Du pouce, j’enclenchais le niveau supérieur de mon arme. Paralyser son corps n’était pas suffisant ; son cœur était le prochain.

« Pitié ! J’étais pas moi-même ! implora le bandit. C’est cette enveloppe de fer que les Démons ont apporté ! Elle m’a corrompu ! Elle chuchotait des choses dans ma tête ! »

Je vins me placer juste au-dessus de lui, resserrant mon emprise sur la poignée grise. Il n’avait pas besoin de savoir ce qu’était un pistolet pour comprendre son destin.

« Ce n’était qu’un outil. Et comme chaque outil, sa valeur dépend de ce que les humains en font. »

La gâchette n’offrit aucune résistance ; lui non plus. Son visage se figea en même temps que son cœur dans une grimace d’effroi. L’odeur de décomposition qui s’élevait de ses victimes me devint plus insupportable encore. Sans plus m’attarder dans ces ruines, je montai les barreaux de l’échelle et gagnai son cockpit. Puis d’une pression du doigt, je le fis entrer dans le dos de la machine.

La lumière s’évapora à mesure que l’interstice du sas se réduisait derrière moi. Lorsque je fus enfermé dans le Cuirassé, la cabine hermétiquement close baignait dans l’obscurité. Même pour moi, c’était un sentiment terriblement oppressant. Le défunt pilote avait dû hurler en se voyant ainsi pris au piège. L’O6Sphère se mit à tournoyer dans ma poche. Je l’en sortis, guettai son « bip » et lut le message éclairé par ses diodes bleues.

Toujours vivant ?

« Toujours vivant, Irène. Des nouvelles de Sara ? »

Mes lettres fusèrent en un instant dans l’appareil pour mieux s’en échapper vingt secondes plus tard.

Elle est arrivée à l’hôpital de la station il y a quelques heures à peine.

« Comment elle va ? »

C’est pas la grande forme. Elle aurait préféré que tu sois à ses côtés, je crois.

« Crois-moi, je préfèrerais aussi. Je viens de tuer un type. »

Un sale type ?

« Un Code B. »

Ou en des termes moins jargonneux, un « autochtone faisant usage de technologies bien supérieures au niveau de développement de sa planète pour commettre des crimes de guerre ».

O.K, un sale type donc.

« Au moins, j’ai pu récupérer son Cuirassé. »

Mes conseils de prudence sont toujours d’actualité.

« Je suis prudent. »

L’échange dura quelques minutes. Je profitai ensuite des ténèbres et de la quiétude pour récupérer deux heures de sommeil. À mon réveil, je n’attendis presque pas pour apercevoir un clignotement rouge sous la manette de démarrage. Les circuits du Cuirassé, que j’avais plongé dans un sommeil forcé, se réveillaient enfin. Cinq doigts sur le levier, je fus pris d’un frisson. Depuis combien de temps n’en ai-je pas piloté un ? Pas assez pour oublier comment le manier, mais trop pour me sentir invincible.

Je tirai. La cabine de pilotage s’illumina d’une lueur jaune, chaleureuse. Le moteur gronda doucement. Même la climatisation ne perdit pas de temps pour se mettre en route. L’un après les autres, les huit écrans s’allumèrent. Six d’entre eux se suivaient en cercle autour de moi pour me permettre de ne rien perdre de mon environnement à travers les capteurs optiques posés à l’extérieur de l’appareil. Le septième, en-dessous de cette rangée, était censé fournir un plan complet et dynamique du champ de bataille lorsqu’un satellite en orbite le permet. Quant au huitième, juste à côté, il permettait de voir l’état du véhicule, partie par partie, ainsi que les réserves de munitions et surtout le niveau de carburant. J’eus la surprise de le voir rempli au-delà de la moitié. « Il n’ont pas dû beaucoup se servir de celui-ci », pensai-je à haute-voix. Même chose pour le stock de balles et de missiles.

« Parfait, allons-y. »

Après une profonde inspiration, je passai un bras, puis l’autre dans les large tubes disposés de chaque côté de mon siège. Une barre de progression s’afficha à l’écran, mesurant le temps qu’il leur faudrait pour s’adapter à la taille de mes membres et synchroniser mes mouvements avec les articulations de la machine. Sept secondes plus tard, j’eus le feu vert. J’essayai d’abord un mouvement simple, serrant et desserrant ma paume. La main grise du Cuirassé en fit de même. Je tendis mon bras en face de moi, et ladite main apparut à l’écran, devant le capteur optique.

« Où se trouve le signal électronique le plus proche, maintenant ? »

89 820 mètres, m’indiqua mon globe en pointant vers le Sud-ouest. Vers le village qui m’avait accueilli, remarquai-je aussitôt. 89 827 mètres. Ma cible se déplaçait vite. 89 833 mètres. J’enfonçai mes jambes dans les deux tubes du bas, attendis que la barre se remplisse puis bougeai un pied. 89 877 mètres. Bien sûr, je pouvais mimer la course dans le cockpit pour que le Cuirassé s’élance dans le désert en rythme avec mes jambes, mais le mode automatique était moins épuisant. J’actionnai du majeur le clapet à ma gauche et l’ampoule verte passa au blanc. Je n’eus alors qu’à pousser le levier multidirectionnel vers la voie que m’indiquait l’O6Sphère pour que ma machine se mette toute seule en mouvement.

À la sortie du hameau dévasté, le greneick avait disparu. L’explosion avait dû le faire fuir. Au moins n’avais-je pas à m’inquiéter pour l’animal qui m’avait supporté trois jours durant. J’allai beaucoup plus vite de cette manière. 89 231 mètres. Ma proie s’était arrêtée. L’occasion pour moi de dévorer en une petite heure la distance qui m’en séparait.

—★—

Au crépuscule, je pus enfin distinguer la silhouette sombre de celui que je traquais. Deux autres Cuirassés l’accompagnaient. Je pouvais compter sur l’effet de surprise pour en neutraliser un, mais ses acolytes risquaient de poser problème. Grâce au pilotage automatique, j’avais pu me reposer pendant la traque, mais quant à savoir si j’étais suffisamment préparé au combat… Je fus pris d’un doute.

« À quelle distance se trouve le village où j’ai dormi il y a quelques jours ? »

4 018 mètres, m’alerta la sphère. J’en eus la confirmation une minute plus tard, en dépassant le sommet d’une dune grise.

« Merde. »

Sans attendre et tout en me déplaçant, j’armai un premier missile et visai du bras gauche. Un carré vert apparut au milieu de l’écran, glissant vers ma cible avec une infinie lenteur. Lorsque son bord toucha la silhouette lointaine du Cuirassé, le curseur s’illumina de rouge tandis qu’un long « Bip » agressait mes tympans. Le verrouillage achevé, il ne me restait alors plus qu’à mimer, de l’index et du majeur, la pression d’une gâchette.

