Du Sang sur les Feuillages

 

Date : Mai 2015
Longueur : 13 815 mots (37 pages Word)
Troisième épisode de la Trilogie stellaire
Vingt ans après les événements de Neige et Poussière, et quarante-six ans après ceux d’Une Etoile dans le Sable, Neil et Stella ont fondé un foyer sur la planète natale de cette dernière. Mais la vie paisible que leurs deux enfants, Estelle et Aster, ont connu jusqu’alors s’effondre lorsque la guerre rattrape la famille.

 

L’insecte glissa en sinuant le long de la feuille, comme s’il y dansait. Parvenu sur sa pointe verte, il se laissa chuter pour mieux agiter ses deux paires d’ailes et prendre son envol. Je le suivis du regard, béat, et envisageai de marcher sur son sillage avant qu’Estelle, à quelques mètres de là, ne me rappelle à l’ordre.

« Ne t’éloigne pas, Aster. »

Ma grande sœur était assise à même le sol. Sur ses genoux pliés, son carnet de croquis s’étoffait d’une nouvelle œuvre. Dans sa main, un crayon ; et dans ses yeux, la lueur de curiosité qui l’animait chaque fois qu’elle venait dessiner ici. Dans son petit coin de paradis. Ce n’était pas la première fois qu’elle m’emmenait avec elle, mais jamais je n’avais pris le temps de l’observer en plein travail.

Elle regardait tour à tour les feuilles allongées d’un meralicea sauvage et celles, en papier, qui lui servaient de support. Tout autour de l’arbre aux branches tombantes s’épanouissaient des fleurs de chaque couleur de l’arc-en-ciel. La plus impressionnante d’entre elles, large d’un demi-mètre, avait la lueur violette d’une améthyste. Un bruit dans les branchages attira mon regard aussi sûrement que si mes yeux étaient aimantés. Une silhouette que je ne distinguai pas tout à fait courut derrière une barrière verte.

« Un singe, me renseigna Estelle sans détacher ses yeux de sa feuille.
— Ils te gênent pas ?
— Parfois, si, poursuivit-il en m’accordant un bref coup d’œil. Avant, j’utilisais un O8Sphere en fonction Dessin, mais une de ces bestioles me l’a volé. C’est pour ça que j’utilise un carnet, maintenant.
— T’as pas cherché à le retrouver ?
— J’évite d’aller trop loin dans la jungle. Y a des choses plus dangereuses que des singes, là-bas.
— Maman dit que les humains peuvent être plus dangereux que les animaux.
— Maman a ses raisons pour penser ça. »

Elle replongea dans son œuvre sans m’en dire plus. Je haussai les épaules et m’intéressai au serpent multicolore qui rampait derrière une rangée d’arbres noueux. Il passa sans cesser de siffler. Au-dessus de ma tête, un nouveau bruissement saisit mon attention. Un couple d’oiseaux s’envola à travers l’un des rares interstices où s’engouffrait la lumière. J’étais fasciné par tout ce que je voyais, entendais, sentais. Assis à mon tour sur le sol terreux, je scrutai le passage des cohortes de fourmis, des escadrons de termites et de quelques scarabées solitaires avec un intérêt croissant. Jusqu’à ce que résonne à nouveau la voix de ma sœur.

« J’ai fini, tu veux voir ? »

Je me précipitai à côté d’elle, à l’un des rares endroits de cet éden où filtrait un large rayon de soleil. Je vis le meralicea, ses longues feuilles, la fleur-améthyste et quelques animaux. Dans le coin, on pouvait distinguer un enfant de neuf ans, les yeux rivés sur le sol.

« Je suis pas si petit ! protestai-je.
— Même pour ton âge, tu n’es pas bien grand », sourit-elle.

Elle se leva, s’étira longuement, et me tendit la main.

« On y va ?
— D’accord », fis-je en avançant sans l’attendre.

Estelle resta un instant sur place, la main tendue et son éternel sourire toujours suspendu aux lèvres. Puis elle marcha sur mes traces.

« Désolée, frérot. Tu n’es pas petit. »

Je m’arrêtai, inspectai son visage constellé de tâches de rousseur à la recherche d’un signe de sincérité, puis finis par saisir sa main. Nous nous mîmes en route. Je ne pouvais jamais rester fâché contre elle.

Un étrange sentiment courait dans les rues de la ville et gagnait, les uns après les autres, ceux qui s’aventuraient dehors. Comme une inquiétude collective qui se lisait sur tous les visages, une tension impalpable
et croissante. Tous continuaient pourtant à sourire, même Estelle qui avait été gagnée à son tour par ce mal étrange.

Nous passâmes en marchant d’un pas plus preste entre de grands immeubles blancs qui n’étaient pas loin d’atteindre le ciel. Ces tours qui couvraient la ville, d’après Papa, servaient à la fois d’habitation, de bureaux et de sources d’énergie, avec leurs façades solaires et les éogénérateurs culminant à leur cime. Sur un banc, deux hommes et une femme suivaient nerveusement sur leur O8Sphere un hologramme que j’étais trop éloigné pour voir.

« Il se passe quoi ? demandai-je à ma sœur.
— Rien. T’en fais pas. »

Pourtant, elle raffermit sa poigne. N’étais-je pas assez grand pour comprendre les choses ? Il suffisait seulement qu’on me l’expliquât. Le trajet fut rythmé par des murmures glanés à chaque coin de rue, ces mines sérieuses et cette atmosphère toujours pesante.

Notre immeuble se trouvait Rue de l’Armistice. Une pointe blanche aux bords arrondis, comme il en existait une centaine dans cette ville. Une ville qui était en tous points similaire aux cinquante-huit autres que comptait la planète Movin II.

Au vingt-troisième étage, la porte n°W86 s’ouvrit avant même qu’Estelle n’ait approché sa paume. Le visage de Maman apparut sur la porte. Je ne l’avais jamais vue si anxieuse.

« Vous voilà ! Entrez vite ! »

Estelle s’exécuta sans un mot. Je risquai quant à moi une question avant de prendre sa suite.