Je me souvenais que chaque tir s’accompagnait d’une violente secousse, mais j’avais oublié son ampleur. Lorsque je me remis de mes émotions, le projectile était déjà à mi-chemin, invisible derrière l’épais fil de fumée qu’il laissait en guise de sillage. Du doigt, je désactivai le pilotage automatique, me levai et commençai à mouvoir mes jambes. Mes mouvements étaient malhabiles, mais je parvins à garder l’allure de ma machine.

Aidé par le verrouillage, mon missile décrivit une légère courbe pour se loger dans le dos du Cuirassé de gauche. La nuit s’enflamma une seconde, le temps d’une déflagration. Un de moins. L’engin démoli atterrit à quelques mètres d’une habitation et ses deux compagnons firent aussitôt volte-face. À dix secondes près, j’aurais retrouvé un village en ruines.

Réactifs, ils se jetèrent chacun dans une direction. Hors de question de les laisser me prendre en étau. Je cessai soudain ma course pour fléchir les genoux. À en croire mes souvenirs, le bouton se trouvait sur le bord droit du siège. Je tâtais maladroitement à sa recherche, le bras engoncé dans le tube de synchronisation. « Trouvé », me réjouis-je dans l’intimité de ma cabine. Je le pressai aussitôt, et la pression s’accrut rapidement. Une fumée blanche jaillit par les pores de mon blindage, et mon écran afficha un avertissement écarlate : Attention, missile en approche. C’est le moment que je choisis pour tendre brutalement les jambes. Le bond que je simulai devant mon siège fut reproduit pour de vrai par mon double de métal, qui se retrouva propulsé dans les airs. Je pressai alors le bouton sur la gauche de mon siège, symétrique au premier.

Quiconque aurait levé les yeux à ce moment précis aurait distingué, devant une mer d’étoiles, un « Colosse infernal » enveloppé de brume blanche. Au faîte de mon saut, je frappai d’un talon puis de l’autre contre le siège et les réacteurs installés sur ceux du Cuirassé se mirent en marche. Difficile de s’orienter convenablement avec une telle accélération, mais ma cible me facilita la tâche en restant immobile. Je fondis sur elle comme un oiseau de proie, du ciel vers le sol. La pression accumulée dans les bras de mon engin se relâcha comme elle le fit quelques instants plus tôt dans les jambes, et le coup de poing fusa à pleine puissance contre la carrosserie de mon gibier. Passé l’impact explosif, il n’en restait que des débris fumants.

Le trac était derrière moi. Je ne ressentais plus qu’un mélange confus d’excitation et de plaisir. L’adrénaline accélérait mon cœur, dressait les poils sur ma peau et me faisait oublier toute notion de peur. Je savais comment manier cet engin, contrairement aux autochtones, et je venais de livrer une éloquente démonstration de mes capacités au survivant du trio.

Mais il n’avait pas fui. Se sachant perdu, il avait trouvé sa contre-attaque. Tous les villageois étaient partis, sauf une : Zomeis se tenait à l’entrée du hameau, entre une maison miraculeusement intacte et la carcasse de ma première cible. Mon dernier adversaire était revenu sur ses pas pour s’en rapprocher sans lui laisser le temps de fuir, pointant sur elle son bras droit. Un seul mouvement de ma part et une rafale la fauchait. Il avait compris que je tentais de sauver les civils et agissait en conséquence.

Pendant quelques secondes, je fus désemparé. Il se trouvait à un demi-kilomètre, bien trop éloigné pour que je puisse tirer sans risquer la vie de la jeune fille. Et puis provoquer une explosion était hors de question. L’apprentie L’Sohat restait immobile. D’ici, elle me paraissait comme la sinistrée d’un naufrage, flottant dans l’océan face à un terrible monstre marin. Bouger ne fusse que d’un pouce, provoquer le moindre remous au creux de ces vagues de sable gris aurait attisé la colère de mon ennemi. Une inspiration calme, puis je m’apaisai. « Souviens-toi, Julian… Ils ne connaissent pas tout de ces machines… », me rappelai-je à moi-même. L’idée me vint aussitôt. Je sus quoi faire.

La confrontation s’éternisait. Il avait peut-être trouvé la meilleure manière de me menacer, mais il savait également qu’en assassinant son otage, il s’exposerait à ma rage. Alors il resta ainsi pour vingt autres secondes, figé dans son chantage. Quant à moi, je levai lentement le bras, millimètre par millimètre, d’un mouvement que je souhaitais imperceptible. À cette distance, dans les ténèbres nocturnes, il n’en vit rien. De la main opposée, je tournai la molette qui ornait la gauche du tableau de bord. Les munitions anti-personnel laissèrent leur place aux balles anti-char dans un clic distinctif. Je tournai à nouveau, et à l’enclenchement du Mode Sniper, l’écran principal se para d’un viseur d’une infime précision.

En l’absence de réaction, de l’autre côté du champ de bataille ensablé, j’eus tout le loisir de viser. Plus le zoom de l’écran grandissait, plus ma respiration devenait faible, inaudible. Mon cœur, après sa cavalcade, ralentit à son tour. Le large tube qui ceignait mon bras se stabilisa pour m’éviter tout tremblement intempestif. Je n’avais rien d’un tireur d’élite, mais tout était fait pour qu’un pilote de Cuirassé puisse occasionnellement privilégier la précision. Mes poumons étaient vides. J’avais oublié de respirer. Je pressai la gâchette imaginaire, et du bras d’acier tendu devant le cockpit jaillit un projectile de la taille d’un ballon de rugby. Un dixième de seconde après la détonation sourde, la carapace du « Code B » s’ornait d’un trou large d’un mètre. Il demeura un instant debout avant de s’écrouler sur le dos.

Mes poumons se remplirent aussitôt et j’eus enfin le luxe de me laisser reposer sur mon siège, le front ruisselant. J’avais oublié à quel point combattre en Cuirassé était épuisant. Je fermai les yeux une minute, juste assez longtemps pour reprendre mon souffle. Puis les rouvris en songeant soudain à Zomeis. J’avais bêtement cru qu’elle fuirait comme les autres sitôt hors de danger, mais voilà qu’elle se précipitait dans ma direction. J’aurais dû me détourner, me remettre à marcher, puis courir, et quitter sa vue pour me reposer au loin. À la place, sans trop savoir pourquoi, je restai sur place et la regardai s’approcher, apathique. Je ne m’extirpai de ma torpeur que bien trop tard. Elle était déjà devant moi, le menton levé, mi fascinée, mi effrayée. Je fis demi-tour et m’apprêtai à partir.