« Pourquoi tout le monde est aussi bizarre ? »

Elle me regarda longuement. Sur son visage crispé, une ébauche de sourire se dessina. Elle ressemblait beaucoup à Estelle, à ceci près que ses cheveux roux avaient perdu de leur éclat flamboyant et que quelques rides s’étaient creusées sur sa peau blanche. Nous avions fêté son quarante-neuvième anniversaire une semaine plus tôt. Elle semblait plus vieille que son âge, sans perdre de sa beauté.

« Stella ? appela la voix de Papa depuis sa chambre, les enfants sont prêts à y aller ?
— Aller où ? interrogeai-je aussitôt ma mère.
— Nous allons partir en vacances chez Mamie pour quelques temps.
— Sur Kelben III ? Mais c’est presque à l’autre bout de la galaxie ! Depuis quand tu veux me faire rater l’école pendant des mois ?
— Tu ne la rateras pas, mon poussin, murmura-t-elle d’une voix douce. L’école va s’arrêter quelques temps.
— Euh, c’est chouette, mais il se passe quoi à la fin ?! »

Une sirène, au loin, se mit à chanter. Une seconde la joignit en canon, suivie d’une troisième toute aussi stridente. Papa émergea de sa chambre, le visage livide.

« Les enfants, vous avez deux minutes pour préparer vos affaires. »

Ma sœur me poussa vers ma chambre tandis qu’à l’entrée résonnait les craintes de ma mère.

« Deux minutes c’est trop, Neil ! On ne peut pas rester bloqués ici ! J… Je… Je refuse de leur faire vivre ce que…
— Calme-toi, chérie. Tout ira bien, cette fois-ci. »

Il ne restait déjà plus qu’une minute et demie lorsque j’atteignis le seuil de ma chambre. D’un geste, j’attrapai mon sac à dos et le vidai intégralement. L’holotablette scolaire s’effondra sur le sol avec toutes les feuilles et crayons que l’on nous forçait à utiliser pour ne pas rompre tout contact avec l’écriture antique.

D’un regard nerveux, je balayai la pièce à la recherche des rares objets que j’allais emmener. En emportant mon O8Sphere et son chargeur solaire de rechange, je m’assurai déjà d’avoir des jeux, de la lecture et le Réseau Intersystèmes avec moi. Ne resta alors que les babioles plus symboliques, tels ma figurine du héros d’holonimé Galrosper, un vieux livre papier offert par ma grand-mère et un dessin représentant une fille dont les cheveux noirs étaient remplis d’étoiles. Ma sœur avait dessiné Zomeis pour mon septième anniversaire. M’en séparer était hors de question. Je le glissai délicatement dans la poche, entre les pages du livre tout aussi soigneusement inséré.

« Aster, tu es prêt ?
— J’arrive, maman. »

Malgré son empressement, elle m’arrêta. Agenouillée devant moi, ses mains sur mes épaules, elle plongea ses yeux bleus dans les miens, puis murmura :

« Je suis désolée, Aster. On vous expliquera tout.
— Est-ce qu’on reviendra ici après ? »

Elle hésita.

« Maman, est-ce qu’on va revenir sur Movin II ?
— Non. Sans doute pas. »

Je jetai un dernier coup d’œil à ma chambre. Ses murs bleus, parsemés de nuages, son mur-écran où détonaient quelques discrètes craquelures, ses étagères remplies à craquer et le lit que je quittai chaque matin à regret. Je tentai d’imprimer cette image en moi pour l’emporter elle aussi dans mes bagages.

« Allez viens. »

Elle prit ma main et m’emmena vers l’entrée. Papa et Estelle nous y attendaient en silence. Mon père n’ouvrit la bouche qu’une fois l’ascenseur au rez-de-chaussée, une trentaine de secondes plus tard.

« Le spatioport est à quatre ou cinq rues d’ici. Inutile de prendre la voiture, on n’arriverait jamais à se garer. » Puis il ajouta : » Non pas que ça ait la moindre importance… »

Au-dessus de nous, des nuées de véhicules filaient vers le nord. La plupart amorçaient déjà leur descente. Ma mère et ma sœur se mirent à trottiner, tandis que mon père fermait la marche.

Les sirènes hurlaient toujours, éjectant les familles de chez elles par centaines. Qu’est-ce qui pouvait pousser tant de foyers, le nôtre inclus, à se déraciner de la sorte sitôt retentis quelques notes stridentes? J’avais lu et vu sur mon O8Sphere suffisamment de choses pour avoir ma propre idée, mais je ne pouvais que glaner les informations de ci de là, par fragments, comme un moineau grignote les miettes que l’on daigne lui offrir. Aux abords du spatioport, la foule devenait si dense que Papa saisit mon bras pour me bringuebaler entre des badauds aussi pressés que nous. Maman avait fait du respect d’autrui un pilier de notre éducation ; la voir bousculer ses pairs pour se frayer un chemin avait de quoi me décontenancer. Devant la gare intersystème, sur un caisson métallique, un homme corpulent agitait les bras en tâchant de faire entendre sa voix amplifiée par un appareil.

« … n’y a plus de vaisseaux ! Écoutez-moi ! Les sept vaisseaux qui étaient à quai sont déjà partis et sont pleins à craquer ! Ils…
— Quand est-ce que d’autres vont arriver et prendre la relève ?! le questionna une femme paniquée.
— Difficile à dire, madame ! L’armée a réquisitionné la moitié de la flotte et pour autant que je sache, ils se fichent des civils comme de… »

Il n’eut pas le temps de terminer qu’un projectile le heurta de plein fouet. L’orateur improvisé perdit l’équilibre et chuta de son piédestal tandis que la masse grouillante de fuyards forçait le passage. J’entendis des hurlements, des pleurs, des cris de rage et des cris de douleur. Plusieurs personnes étaient au sol, incapables de se relever. Il y avait sous ces dizaines de jambes un enfant qui avait cessé de bouger. Ma sœur me serra contre elle, mais elle tourna la tête lorsque Papa murmura quelque chose à son oreille. Elle hocha fébrilement la tête, puis chuchota à son tour à la mienne :

« Puisqu’on peut pas partir, ils proposent de fuir vers les mangroves, au sud. Papa dit que ce sera plus sûr qu’ici. »

Difficile de rebrousser chemin en plein mouvement de foule : nous avançâmes à contre-courant, cahotés les uns contre les autres. Ce n’est qu’une fois arrachés au flot de ce fleuve humain que nous nous permîmes quelques secondes pour souffler. Pas plus. Les rues étaient moins remplies au retour vers notre immeuble. Les résidents du quartier s’étaient déjà tous agglutinés dans le spatioport voisin. En apercevant l’entrée de la Tour Dawkins qui m’avait vu grandir, je pris soin de la photographier elle aussi dans ma mémoire.
Papa nous ordonna de rester là sans bouger pendant qu’il entrait chercher la voiture. Maman s’éloigna malgré tout, son O8Sphère sortie et voletant autour d’elle. Je vis ses lèvres bouger, mais n’eus pas le loisir d’entendre les sons qui s’en déversait : un énorme fracas frappa nos tympans. Lorsque je rouvris les yeux, j’aperçus un nuage de fumée noirâtre s’échapper d’un immeuble lointain. Puis ce fut le ciel qui retint mon attention. Pas seulement ce gigantesque vaisseau qui semblait surgir de nulle part, comme un oiseau vert se démarquant au milieu de l’azur, mais surtout ces quelques points microscopiques qu’il répandait derrière lui comme autant de fines gouttes. Maman se figea à leur vue.

« Qu’est-ce que c’est ? demandai-je à Estelle.
— Je crois que… elle plissa les yeux, fronça les sourcils, les observa longuement avant de livrer son verdict. J’ai l’impression que ce sont des Cuirassés.
— Des Cuirassés ?! » répétai-je en criant presque.

Mon cœur battait vite. Tout le monde avait vu ces robots géants à la télévision. Ils marchaient en première ligne lors des défilés militaires, avec leur armure d’acier chromée où se reflétaient les rayons du soleil. Sans parler de tous ces holonimés, films et séries qui donnaient la part belle à ces machines de guerre et leurs héroïques pilotes. J’étais pourtant le seul de ma famille à les admirer. À en juger par la grimace que faisaient mes parents chaque fois que l’une de ces armes de guerre crevait l’écran, je sentais qu’il n’était pas encore temps pour moi de leur annoncer mon futur choix professionnel. Maman rangea l’O8Sphere dans sa poche. Ses mains étaient tremblantes. Elle nous rejoignit à grands pas et nous serra contre elle.

« Je s… suis tellement désolée… que… que… qu’on soit restés si longtemps… Si… si on avait su…
— Personne s’y attendait vraiment, maman, répondit Estelle en s’efforçant de rester calme. On pouvait pas tout abandonner juste sur des rumeurs. »

Maman embrassa ma sœur sur le front, puis releva la tête lorsqu’une Elmanpede Z3 grise surgit du premier étage. Elle s’approcha délicatement du sol avant que ses portes ne coulissent à l’unisson. À l’intérieur, mon père nous fit signe de monter.

« Je vais raser le sol pour limiter les risques » nous expliqua-t-il sitôt assis à nos places.

La voiture s’éleva en trombe avant de fuser entre les deux tours voisines. Je n’avais pas besoin de connaître le Code de la route pour savoir que voler six mètres en-dessous du premier couloir aérien était interdit. Les règles de conduite n’étaient pas plus suivies autour de nous : du couloir aérien le plus haut, à cent mètres du sol et réservé aux liaisons commerciales, jusqu’à celui échu aux trajets courts à dix mètres de hauteur, l’essaim métallique qui nous surplombait était constitué de bolides aux trajectoires chaotiques.
Une explosion proche fit trembler les carreaux. Je voulus tendre le cou pour en inspecter la source, mais Papa accéléra brutalement devant l’hôpital et garda le pied sur la pédale jusqu’à la lisière de la forêt. Les tours se faisaient de moins en moins hautes. Le mur vert et brun approchait.

« Neil… tu… sois prudent s’il te plaît… »

Il ne répondit pas, mais serra les dents à mesure que la distance entre le capot et le barrage de troncs se réduisait. Je m’accrochai à la banquette, tétanisé. Ma sœur laissa échapper un cri. Papa frôla de peu le premier tronc, le second écorcha la carrosserie et le troisième fut esquivé d’un cheveu. Puis la voiture ralentit, mais pas nos cœurs. Il évita les arbres suivants sans peine, mais ne trouva pas immédiatement son rythme de croisière.

« Bien, souffla-t-il. On peut se détendre, maintenant.
— Plus facile à dire qu’à faire », marmonna Estelle.

Je regardai défiler les arbres et leurs habitants. L’Elmanpede slalomait prestement entre les piliers de bois sous les yeux curieux de la faune tropicale. Maman, depuis le siège passager, observait nerveusement le paysage à travers chaque fenêtre. S’attendait-elle à voir surgir un Cuirassé ? Ou bien guettait-elle l’irruption de l’une des créatures qui régnaient sur la jungle ?

« Tu vas bien, Aster ? »

Je hochai la tête et souris à ma sœur avant de lui demander :

« Est-ce que… tu peux m’expliquer ce qui se passe, maintenant ? »

Elle échangea un coup d’œil avec mon père à travers le rétroviseur, puis se pencha vers moi.