« Monsieur Julian ? » entendis-je à travers le microphone.

Mon cœur cessa de battre. Elle n’avait aucun moyen de savoir qui j’étais. Aucune raison de s’en douter. J’étais un simple étranger, un aventurier exotique ; elle vénérait les étoiles et croyait aux démons.

« C’est vous, n’est-ce-pas ? appela-t-elle à nouveau.
Fuis, me surpris-je à répondre.
— Non. »

J’amenai ma machine à faire volte-face. L’adolescente n’avait pas bougé. Elle paraissait moins hésitante encore. En me figeant à l’appel de mon nom, je lui avais en partie donné raison. Pour l’effrayer, j’allumais les deux projecteurs fixés sur mon torse. Baignée dans une lumière artificielle que son monde n’avait jamais connue, la jeune fille ne frémit même pas. À travers le haut-parleur, et en forçant quelque peu ma voix, je l’interpellai à nouveau.

« D’autres Colosses infernaux vont venir. Fuis.
— Et vous ?
Je les arrêterai, mais cesse de me parler. Je ne te connais pas.
— Moi j’ai l’impression de vous connaître. »

Ainsi, elle adressait la parole à un outil de destruction en se fondant sur un simple pressentiment ? Ce n’était pas seulement de la naïveté. Il y avait dans ses yeux une lueur d’assurance. Mes mains se mirent à trembler. Je pouvais gérer une bataille, mais cette conversation semblait au-dessus de mes moyens. Chaque seconde que je passais à la fixer en silence nourrissait ses présomptions. Je devais réagir et éviter le moindre faux pas. Je n’étais pas venu débarrasser ce monde de sa technologie anachronique pour être percé à jour par une enfant de quinze ans.

« C’est imp…
— Peut-être n’en avez-vous pas conscience, mais nous nous sommes déjà rencontrés. Lorsque vous étiez humain. Vous vouliez vous aventurer à l’Est pour les combattre. Je vous avais averti, mais… »

Elle toucha du bout des doigts la surface dure et froide de la jambe. Puis y posa sa paume, comme si elle pouvait sentir l’homme qui se trouvait à l’intérieur.

« Vous êtes tout de même parti. J’ignore ce qu’il s’est passé là-bas ni comment vous vous êtes transformé… Tout ce que je sais, c’est que vous êtes revenu pour nous protéger. Merci, Julian. »

Elle se serait probablement retournée. Elle aurait accompagné ces belles paroles d’une discrète révérence, puis serait partie retrouver les siens pour leur annoncer le sauvetage. Mais elle resta. Elle resta parce que comme un idiot, et pour une raison que j’étais incapable d’expliquer, je tirai le levier rouge qui jouxtait mon épaule. Je sentis alors l’air frais de la nuit s’engouffrer dans le cockpit et m’enlacer, m’enserrer si fort que j’en avais la nausée. La différence de pression m’assomma un instant. Les contractions que j’avais requises pour mon saut et pour mon coup de poing n’y étaient pas étrangères. Il me fallut une dizaine de secondes pour m’apercevoir que j’étais à l’extérieur. Et une onzième pour entendre l’adolescente hurler :

« MONSIEUR JULIAN ? »

Lentement, je descendis de mon fauteuil et m’accrochai aux barreaux de l’échelle. Mes muscles étaient faibles, ma vision troublée. Je m’arrêtai à deux reprises, prêt à tomber. Je ne rendis pas tout de suite compte que j’étais au sol. Je sentis, en revanche, la main de Zomeis écarter mes cheveux.

« Vous m’entendez ?! »

Je n’eus la force que de répondre quelques mots.

« Appelle-moi seulement… Julian… »

—★—

Musique : Metro 2033 - Into Sunset
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Personne n’était encore revenu dans le village déserté. Avaient-ils oublié l’existence de Zomeis, ou bien en avaient-ils fait le deuil pendant qu’ils cherchaient un nouvel endroit où s’installer ? Lorsque je rouvris les paupières, j’étais étendu sur le flanc d’une colline de sable. Devant moi se succédaient la silhouette de mon Cuirassé vacant, les restes enfumés de mes adversaires et les bâtisses en brique rouge. Installée à côté de moi, l’adolescente fixait le ciel.

« Est-ce que vous savez, Julian, si les étoiles sont capables de parler entre elles ?
— Je… l’ignore.
— Pensent-elles comme un seul être fragmenté en millions de morceaux ? Ou bien se concertent-elles toutes lors de gigantesques conciles ?
— Peut-être se disputent-elles en confrontant leurs opinions et leurs ambitions, m’amusai-je avec un doux sourire.
— Vous pensez qu’elles sont toutes différentes entre elles ?
— Pourquoi seraient-elles aussi nombreuses, sinon ? »

Peut-être à cause de la fatigue ou de mon évanouissement momentané, je me surpris à envisager le culte des étoiles sous un autre angle. Ce qui n’était au départ qu’une curiosité se couvrit d’une touche de mysticisme. Je me plus à imaginer cette infinité d’astres conversant par télépathie sur le devenir de la galaxie. Et si elles influaient silencieusement sur son destin ? Chaque étoile est indispensable à son système solaire. S’il y a bien une entité physique dans l’univers qui se rapproche d’un Dieu, c’est elle. Et chaque constellation deviendrait un véritable panthéon.

« Je me demande, Julian… »

Malgré la douleur qui me foudroyait la nuque, ma tête s’orienta dans sa direction.

« Laquelle de ces étoiles a choisi de vous envoyer ici ?
— Ce n’est pas…
— Je ne crois pas que vous soyez de ce monde. »

Je restai coi. Avait-elle découvert en me fouillant les multiples gadgets et appareils qui m’encombraient ?

« C’est à cause de ma couleur de cheveux ? tentai-je innocemment.
— Non…
— Elle est pourtant extrêmement rare.
— La mienne aussi », lâcha-t-elle après une seconde d’hésitation.

Nos regards se croisèrent. Elle porta une main vers le bonnet de toile qui retenait sa chevelure prisonnière. Je m’aperçus alors que je ne les avais encore jamais vus. Mon cœur s’emballa. Étaient-ils auburn comme les miens ? Si tel était le cas, cela signifiait-il qu’elle était née hors de ce monde ? Ses doigts fins se refermèrent sur le bord du tissu. Elle le tira. De longs cheveux coulèrent sur son dos. Ils n’étaient pas roux comme je le pensais. Ils étaient d’un noir intense, parsemés d’éclats brillants. Une cascade étoilée qui scintillait chaque fois qu’elle bougeait la tête. Impossible d’en détacher le regard.