« Aster, comme tu le sais peut-être, Papa et Maman ont vécu des choses assez difficiles quand ils étaient jeunes…
— Je crois, oui, mais ils n’ont jamais voulu m’en parler, boudai-je.
— Tu connais l’Union ?
— C’est les méchants, non ? Dans les films, ce sont toujours les méchants.
— Chacun est le méchant de l’autre, intervint mon père d’un air docte.
— Tu dois savoir, reprit Estelle, que l’humanité est divisée en deux. Le Royaume et l’Union. Nous, on fait partie du Royaume, tu le sais bien. On ne peut pas dire que les deux camps s’aiment beaucoup. Il y a déjà eu des guerres…
— C’est comme ça qu’est mort Papy ?
— Non… enfin, il est mort juste avant que la guerre n’éclate vraiment, précisa à son tour Maman.
— Il y a déjà eu deux guerres avec l’Union. La première, c’était y a quarante-huit ans, peu de temps après la mort de Papy.
— Et la seconde ?
— Il y a vingt ans, répondit mon père. Ça a enflammé toute la zone E6 de la galaxie. En particulier la planète Benmes.
— Ah oui, j’ai déjà entendu ce nom, murmurai-je.
— C’est là que je suis né, poursuivit-il. Et nous n’y sommes jamais retournés depuis la fin de la guerre. Elle est sous le contrôle de l’Union et on dit que la capitale ne s’en est jamais remise.
— Alors ça veut dire qu’aujourd’hui…
— Le traité de paix s’est affaibli petit à petit, expliqua Maman. Les vainqueurs veulent plus et les perdants ont soif de revanche. Ces derniers jours, il y a eu un regain de tensions, mais personne ne s’attendait à ce que l’Union prenne l’initiative…
— Mais pourquoi ici ? Pourquoi chez nous ? Qu’est-ce qu’on leur a fait, nous ?
— Nous rien. Mais le Royaume contrôle Movin II. Stratégiquement, ce n’est pas une planète importante comparée à Tebessa, mais Tebessa est un monde industriel couvert de chantiers militaires, et il est très bien défendu. L’Union a sûrement lancé un assaut conjoint sur de nombreux mondes. S’ils veulent s’approprier Movin II, c’est pour pouvoir en faire une base avancée pour l’invasion de Tebessa. Est-ce que tu as compris ?
— Non. C’est stupide. Y a que des arbres, ici. Pourquoi ils construisent pas leur super base dans l’espace ? »

À défaut de réponses, ma remarque décrocha au moins quelques sourires. Au loin, les troncs semblaient s’écarter davantage. La mangrove, me rappelai-je. La voiture sinua encore quelques minutes avant de surgir de la végétation au-dessus d’un fleuve. L’eau était d’un bleu transparent et l’on pouvait y distinguer des bancs de poisson. Sur le bord opposé comme sur celui que nous quittions, il y avait des rangées d’arbres plongeant un enchevêtrement de racines dans l’eau, comme une barrière noueuse à la fois immergée et émergée.
Un point lumineux, plus loin sur la rive d’où nous venions, attira mon attention. Le soleil se reflétait sur une surface métallique. Un blindage vert, de forme humanoïde, qui tendait son bras.

« Attention ! » criai-je.

Quelque chose jaillit du Cuirassé. Un objet ovale, qui laissait derrière lui un sillage de fumée blanche. Il grandissait de seconde en seconde, suivant la course du véhicule.

« Accrochez-vous ! » hurla mon père.

Il plongea plus bas encore et rasa l’eau en direction de la mangrove opposée. Le missile nous suivait à la trace. Papa releva brusquement le nez de la voiture en arrivant sur l’amas brun de rhizome et fondit entre les arbres. Le projectile fit de même, mais à une vitesse supérieure. Notre chauffeur vira brusquement à gauche. L’obus, à deux mètres du coffre, fit de même et percuta un tronc. L’explosion fut si puissante que je crus mes tympans pulvérisés. Le toit devint le sol, puis le sol le toit, la gauche la droite. Tout s’inversa à chaque nouvelle vrille aérienne jusqu’à ce qu’enfin, la voiture achevât sa course à terre.

Musique : Tales of Vesperia - The Full Moon and the Morning Star
(cliquez pour écouter la musique)

Ce fut la douleur qui me tira de l’inconscience. La douleur, ainsi que la chaleur intense et l’odeur de soufre qui m’entouraient. Le véhicule dont j’avais été éjecté n’était plus qu’une carcasse calcinée et coupée en deux. Je voulus me lever, mais les faibles muscles de mes jambes refusèrent d’obtempérer et je ne pus que grogner de douleur.

Faute de mieux, je rampai jusqu’à l’amas de tôle brûlée où il me semblait distinguer la silhouette de mon père. Mais ce n’était pas lui. Papa n’était pas grand, mais il avait les épaules solides, la tête haute, le teint blanc et le visage sérieux. Le corps que j’apercevais au milieu des flammes était noirci et craquelé, son crâne méconnaissable écrasé contre le volant, les épaules en charpie.
En tournant la tête, j’aperçus ma mère devant la voiture. Elle en avait été éjectée comme moi. Silencieuse, elle me tendait la main. Je rampai jusqu’à elle et accrochai mes doigts sur les siens. Elle me regardait. Sur ses lèvres, il n’y avait pas l’ombre d’un sourire. Elle me regardait toujours. Je m’agrippai à son bras, rampai jusqu’à elle, la serrai contre moi. Elle me regardait, et pourtant ne me voyait pas. Ses yeux bleus étaient gris.

À nouveau, je voulus me relever, chercher Estelle, crier, hurler, pleurer. Mais je ne parvins qu’à m’effondrer et m’endormir en rêvant de feu, de cendres et de mort.

Une mèche de cheveu me chatouilla le bras. J’ouvris les yeux.

« Hé, m’man ! Il est réveillé ! »

La lueur du néon embrasait mes rétines. La petite fille, d’un an ou deux ma cadette, sortit en trombe de cette pièce sans fenêtre que je n’avais jamais vue. À travers les murs, j’entendis le son régulier d’une puissante averse tropicale. Un avant-goût ponctuel et éphémère des moussons qui bientôt frapperaient Movin II. Mon cœur se jeta contre ma poitrine lorsqu’apparut sur le seuil une femme de la taille de ma mère. Mais ses cheveux étaient blonds, non roux. Et puis elle ne souriait pas. Elle se pencha sur moi.

« Tu vas bien, petit ?
— N… non… balbutiai-je en fixant le plafond.
— C’était moins une, fit la femme. Je m’appelle Lola. Y a eu un grand bruit, comme une explosion. Quand je suis arrivée, t’étais…
— Vous les avez sauvés aussi ? »

Ma bienfaitrice laissa courir un long silence.
« Désolée. Ton papa et ta maman…

— Et… et Estelle ? »

À nouveau, elle ne répondit pas de suite. En tournant la tête, je la vis échanger un regard perplexe avec sa fille.

« On… on a trouvé personne d’autre », finit-elle par admettre.

J’eus la mauvaise idée de chercher à me relever. La douleur me stoppa à mi-chemin, et mon hôte appuya sur mes épaules charnues pour me forcer à m’allonger.

« ‘Faut pas que tu sortes maintenant. T’es encore faible, il pleut très fort et y a ces robots géants qui rôdent dans le coin. J’vais aller voir vite fait si elle est toujours là. Lili, fais attention à ce qu’il bouge pas.

— Ouais m’man ! »

Lola sortit aussitôt. Je l’entendis enfiler les vêtements adaptés aux précipitations, puis le tintement d’activation d’un bouclier hydrophobe résonna. La porte s’ouvrit dans un doux chuintement. La pluie agressa mon ouïe quelques secondes avant que l’entrée ne se referme.

« T’as pas trop mal, dis ? lança Lili pour engager la conversation.
— Juste un peu… », mentis-je.

J’avais bien plus envie de pleurer que de discuter. Je ne me gênai d’ailleurs pas pour le faire.

« ‘Faut pas que tu pleures ! protesta-t-elle naïvement. Mon père déteste quand on pleure. »

Je me fichai bien de son père. Penser à ce qu’il était advenu du mien ne fit que redoubler mes larmes.

« On va bientôt aller le chercher, m’assura Lili. Il est plus loin dans la forêt. Son travail c’est de chasser les bêtes qui s’approchent trop près de la ville. Mais Maman dit qu’on doit partir loin. Elle dit aussi qu’on s’en fiche, des bêtes, maintenant. »

Sa voix effleura mes oreilles, mais ses paroles n’y entrèrent pas. Mon cerveau me montrait de force les dernières images que j’avais vues après l’accident, me les imposait sans que je veuille les revoir. Mes sanglots ne tarissaient pas.

« Tu peux venir avec nous, je crois. On a une Lemders, c’est une petite voiture qui est faite pour voler en forêt. On peut être à quatre dedans. Mon père, maman, toi et moi. Qu’est-ce que t’en dis ? »

Je m’entendis répondre « O.K » d’une voix si faible que l’averse au-dehors la rendit presque inaudible. La petite fille me laissa alors tranquille, préférant jouer par terre à côté du lit tandis que le chagrin, la douleur et la peur prenaient le contrôle de mon corps. La mère revient peu de temps après. Son buste, son visage et ses cheveux étaient secs, mais ses jambes étaient couvertes de boue. Les boucliers hydrophobes avaient beau repousser la pluie, la technologie moderne n’avait en revanche rien à offrir contre les éclaboussures au sol.

« Dé… désolée… j’ai cherché vraiment partout autour de la voiture… enfin de ce qu’il en reste… et… je… j’ai trouvé personne… »

Cette fois-ci, je réussis à me redresser. Les yeux de la femme s’élargirent. Avant même qu’elle approchât, j’avais déjà les jambes hors du lit.

« Ça… ça veut dire qu’elle est partie. Elle me cherche sûrement. Il faut que je la trouve…

— Écoute, m’arrêta-t-elle alors que j’envisageais déjà de me diriger vers la porte. Écoute-moi… euh… je connais même pas ton prénom…
— Aster.
— Écoute, Aster. La forêt est très grande, il pleut très fort et les bidules, là, les Cuirassés qui rôdent sont très méchants. Si tu sors tout seul, non seulement tu trouveras pas ta sœur, mais en plus tu vas mourir. Est-ce que tu comprends ? »

Je ne me contentai pas de comprendre. Je sanglotai également.

« Mais ta sœur est sûrement pas bête, j’me trompe ? Elle doit savoir que pour partir de Movin II, il faut qu’elle aille au sud, loin au sud. Là, elle pourra peut-être prendre un vaisseau. C’est là-bas qu’on va aller, une fois qu’on aura récupéré mon mari. Il travaille dans la forêt. Tu comprends toujours ?
— Oui, gémis-je en retenant une larme.
— Super, alors on va attendre que cette fichue cascade s’arrête et on va partir. De toute façon, elle va pas durer, on en est pas encore à la saison des pluies. »

Elle m’intima alors de retourner au lit et poursuivit ses soins. Peu après, elle m’apporta de quoi manger. Lorsque l’averse prit fin, une heure et demie plus tard, mes yeux étaient toujours humides. Les deux résidentes, qui avaient entre temps regagné le salon, vinrent me rejoindre.

« On va y aller. T’es prêt ?
— Mmh, fis-je en hochant la tête.
— Lili, prépare-toi. Tiens, au fait, t’avais ça avec toi, Aster. Il est un peu brûlé, mais au moins il est en un morceau… »

La vue du sac à dos, qui contenait les vestiges de ma vie, ne fit qu’ajouter à ma détresse. Je le saisis néanmoins, et suivis Lola d’un pas lent jusqu’à la porte d’entrée. Elle embrassa la pièce du regard une dernière fois, comme je l’avais fait dans ma chambre avant de la quitter pour la dernière fois. La petite Lili, à côté de moi, portait trois sacs en même temps. Contrainte d’abandonner son foyer, elle n’avait visiblement pas réussi à choisir quoi emporter et quoi laisser.

« Allez, on y va. »

Derrière la porte nous attendait un petit chemin gris parsemé de flaques. Il s’étendait au milieu d’une étendue boueuse jusqu’à la petite voiture bleue que m’avait vantée Lili. Celle-ci fit attention à ne pas mouiller ses semelles en avançant. J’avais moins de scrupules vis-à-vis de mes chaussures, et c’est avec inquiétude que la fille regarda mes pieds une fois que nous fûmes tous deux assis sur la banquette arrière.

« C’est pas bien, Aster. Mon père va te disputer si tu salis la Lemders.
— Te préoccupe pas de ça, Lili. Vous êtes bien attachés, tous les deux ?
— Ouais, m’man !
— Oui. »

Lola jeta quelques coups d’œil aux alentours, esquissa un signe de croix accompagné d’une prière muette, et démarra le véhicule. Il quitta aussitôt le sol et s’élança entre les arbres. Lili ne m’avait menti : cette boîte de métal était faite pour les trajets en forêt. Moins preste que l’Elmanpede Z3, elle était bien plus maniable et réagissait avec quelques secondes de moins. Cela ne m’empêcha pas de m’enfoncer dans mon siège. Remonter dans une voiture si peu de temps après l’accident…

« Hé, tu veux qu’on joue à un jeu ? D’habitude, quand on vole, j’y joue toute seule, mais comme t’es là… »

Les dents grinçantes, les jambes tremblantes je me ratatinai un peu plus. Ma gorge était nouée, mon cœur en pleine cavalcade. Un frisson me parcourut de haut en bas.