« Tu es sûre que ce n’est pas toi qui viens des étoiles ? parvins-je à articuler.
— Non, sourit-elle. C’est exceptionnel, mais pas unique. La L’Sohat a les mêmes. »

À présent qu’elle me le rappelait, je me souvins que la matriarche portait elle aussi une coiffe blanche. Pour autant, je ne parvenais toujours pas à croire que ce que j’avais face à moi était réel.

« Je les ai depuis ma naissance. Mes parents débordaient de joie. Une L’Sohat est déjà source de fierté dans un petit village, mais en avoir deux en l’espace de quelques générations, ça ne s’est jamais vu. »

Elle parlait ainsi d’un air qui me semblait presque mélancolique. Comme si elle regrettait de voir son destin écrit par ses gènes. D’une main, elle secoua son nid d’étoiles puis regarda à nouveau le ciel.

« Vous non plus, vous n’êtes pas libre, n’est-ce-pas ? déplora Zomeis.
— En effet, répondis-je. Après une courte pause, je capitulai : Tu l’as dit toute à l’heure. Les étoiles m’envoient.
— Vous reste-t-il des souvenirs de votre ancienne vie ?

Je pensai à mon enfance sur Movin II, mes instructeurs, ma hiérarchie, mes collègues, Irène, les autres à Sara et à l’enfant à qui elle était sur le point de donner naissance.

— Des fragments.
— C’est-à-dire ?
— Je viens d’un autre monde », avouai-je enfin.

Elle attendit, les genoux repliés derrière ses bras, que je lui en dise plus. Malgré mon hésitation, je finis par m’y résoudre. Tant que je n’en disais pas trop, il n’y avait aucun danger.

« Un monde verdoyant. Vu du ciel, il était comme couvert de mousse. Un dense tapis d’arbres, en-dessous duquel mille couleurs chatoyaient. Autant de fleurs que d’animaux.
— Vous viviez dans ces « arbres » ?
— Non, nous vivions dans des maisons blanches, serrées entre elles dans de gigantesques villages, cent fois plus grands que le tien.
— Cent fois plus grands ? Combien étiez-vous ?
— Dans le mien, l’un des moins peuplés, nous étions plus de trente mille. La cité était comme une haute tâche blanche qui ponctuait la forêt et s’étendait lentement.
— Ça semble merveilleux.
— Nous avions parfois la sensation de manquer d’espace. Sur ce monde, au contraire, il y en a trop.
— C’est normal qu’il y en ait tant, rétorqua-t-elle simplement. Il faut bien que les esprits de nos ancêtres puissent voyager.
— Les esprits des ancêtres ? Tu ne crois pas qu’ils chercheraient plutôt à rejoindre les étoiles ?
— Non, ils savent que c’est impossible. Seules les étoiles décident de qui les atteint. Il faut être quelqu’un d’extrêmement bon, honnête et sage pour s’élever et rallier leurs rangs. »

Je levai le regard à mon tour. Elle était gigantesque, cette armée de saints qui jugeait les hommes.

« Les samaritains sont plus nombreux qu’on ne le pense, alors ? fis-je remarquer.
— Je ne sais pas. Elles luisent depuis la nuit des temps, après tout. Et puis ce ciel est la seule chose que nous partageons avec les autres mondes. Combien y en a t-il comme le vôtre ? Ces étoiles devant lesquelles je prie chaque nuit, combien sommes-nous à les regarder ? Des centaines ou bien des millions ? »

La première fois que j’avais rencontré Zomeis, elle m’avait paru être une adolescente ordinaire. C’était cette apprentie matriarche d’une quinzaine d’années, à la peau mate, assise à côté de moi et pleine de cette naïveté propre à la jeunesse. Je découvris à présent qu’elle était, d’une certaine manière, bien plus sage que moi. Si elle avait perdu la vie dans la bataille achevée quelques heures plus tôt, se serait-elle transformée en astre pour développer, au fil des milliards d’années, sa propre collection de planètes ?

« Peut-être… poursuivit-elle… que chaque monde se livre sans le savoir à une féroce compétition et que les perdants sont voués à disparaître. Peut-être n’ont-elles reçu personne d’ici depuis des millénaires et que les Colosses infernaux sont envoyés pour nous anéantir.

— Dans ce cas, remarquai-je, pourquoi m’auraient-elles envoyé à mon tour ? »

Elle patienta quelques secondes avant de livrer sa réponse.

« Pour nous laisser une chance. »

Nous restâmes là encore longtemps, à observer le ciel s’éclaircir peu à peu. Les étoiles s’évanouirent lentement, chassées par l’immense boule de feu qui s’extirpait de l’horizon. Après l’heure des dieux venait celle des hommes. Je finis par me lever.

« Je dois remonter là-dedans.
— Vous êtes encore fatigué. »

Je me sentais honteux, épuisé de la sorte après une petite heure de pilotage. Un pilote plus chevronné n’aurait pas manqué de se moquer de moi. Pourtant je devais repartir et terminer ce que j’étais venu faire sur ce monde.

« Plus je resterai ici, plus ils massacreront d’innocents.
— Et ensuite ? Lorsque vous les aurez vaincus, que ferez-vous ? Qui vous sauvera ? »

Je ne pus m’empêcher de sourire. Il était bien plus facile pour elle de croire que je m’étais changé en l’un de ces démons et qu’elle m’avait arraché à la mort en appelant mon nom. Je n’avais pas la moindre envie de lui révéler la vérité ; non pas parce que les règles me l’interdisaient, mais parce que je préférais sa version. J’esquissai un pas tremblant en avant, mais manquai de m’effondrer.

« Julian ! » cria-t-elle en m’attrapant.

Je balbutiai un remerciement, mais mon estomac m’interrompit d’un grondement sourd. J’avais réussi, quelques heures durant, à oublier ma faim et ma soif, mais elles s’étaient subitement rappelé à moi.

« Restez ici, je vais vous chercher quelque chose. »

La jeune fille s’éloigna, ses cheveux étoilés étincelant à chacun de ses mouvements. Même dans le jour naissant, ils ne perdaient rien de leur beauté. Mon cou pencha vers la droite et mes yeux se couvrirent. À l’ouverture de mes paupières, Zomeis était face à moi, dissimulant le soleil en pleine ascension.