« Aster ? Qu’est-ce que t’as ?
— Laisse-le tranquille, Lili.
— … veux… scendre…
— Hein ? »

Je mis une demi-minute à retrouver un semblant de calme et articuler une réponse plus complète.

« Je veux descendre… j’veux descendre ! Maintenant ! JE VEUX DESCENDRE ! Je… je… j’ai… je…
— Calme-toi, Aster ! cria Lola. Tout va bien se passer ! »

Les arbres défilaient si vite qu’il m’était impossible de les distinguer les uns des autres. Cette vue ne faisait qu’ajouter à mon angoisse. Je battis des jambes et hurlai :

« ESTELLE EST RESTÉE LÀ-BAS ! »

Les deux autres passagères restèrent silencieuses. La voiture décéléra à peine. Ma voisine me prit la main et me regarda d’un air sérieux.

« Aster, ‘faut que tu te calmes, O.K ? m’avisa-t-elle de sa petite voix. Ça va bien se passer. »

Même la fillette était plus mature que moi. Je reniflai bruyamment. À l’évidence, elles avaient raison. Je ne pouvais rien faire d’autre qu’errer dans la forêt à attendre ma mort. Estelle était vivante, oui. Vivante, mais pour le moment introuvable. Pour le moment. Je serrai le poing.

« T’as besoin de repos, Aster. Ferme un peu les yeux. »

Ce disant, Lola réduisit l’altitude pour éviter le filet de lianes pendantes qui menaçait de heurter le pare-brise. Je voulus suivre ses conseils, mais il ne suffisait pas de clore les paupières pour m’endormir. Je guettai le sommeil pendant plus d’une heure, mais pas une seule fois le dieu Morphée ne prit la peine de m’enlacer. Je venais juste d’entrer dans une strate de sommeil fébrile et précaire lorsque mes yeux s’ouvrirent d’eux-mêmes. Il me fallut quelques instants pour en comprendre la cause. Par la vitre, je vis un tronc, puis un autre. Un oiseau multicolore, au milieu des feuillages, nous regarda passer. Les arbres étaient discernables. Nous avions ralenti. Me voyant m’agiter dans le rétroviseur, Lola répondit à ma question restée informulée.

« On est bientôt arrivés. Là-bas, regarde, c’est le centre où travaille mon mari. »

La Lemders bleue roula sur l’air jusqu’au bâtiment blanc qui s’élevait au milieu des arbres. Puis la voiture descendit jusqu’à toucher le sol avec délicatesse. Nous patientâmes quelques minutes avant que la porte d’entrée ne s’ouvre de bas en haut. Sur le seuil se trouvaient deux personnes : un quadragénaire à la barbe fournie et une femme qui avait la moitié de son âge.

« Maman, c’est qui la femme ? s’enquit Lili.
— Restez à l’intérieur, je vais voir. »

Ma bienfaitrice ouvrit la porte pour se précipiter vers son mari. Ils ne s’embrassèrent pas comme le faisaient mes parents. Sans s’autoriser le moindre contact, elle se contenta de lui sourire et de lui poser une question que nous n’entendîmes pas. La petite fille ouvrit la fenêtre pour entendre. Son père lui accorda un bref regard avant de revenir vers Lola, visiblement mécontent.

« Qu’est-ce qui t’a pris aussi longtemps ? Tous les autres sont partis depuis des heures !
— Dé… désolée… il y a eu un accident à côté de la maison. Une voiture atteinte par un missile. Le garçon avait besoin de soins…
— Ah bon. Tu t’occupes plus d’un gosse que tu connais pas que de ton mari ?
— C’est-à-dire que… je savais que tu étais à l’abri… alors que lui…
— N’en parlons plus. Je te présente Callie, ma collègue. Elle va venir avec nous. »

La jeune femme aux yeux bruns s’inclina. Derrière son sourire bête et ses yeux radieux se lisait une profonde inquiétude.

« Mais… Arthur… Y a plus de place dans la voiture…
— Comment ça, plus de place ? Il écarta son épouse et se pencha pour inspecter l’intérieur de la voiture. Vous avez pris combien de baga… »

Il se figea lorsque nos regards se croisèrent. Je détournai les yeux. Les joues de Lola virèrent au cramoisi.

« T’as emmené le gosse avec toi ?!
— Il avait nulle part où aller ! protesta-t-elle.
— Hé ! Toi ! Descends de ma bagnole ! »

Je m’exécutai. Il vint vers moi d’un pas rapide, nerveux. Je gardai les yeux baissés. Il me saisit le menton et releva ma tête.

« On sait pas ce qui va arriver, marmonna-t-il. C’est la guerre. Je veux pas crever de faim parce qu’un mioche nous aura piqué nos réserves.
— Il… il ne restera pas, promit Lola. Sa sœur est sûrement vivante, je lui ai dit qu’il la retrouverait à Ebel, au sud !
— Et il t’a cru ? »

Elle ne répondit pas. Ce fut au tour de la petite fille de prendre la parole.

« Moi je préfèrerais qu’il vienne. Je la connais pas, la dame blonde.
— Toi, la ferme ! rugit son père.
— Arthur… soupira l’intruse.
— Peut-être qu’en se serrant, on pourrait entrer à cinq ! proposa une Lola paniquée.
— Peut-être que t’aurais pu me demander mon avis avant d’embarquer un gosse inconnu ! »

Mon regard ne quittait pas le sol. Cette fois-ci, je retins mes larmes. Lili disait que son père n’appréciait pas qu’on pleure devant lui, et je n’avais guère envie de le vérifier.

« Tu sais où ça se trouve, Ebel ? » me demanda sèchement Arthur.

Je fis non de la tête.

« Par-là, aboya-t-il en montrant une direction du doigt. T’y seras peut-être avant demain soir.
— Arthur, gémit son épouse, t’es pas sérieux, quand même… La forêt… tu sais bien qu’il y a…
— Ça, ‘fallait y penser avant de l’emmener ! Merde, Lola ! On peut pas s’occuper des autres en temps de guerre ! »

Je ne pus m’empêcher de penser à mes parents. Eux, j’en étais certain, n’auraient jamais tenu de tels propos.

« Ben puisque c’est comme ça, j’sors aussi ! hurla Lili en ouvrant la portière. Même que vous irez tous seuls à Ebel !
— Lili, ma puce, s’il te plaît…
— Remonte dans la voiture ! »

La petite fille hésita. Callie tenta de passer discrètement à côté de moi. Lorsqu’elle remarqua que je la dévisageais, ses yeux s’empirent de larmes.

« Désolée ! »

Le père de famille s’avançait déjà vers Lili pour la forcer à l’intérieur du véhicule. Sans doute allait-il proférer une nouvelle menace. Je ne tins plus et commençai à courir vers la forêt.
« Aster ! » appelèrent en chœur Lola et Lili.

Je me bouchai les oreilles pour m’assurer de ne pas entendre la réponse d’Arthur. J’avais suffisamment subi sa voix dure et froide. Si j’avais été plus vieux, plus grand, plus robuste… Au moins, je pus libérer la nouvelle salve de larmes qui attendait de jaillir. La terre éclaboussait sous mes pieds. Ici aussi, l’averse tropicale avait laissé des traces.

Le démarrage d’un moteur me parvint en pleine course. La voiture se lança, et son ronronnement devint de plus en plus ténu jusqu’à disparaître. Il n’y avait plus lieu de courir. Je m’arrêtai et observai les alentours. J’étais seul. Un tout petit être humain, fragile et sans défense, abandonné au cœur de la nature sauvage. La forêt m’observait. Partout, je devinais les yeux de la faune rivés sur le petit tas de chair haletant que j’étais. Même les fleurs me paraissaient hostiles. La plupart l’étaient probablement. J’avais entendu parler des plantes carnivores qui foisonnaient autour de la cité. Des dizaines d’espèces différentes qui existaient sous toutes les formes, tailles, couleurs et manières de tuer que l’on puisse imaginer. Et ce n’étaient certainement pas les créatures les plus dangereuses qui peuplaient ces lieux.

Je voulus me remettre à marcher, mais mes jambes refusèrent d’avancer. Qu’y avait-il devant moi qui m’effrayait tant ? Je fis demi-tour. Arthur et Callie n’étaient-ils pas sortis d’un bâtiment ? Je m’y hâtai en priant pour qu’il y restât quelques vivres. Peut-être fut-il exaucé, je n’en sus jamais rien. La porte blanche de l’entrée s’obstinait à rester close. Je longeai le mur à la recherche d’un autre moyen de pénétrer la forteresse, mais les fenêtres étaient solides.

Mon tour des lieux avorta lorsque j’atteignis la façade arrière. Un mur d’un autre genre barrait ma route. Une barrière infranchissable, faite de soie blanche et de larges fils tissés en une large structure concentrique. Une toile d’araignée haute de quatre mètres, qui liait le mur à l’arbre le plus proche. Je fus paralysé par un violent frisson. Puis les branches frémirent. Je n’attendis pas d’apercevoir la patte couverte de poils et longue comme un bras émerger des feuillages pour me mettre à courir.

Parvenu au bout du mur de gauche, je tournai la tête en craignant de voir la Mort me faucher. Elle ne m’avait pas suivi. Mon pouls ne décéléra pas pour autant. Je vins me placer à l’endroit où la Lemders s’était arrêtée vingt minutes plus tôt, cherchant des yeux de quel côté elle avait surgi. Me souvenant de l’orientation de la voiture, j’en déduisis approximativement sa trajectoire. Nous venions du nord. D’Ilbein. Là où était sans doute restée Estelle. Je partis dans cette direction. Il nous avait fallu une heure et demie en voiture. Combien de temps allais-je mettre à pieds ?

Je n’attendis pas d’avoir la réponse pour m’élancer. Au sol brillaient quelques tâches éparses de lumière. Ces minces rayons de soleil étaient les seuls filtrant à travers l’épais toit de végétation. Je montai alors une légère pente dont je n’avais pas soupçonné l’existence en volant à l’arrière de la voiture. Après l’ascension vint la descente. Les tâches solaires se firent plus nombreuses. Les feuilles, au-dessus de moi, s’écartaient pour laisser entrevoir le ciel d’un bleu pur. Curieusement, la vue glaçante que m’avait offerte la toile d’araignée m’aidait à affronter la terreur que suscitait la forêt. La moitié des créatures qui y vivait était moins bien effroyable qu’une Fileuse argentée. Quant à l’autre moitié, j’espérais ne pas y avoir affaire.

Pourtant, je croisai un spécimen de cette catégorie quelques minutes plus tard. Ou plutôt, une nuée de ces spécimens. La ruche était suspendue dans les airs, mais j’entendis le bourdonnement de ses résidents depuis le sol. J’avais entendu à la télévision qu’au sein de la faune répertoriée sur toutes les planètes connues de l’homme, les frelons de Movin II figuraient parmi les insectes plus mortels. Chaque colon était vacciné dès la naissance pour le protéger des maladies véhiculées par les moustiques tropicaux et l’immuniser contre le venin d’une centaine de bestioles autochtones. Mais rien ne permettait de soulager des piqûres cauchemardesques de ces frelons. Dans le documentaire, il était question d’une distance de sécurité à respecter vis-à-vis des ruches. Je ne me souvenais plus de l’écart conseillé, mais je n’avais pas besoin de l’avis d’experts pour savoir qu’il me fallait mettre le plus grand espace possible entre leurs dards et ma peau. Lentement, sans même me permettre le moindre tremblement, je reculai pour effectuer un détour.

Chaque minute qui passait voyait mes sens s’éveiller. Ma vue devenait plus perçante, mon ouïe plus aguerrie. J’étais toujours aussi épouvanté, craignant sans cesse de voir surgir des broussailles une bête féroce, mais au moins me sentais-je à présent en mesure de pressentir le danger. Je savourai le contenu de ma bouteille d’eau jusqu’à la dernière goutte, craignant de ne plus pouvoir boire avant bien longtemps. Après la bouteille, c’est ma vessie qu’il me fallut vider. Effrayé comme je l’étais, il n’aurait suffi que d’un son soudain pour mouiller mon pantalon et signaler ma présence à tous les prédateurs des environs.