« Je ne suis pas vraiment douée à ça, mais je vous ai préparé quelque chose… »

Elle me tendit une tasse similaire à celle qu’on m’offrit à mon arrivée chez la L’Sohat, mais au contenu différent. À l’en croire, les racines et les feuilles qui baignaient dans ce liquide brun appartenaient à l’une des plantes qui, presque invisibles, s’accrochaient au sable autour du village. À ma grande surprise, le tout était bien plus nourrissant qu’il n’en avait l’air. La jeune fille avait également amené un sac rempli de baies de cactus et une gourde pleine.

« Si je vous implore de prendre du repos, est-ce que vous obéirez ?
— Non, je suis désolé. Ces monstres rôdent dans la région depuis trop longtemps. J’ai déjà perdu du temps.
— Alors je vous en prie, faites attention à vous. »

Mon repas terminé, je regagnai lentement la machine, talonné par ma cadette qui multipliait les avertissements.

« Lorsque vous serez immergé dans les ténèbres, rongé par la créature dans laquelle vous allez vous incarner, gardez en mémoire une image forte de ce monde, un phare pour guider votre conscience.
— Comme ta chevelure ?
— Exactement ! Ce sera votre lien vers le monde réel ! Vous ne devez en aucun cas vous laisser submerger. Dès que vous aurez terminé là-bas, revenez me voir et je vous aiderai une seconde fois à vous extraire de cette enveloppe. »

Mes ordres étaient de faire signe au vaisseau pour m’y téléporter sitôt ma mission accomplie, mais je n’avais rien à perdre à faire un léger détour par le hameau avant de repartir.

« Merci. Nous nous reverrons, promis-je en touchant le premier des douze barreaux menant au cockpit.
— Je sais. »

Nous échangeâmes un dernier regard avant que ma cabine ne disparaisse à l’intérieur du Cuirassé. Un par un, tous les boutons environnants s’illuminèrent. Les réserves de munitions étaient encore à moitié pleines, et le carburant n’était que récemment passé sous la barre centrale. J’étais suffisamment équipé pour livrer ma seconde bataille.

« Affiche-moi une carte de tous les signaux électriques de cette région » commandai-je au globe fraîchement ôté de ma poche.

La représentation holographique était presque entièrement jaune, à l’exception des montagnes qui se dressaient plus à l’Est. C’est à leur pied que se concentraient les points rouges qui clignotaient à l’unisson. La carte s’évapora pour laisser place à l’habituel compteur. Sur l’écran, devant moi, je vis Zomeis regarder mon appareil avec inquiétude. Rapidement, je passai les deux bras et les deux jambes dans chacun des tubes. La synchronisation fut plus rapide que la première fois. Puis je tendis le bras et levai le pouce.

« À toute à l’heure », murmurai-je en direction du micro. Puis je me retournai, et d’un mouvement de levier, enclenchai le pilotage automatique.

—★—

L’Amaryllis était impossible à rater. Un vaisseau de cette taille ne passait déjà pas inaperçu dans une flotte spatiale, alors échoué de la sorte au milieu du désert…

7 303 mètres. À l’évidence, je n’avais plus besoin de l’O6Sphère pour me guider. Je passai en mode Manuel et poursuivis la marche vers l’ilot d’acier sombre. Derrière, à quelques lieues seulement, se détachait l’un des rares récifs montagneux qui ponctuaient cette mer de sable. Il s’en était fallu de peu pour que le cargo s’écrase contre ses cimes rocheuses, défigurant à jamais la planète. Il n’était plus qu’à quelques kilomètres lorsque j’aperçus les autres Cuirassés venir à ma rencontre. Puisqu’il m’était impossible d’opter pour la discrétion en pleine journée, il me fallait ruser.

« Hé ! C’est toi, Lughnec ? m’interpella un premier.
Raté, répondis-je, essaie encore.
Syf’, alors ? tenta-t-il en parvenant à mon niveau.
Bravo, le félicitai-je en levant une main. Je la baissai lorsque trois de ses semblables nous rejoignirent.
Hé, Syf’ le borgne ! tonna une voix féminine, déformée par les haut-parleurs de sa machine. T’aurais pas vu Regzan ? Il s’est tiré y a deux jours sans qu’on le revoie.
T’es sérieuse ? feignis-je de m’étonner. Pourquoi il a fait ça ?!
Va savoir, il faisait sa lopette depuis quelques jours. Hé, tu vas bien ? Ta voix est bizarre.
C’est juste la fatigue. Tout le monde est là ?
Pas vraiment. Mohun nous attend. Il est avec cette poufiasse d’Efly pendant que Gulzo surveille l’entrée. Y a que nous, c’est pour ça qu’on vous attendait.

Autrement dit, et en comptant les quatre qui m’escortaient vers la « forteresse », j’avais affaire à sept pilleurs de vaisseau. Les attaquer de front était suicidaire, mais j’avais un plan pour les neutraliser l’un après l’autre.

Ne pas faire du transporteur géant leur repaire aurait été une erreur monumentale. Une brèche large de plusieurs dizaines de mètres, surveillée par un Cuirassé immobile, faisait office d’entrée. Je crus en le frôlant qu’il était vide, mais le garde me gratifia d’un bref « Salut » à mon passage.

La lumière disparut en même temps que le ciel, et dans les profondeurs de l’Amaryllis, il nous fallut allumer chacun notre paire de phares pour y voir clair. Des caissons éventrés et des câbles mis à nu obstruaient çà et là notre route. J’avais l’impression de visiter un vaisseau fantôme. Qu’avaient pensé ces bandits en s’aventurant pour la première fois dans ce corridor sombre ? Moi-même je m’attendais à tout instant à voir surgir le spectre d’un mécanicien mort comme les autres pendant l’accident. Qu’était-il advenu de leurs corps ? Les avaient laissé pourrir, ou les vénéraient-ils comme ceux d’anges sacrifiés pour leur apporter des armes d’une puissance inouïe ? J’avais mille questions à poser à mes compagnons de marche, mais j’étais déjà suffisamment suspect à leurs yeux.

Les ténèbres s’effaçaient au loin. Je crus d’abord qu’une fente dans la coque permettait au soleil de s’y engouffrer, mais l’éclat qui m’accueillit bientôt était d’origine artificielle. Douze braséros ponctuaient par paires le bout du couloir qui se resserrait. Entre les deux dernières flammes m’attendait un gigantesque trône taillé à partir d’un caisson de métal. Ils avaient dû mettre la main sur une lame plasma. Sur ce siège massif reposait un Cuirassé plus grand que les autres. Un appareil de classe 4, sans doute le seul de la cargaison. Des marques rouges que je devinais être du sang ornaient son torse. Un homme chauve était assis en tailleur au sommet de la machine. Je n’eus aucun mal de à deviner son nom.

« Tiens, Mohun ! appela la femme à ma gauche. On t’a retrouvé Syf’.
— Syf’ ? répéta-t-il faiblement.
Ouais, confirmai-je.
— Content de te revoir, mon vieux », sourit-il. Quelque chose dans cette grimace de satisfaction me fit frissonner. Combien d’innocents avait-il massacré avant de s’asseoir calmement sur ce trône ?

Cet échange fut suivi d’un long silence. Mes quatre escortes se serraient autour de moi. En un coup, je pouvais sans doute me débarrasser de cinq ennemis à la fois. Mon pouce glissa sur la seconde molette d’armement. Avec un doux clic, le bras droit passa du lance-missile au lance-grenade.

« Ça s’est bien passé, dehors ? poursuivit-il dans un murmure presque inaudible.
Pas vraiment, j’ai été séparé des autres.
— Ah bon ? C’est bizarre.
Pourquoi ? »

Il leva les yeux vers le capteur optique, et j’eus la désagréable impression que son regard pouvait percer à travers l’acier et la peau ; qu’il pouvait non seulement voir qui j’étais, mais qu’il en profitait également pour sonder mon âme.

« Parce que Syf’ est mort depuis deux ans. »

Mon index et mon majeur se plièrent si vite qu’une crampe me saisit aussitôt. La paume béante de ma main droite accoucha d’un obus sphérique. D’un léger bond, j’échappai à mon plus proche voisin sur le point de m’attraper. La fulgurante pression d’un bouton activa les réacteurs qui longeaient mes chevilles.

Je vis s’éloigner l’attroupement, mais le sol s’embrasa alors que j’étais toujours en vol. Je fus soufflé sur plusieurs mètres, tombant lourdement au sol. Je ne perdis pas de temps pour me redresser, et mon alter ego grisâtre en fit de même dans un lent grincement. Les avais-je détruit tous les cinq ? Je me souvins soudain des mots que j’entendis plus tôt. « Il est avec cette poufiasse d’Efly ». Il en restait une. Attention, missile en approche. Ce n’est pas pour se distraire que Mohun avait joué la comédie une quinzaine de secondes. Il attendait simplement que son alliée, hors de ma vue, me verrouille.

Impossible de bondir pour échapper à cette fusée à tête chercheuse. Je n’avais qu’un seul moyen de m’en débarrasser. Tout en reculant vers la sortie, je tendis mon bras mitrailleur, guettant l’apparition de la menace explosive. Elle surgit de l’obscurité à droite. Mon canon s’y dirigea comme un aimant, puis je déversai toutes les balles que mon arme était capable de cracher. Le missile éclata à mi-distance. Je fis volte-face et m’enfuis en courant. Je n’avais pas l’avantage sur ce terrain. Je devais sortir. Échapper à ce couloir oppressant qui attisait la claustrophobie.

Attention, missile en approche. Il fila sans m’atteindre. Celui-là n’était pas à tête chercheuse. D’une ligne droite, je passai aux slaloms afin d’empêcher à a poursuivante de me verrouiller. Je balançai le bras derrière moi pour tirer à l’aveugle. Les balles cognèrent contre son blindage. Elle était sur mes talons. Je me tournai alors dans l’autre sens, sans abandonner ma course, et m’apprêtai à tirer une seconde grenade. Attention, missile en… Le choc m’ébranla avant que les huit dernières lettres aient pu prendre forme. L’éclairage vacilla et l’écran indiquant l’état du Cuirassé se teinta de rouge. Qui plus est, j’avais perdu un bras. Pas un membre de chair, mais pire : celui de trois mètres de long qui me permettait de tirer à l’arme lourde.

Si j’avais envoyé une rafale dans sa direction, peut-être l’aurai-je stoppée, mais dans la panique je pensai d’abord à poursuivre ma retraite. La lumière extérieure m’apparut bientôt, cernant les contours d’une noire silhouette. Le garde qui m’avait salué s’approchait en sens inverse. Il m’arrosa de balles, j’en fis de même. La différence entre nous, c’était que ma coque était déjà mal en point. Attention, missile en approche. Impossible de l’éviter, alors j’allumai à nouveau les réacteurs. Ma course s’accéléra. En cas d’impact, j’étais condamné. « Gulzo » s’approchait. Il n’était plus qu’à quelques mètres. Il tira. Je pris les coups et fondis sur lui. De ma main restante, je le saisis par le canon et l’expédiai derrière moi. La déflagration proche éteignit quelques ampoules dans ma cabine. Je courus sans ralentir. Le gouffre béant qui servait d’entrée n’était plus qu’à quelques secondes de sprint. Attention, missile en approche. Ma prédatrice n’avait manifestement aucune intention d’abandonner.

Pour la première fois depuis mon arrivée ici, voir du sable à perte de vue me réchauffa le cœur. Mes lourdes jambes n’eurent toutefois pas le temps d’épouser ce sol instable, puisque sitôt dehors, je sautai le plus haut que je pus. Le projectile fusa entre mes jambes. J’atterris sur le bord de l’Amaryllis et d’un glissement de molette, troquai ma mitrailleuse contre un fusil de sniper. À l’instant même où la dernière de la bande surgit du vaisseau échoué, je pressai la détente. Elle s’arrêta, plia les genoux et s’effondra contre la dune.

Musique : Metro 2033 - Don't Forget
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Comme la veille, j’avais oublié de respirer. Mes poumons rattrapèrent alors leur retard, pendant que je tentai en vain de calmer mon cœur. J’avais vaincu toute la bande. Je n’avais plus qu’à donner ma position au Destructeur qui patientait en orbite, et il nettoierait toute trace de l’épave. Les habitants de ce monde désertique ne verraient plus aucun robot géant avant que leur propre technologie ne le leur permette, dans quelques millénaires. Mon front ruisselait toujours, et mon souffle restait haletant. Mes muscles tremblaient. J’avais désespérément besoin d’une cigarette. Je pensai soudain à Sara. Avait-elle accouché pendant la bataille ? Irène avait sans doute tenté de me joindre une demi-douzaine de fois depuis que j’avais mis l’O6Sphère en silencieux. Je n’eus qu’à frôler le globe chromé pour qu’il émerge furieusement de ma poche, sa ceinture de diodes rouges allumées.

BORDEL JULIAN TU VAS RÉPONDRE OUI ?! T’EN ES OÙ ?!

« Au bout. »

HEIN ?

« C’est fini. J’ai terminé le boulot », ajoutai-je non sans un soupir de soulagement.

Oh putain ! Tu m’as fait tellement peur ! AH AU FAIT ! Sara a accouché !

« Quoi ?! »

C’était y a trois heures, mais t’avais déjà tout éteint. Tu parles d’un père !

« Je… j’ai… »

… Une merveilleuse petite fille. Félicitations !

Je ne sus que répondre. Mes mains s’étaient remises à trembler.

Tu rentres, maintenant ?

« Désolé, j’ai un dernier détour à faire… Ce sera rapide. »

Zomeis. Je devais la revoir avant mon départ, lui faire part de ma victoire. Il me semblait profondément injuste de quitter ce monde en la laissant mariner dans son inquiétude. Je fis deux pas devant moi, vers le bord gris du cargo.

Un fracas dans mon dos figea mon cœur. Il s’accompagna d’une légère secousse. Dix mètres derrière moi, une lame verte flamboyante se frayait un chemin dans la coque d’acier. Du trou ainsi formé émergea bientôt un immense Cuirassé, dont la carrosserie grise était parsemée de motifs tribaux peints avec du sang. La machine de guerre de Mohun était intacte.

« Tu les as tous tués, enfoiré ! hurla-t-il.

Ils… ils l’avaient mérité… » bredouillai-je sans comprendre comment il avait survécu. L’un de ses sbires l’aurait-il poussé pour l’éloigner de la bombe ?

Julian ? À qui tu parles ?

L’O6Sphère continuait à enregistrer le moindre de mes mots pour le livrer sous forme textuelle à ma collègue. Je ne pensai même plus à l’éteindre.

« Putain j’sais pas qui t’es ni comment t’as fait pour nous voler un Avatar, mais j’vais t’arracher les yeux ! »

Passée la surprise, c’est la colère qui m’envahit.

« Moi ? Un voleur ? Ces machines ne vous appartiennent pas.
— Elles sont tombées du ciel pour nous !
— C’était un accident, et j’ai bien l’intention de le réparer. »

Nom de Dieu Julian, c’est ça que t’appelles « terminer le boulot » ?

Il fondit sur moi en brandissant son sabre de plasma. Un bond en arrière m’arracha à sa trajectoire, mais il sauta à son tour. Dans les airs, il était vulnérable. J’en profitai pour lui tirer dessus et la balle de précision se logea dans l’articulation de sa cuisse. Nous atterrîmes en même temps sur le sable, et trois secondes durant, nous restâmes immobiles. Je me sentais comme l’un de ces cowboys qui peuplaient la Terre voilà des siècles, prêt à dégainer au milieu du désert et sous un ardent soleil. Il s’élança à nouveau, et mon second tir effleura son épaule. Il donna un coup, puis un second. Le troisième laissa une large entaille dans la coque de mon torse.

Ma main tâtonna fébrilement le tableau de bord entre chaque esquive, à la recherche de la molette. Du fusil sniper, je revins à la mitrailleuse et me baissai brusquement. Son épée caressa le sommet de mon Cuirassé. Puis le bras tendu, je vidai un chargeur entier sur sa carapace métallique. Les impacts s’y accumulèrent, se chevauchant les uns les autres jusqu’à creuser une brèche. Il ne me laissa pas le loisir d’y introduire une seconde salve. D’un violent coup de pied, je fus projeté sur plusieurs mètres. Puis avant même que je m’en sois remis, son bras libre s’éleva lentement. Une pluie de balles en jaillit, que j’évitai en courant vers la droite. Exactement ce qu’il avait prévu. Sans s’arrêter de tirer, il se rua vers moi le sabre au clair. Du doigt, j’accrus la pression dans le cockpit et forçai sur les muscles mécaniques de mes jambes. Une fumée blanche m’enveloppa. Il ralentit, hésitant. C’était tout ce dont j’avais besoin.

Ma pirouette m’amena au-dessus de lui, et je pus l’asperger d’une nouvelle volée de balles. Pas assez pour le stopper. Il me cueillit à l’atterrissage d’un coup d’estoc que j’évitai aisément. Nouvelle bourrasque mitrailleuse. La moitié partit à côté. Son corps était constellé de petits points, dont certains étaient si rapprochés qu’ils semblaient dessiner des formes. Ses mouvements étaient ralentis, maladroits et poussifs, mais il n’était pas décidé à baisser les armes. Moi non plus. Pariant sur ma chance, je glissai à nouveau la molette vers le tir de précision et tirai lorsqu’il se jeta sur moi.

L’immense balle heurta le bout de sa sulfateuse, dont le canon vola en éclats. La lame de plasma verte fendit l’air la seconde suivante. J’esquivai une première fois. La seconde fois fut plus hasardeuse. Au troisième coup, il trancha mon bras restant. Je fis quelques pas en arrière, déséquilibré, tandis qu’il restait immobile en savourant mon impuissance.

« Tu t’es bien battu, mais c’est fini », exulta-t-il.

J’étais sans armes, mais pas sans stratégie. Pour le coup final, il plia le bras en arrière et orienta son sabre vers l’avant. Une attaque d’estoc, parfaite pour terminer le combat. Parfaite aussi pour le plan que j’avais en tête. Il s’avança vers moi, je courus vers lui. Me précipitai contre sa lame. Une seconde avant le choc, je me plaquai contre le bord droit de ma cabine. Les écrans s’éteignirent d’un coup et je vis la lame en fusion fendre celui du milieu. Elle traversa le cockpit d’un seul coup jusqu’à percer le fond. L’épée avait transpercé on Cuirassé avec une facilité déconcertante.

JULIAN RÉPONDS-MOI QU’EST-CE QU’IL SE PASSE ?!

« Juste… la routine, Irène… »

Du plasma bouillonnant qui barrait la moitié du cockpit, je sentais une chaleur intense. Mais mes pieds étaient toujours engoncés dans leurs tubes. Faible et las, je me relevais lentement. Mon Cuirassé s’était si bien planté contre l’arme de mon adversaire que celui-ci peinait à se dégager de sa carcasse. Je fléchis douloureusement les genoux et tendis mon bras vers le bord du siège, au-dessus duquel luisait la lame. Mon index brûlé se couvrit de tant de cloques que je ne sentis pas le bouton s’enfoncer. Une douce fumée sortit des pores de ma machine. Ses jambes, une fois de plus, gonflaient pour mieux s’élever.

« T’es… t’es encore vivant ?! T’es qui, putain ?! »
Juste un Terrien… envoyé par les étoiles. »

Je bondis. Un talon, puis l’autre. Les réacteurs de mes chevilles s’enflammèrent. Mohun n’eut pas le temps d’extraire sa lame. Il quitta le sol en même temps que moi et s’éleva sans lâcher son arme. Il n’y songea que trop tard, après que j’aie enroulé mes deux jambes autour des siennes pour assurer mon emprise.

« Lâche-moi, espèce de malade ! LÂCHE-MOI ! »

JULIAN ?! JULIAN !

Les réacteurs s’éteignirent, à court de jus. Nous devions être à quelque trente mètres d’altitude lorsque l’ascension cessa. Les cris de l’autochtone redoublèrent lors de la descente. Privé de mes écrans, je ne pouvais distinguer le point de chute. J’espérai seulement que nous ne nous écrasions pas sur les restes de l’Amaryllis.

Quand le choc, sauvage et violent, me propulsa brutalement contre ce qui fut naguère la paroi de la cabine, je crus que nos deux engins avaient percuté le toit du vaisseau. Mais le seul fait que je sois encore en vie pour le penser prouvait que le sable avait amorti ma chute. Ou plutôt, le sable et le Cuirassé de Mohun. L’éclat émeraude de la lame s’éteignit lentement. Elle n’était plus alimentée par la paume de l’appareil. La cabine, elle, s’était entre temps transformée en véritable fournaise. La surface de l’O6Sphère avait partiellement fondu, mais le globe lévitait toujours autour de moi. Il me sembla percevoir une poignée de lettres floues en sortir, mais je m’évanouis avant de pouvoir les lire.

—★—

Musique : Metro 2033 - Ending Theme
(cliquez pour écouter la musique)

Je fus tiré de ma torpeur par le souffle d’une légère brise. Par la fente béante qu’avait laissée la lame à présent évanouie, j’aperçus le ciel nocturne. Combien de temps étais-je resté inconscient ? Je crus pouvoir me lever, mais mon corps se souvint soudain de son état et la douleur me foudroya. Calmement, j’énumérais mes blessures : quelques os brisés, une épaule démise, pléthores de contusions et, bien sûr, cette main à moitié calcinée qui s’accaparait à elle seule les trois-quarts de mes signaux de douleur. Malgré cet inventaire, je parvins à me traîner jusqu’à la brèche sans défaillir une seconde fois.

Je me sentis comme un nourrisson respirant sa première bouffée d’air. Le visage de Sara m’apparut aussitôt. Ma fille… J’étais père. J’atteignis le trou et m’y accrochai. Le rebord d’acier fondu était encore chaud, mais mes mains n’étaient plus à ça près. Je m’extirpai hors de mon cocon et chutai lourdement sur le sable, quelques mètres en contrebas. Était-ce là ce qu’avait vécu ce Regzan en quittant son Cuirassé ? Mon souffle s’éternisait un peu plus à chaque respiration.

Je sus alors que je n’allais pas m’en sortir.

« Irène ? » appelai-je faiblement en activant le mode vocal pour avoir une vraie conversation plutôt que des lettres flottantes.

Le silence me répondit. Au fil des heures, elle avait dû s’impatienter.

« Irène… ? répétai-je d’une voix pathétique.
— JULIAN ?! Nom de dieu ! J’ai pas arrêté de t’appeler depuis cet après-midi !
— Je dormais…
— Est-ce que ça va ?
— Tu veux la réponse rassurante ou bien l’autre ?
— Oh merde… Pitié, ne me dis pas…
— Je te communique la position exacte de l’Amaryllis. Balancez la sauce. Rasez tout. Y a que du sable, de toute façon. Ils diront que les étoiles les ont sauvés.
— Dis pas de connerie. T’es encore en-dessous. On peut te téléporter.
— Je survivrai pas au transfert. À deux cent mille crédits le processus, ça fait cher pour avoir un cadavre.»
— Merde, Julian… Pourquoi t’as voulu jouer les héros ?!
— J’sais pas…
— Est-ce que c’est pour cette gamine… ?
— Qu’est-ce que…
— L’O6Sphère enregistre tout. En temps normal, on n’écoute pas, mais comme je te croyais mort, j’ai pris la liberté de… enfin voilà.
— Bonjour la vie privée. Est-ce que t’es à l’hôpital ?
— Sara est dans la chambre d’à côté, avec la petite.
— Passe la moi, s’il te plaît.

J’attendis une trentaine de secondes en admirant la toile étincelante tendue au-dessus de moi. Puis de ma main valide, je saisis fiévreusement le transpondeur qui occupait mon autre poche. Je n’avais qu’un bouton à presser. Il émit un léger « Bip » en communiquant mes coordonnées.

Le visage juvénile de Zomeis apparut distinctement dans ce qu’il me restait d’esprit.

« Désolé petite, murmurai-je, je me suis laissé consumer par ce démon et personne n’est là pour me sauver… »

Une voix me rappela à la réalité. La voix qui m’avait dit « Oui » quelques années plus tôt.

Musique : Metro Last Light - The Farewell
(cliquez pour écouter la musique)

« JULIAN ?!
— Bonsoir…
— Ne bouge pas ! On va faire tout ce qu’il faut pour que tu sois récupéré !
— C’est trop tard, mon ange.
— Dis pas ça ! Je t’en prie, arrête de dire des choses pareilles !
— Comment va Stella ?
— Elle… elle dormait avant qu’Irène n’arrive avec l’appareil, mais… »

J’entendis en fond les babillages de ma fille. Le plus beau son que ces oreilles abîmées aient jamais entendu.

« Coucou, Stella. »

Elle me répondit en gazouillant. Mon cœur était léger, si léger.

« Julian, reprit mon épouse en sanglotant, je te le demande une dernière fois…
— Je vous la confie, à toi et à celui qui me remplacera.
— Stop… ça suffit…
— On ne va pas se voiler la face, chérie.
— Stella a besoin de toi et moi aussi. Elle a besoin d’un père présent pour elle.
— Oh, mais je serai présent… »

Je tendis ma main indemne vers l’espace. Tendis les doigts. Pliai les doigts. Refermai mon poing sur l’air qui me séparait du ciel.

« … Avec un peu de chance, je serai là-haut. »

Elle ne répondit rien. Je n’avais jamais été du genre croyant. Pas jusqu’à cette nuit. Je songeai à nouveau à Zomeis. Cette gamine qui me dévisagea de ses yeux ronds dans la hutte de la matriarche. La chaleur qui dévorait ma main courut le long de mon bras jusqu’à mon épaule, se transmit à mon torse et de là, gagna tout mon corps. Je brûlais en silence. Les mourants n’étaient-ils pas censés sentir le froid ? Étrange agonie. Je ne sentis plus la moindre douleur. Le feu ravageur s’était mu peu à peu en un feu doux, réconfortant, celui d’un cœur qui s’anime.

« Je vous aime toutes les deux. À bientôt. »

Je m’embrasai tant et si bien qu’une heure plus tard, mes cendres s’unirent à l’océan de sable qui me cernait.

–☆–

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