Quelques centaines de pas plus loin, ma respiration se calma. Mon cœur avait cessé de bondir au moindre bruissement de feuilles. Pourtant, la mort pouvait m’attendre derrière chaque tronc, tapie dans le moindre amas d’herbe haute ou immergé dans une quelconque flaque de boue. Et cela ne concernait que les plus petites menaces. Mais la panique ne ferait que m’handicaper et les animaux pouvaient flairer la peur. J’avais donc tout à gagner en essayant de m’enhardir. Mon corps avait toujours neuf ans, mais mon esprit avait vieilli de plusieurs années en une poignée d’heures seulement.

Puis une odeur de mort effleura mes narines. Aussi tranquille que je m’efforçais de rester, je ne pus m’empêcher de trembler. La charogne était proche. Ses effluves de décomposition m’avaient si brusquement assailli que je manquai de vomir. J’en vis la source quelques mètres plus loin. Ce devait être un animal gigantesque, du temps où de la peau et des écailles couvrait sa chair. Son bourreau n’y avait laissé que quelques morceaux de chair, inaccessible entre ses os saillants. La mare de sang avait séché depuis longtemps, et la viande laissée sur la carcasse avait pourri. J’eus un nouveau haut-le-cœur. Je pensais savoir quelle créature avait massacré cette proie. Elle seule possédait une mâchoire capable de déchirer le blindage écaillé de cet herbivore à la taille démesurée. On appelait cet animal « L’Empereur de la jungle ». Les adultes disaient même qu’il en existait autrefois sur notre monde d’origine, la Terre. Seul me manquait son véritable nom, trop complexe pour ma mémoire.

Je n’attendis pas de faire un malaise pour m’éloigner de la dépouille en charpie. Mes semelles faisaient de moins en moins de bruit en tapant contre la terre humide. Le sol, ici, avait épongé davantage d’eau et serait rapidement sec. Les rayons qui frappaient mon bras gauche s’affaiblirent peu à peu. Par-delà les rangées de feuilles, je vis le soleil s’enfuir sous la jungle. Quelques points lumineux s’aventurèrent en éclaireurs dans le ciel, suivis d’une nuée d’étoiles. Le silence nocturne fut interrompu par un rugissement lointain. La peur se rappela à moi. À ma peau blême soudain parcourue par la chair de poule. À mes jambes immobilisées, à mes doigts tremblotant. Je m’imaginais acculé, attrapé, dévoré. Je ne pouvais pas avancer. Pas en pleine nuit. La nuit ici n’appartenait pas aux humains, mais aux bêtes.

L’arbre qui s’étirait à ma droite était haut, et son tronc couvert d’aspérités me permit d’y grimper. Le bois craquait sous mes pieds. Quelques morceaux cédèrent et je risquai plusieurs fois la chute. Jamais mon sac à dos ne m’avait paru si lourd. Hissé à la première branche, je pris quelques minutes de repos avant de poursuivre mon ascension. La troisième, accolée à une quatrième, semblait suffisamment élevée pour me soustraire à la vue des prédateurs terrestres. Ne restaient comme sources de danger que les serpents denteliers, les insectes mortels et, bien entendu, la gravité. Mais la branche était large, et je pouvais prendre appui sur sa voisine pour me stabiliser.

Musique : Tales of Vesperia - Unrequited Feelings
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Perché ainsi, je tendis l’oreille à l’affût du moindre bruit suspect. Je n’entendis plus d’autre cri bestial. Au-dessus de moi, des milliers de phares luisaient dans une mer sombre, semblable à la chevelure de Zomeis. Je me contorsionnai pour sortir le dessin de mon sac à dos. La jeune fille posait sur moi deux grands yeux verts, la bouche légèrement entrouverte et ses mains crayonnées jointes l’une contre l’autre. Estelle l’avait vêtue d’une robe de prêtresse imaginée par ses soins. Jamais Maman n’avait mentionné son costume.

Quelques gouttes mouillèrent le visage cuivré de l’adolescente aux cheveux étoilés. D’autres les suivirent le long de mes joues. Je m’efforçai de renifler en silence, songeant aux soirées que je passai, abrité sous ma couette, à écouter notre mère nous raconter les aventures de Zomeis. Dix-huit contes différents, et autant d’intrigues qui nécessitaient la magie stellaire de l’héroïne pour être résolues. « Ô anciens, esprits divins juchés sur le toit de l’univers, accordez-moi votre force ! » priait-elle avant de livrer ses plus féroces combats. La prêtresse avait davantage inspiré mon enfance que les héros d’holonimés que vénéraient mes camarades de classe.

À plusieurs reprises, Estelle avait voulu me faire croire que Zomeis était réelle. Que mon grand-père l’avait rencontrée sur les dunes ensablées du monde duquel il n’était jamais revenu. Que ma mère s’était inspirée d’un enregistrement que gardait précieusement Mamie. Ma grande sœur disait l’avoir écoutée, elle aussi. Elle l’avait écouté et s’était mise à pleurer. Une partie de moi voulait la croire. L’autre partie me rappelait qu’on ne pouvait pas avoir des cheveux étincelants d’étoiles. Et puis si Zomeis existait, elle n’aurait certainement pas laissé mon grand-père mourir.
À nouveau, je portai mon regard vers le ciel. Une étoile brillait plus fort que ses sœurs. Pendant quelques instants, la forêt ne m’inspira plus le moindre effroi. Je fermai les yeux, bercé et apaisé par la vie nocturne de la jungle. Je serrai Zomeis contre moi. Sa protection m’aida à m’assoupir.

Lorsque mes paupières s’ouvrirent, le soleil naissant éclairait une corde enroulée autour de la branche. Je frottai mes yeux, puis manquai de crier. Ce n’était pas une corde.

Le serpent dentelier siffla. Sa peau noire était parcourue de motifs blanchâtres très fins, ceux-là même qui lui donnaient son nom. Il approcha doucement. Je me glissai tout aussi lentement sur le côté et m’accrochai au tronc. Un nouveau sifflement. Je crus d’abord que j’allais tomber et m’écraser au sol. Ce sentiment dépassé, je craignis alors que le reptile se jetât sur mon bras pour y planter ses crocs. Il se contenta de m’observer.

Je descendis avec précaution, prenant appui de mes pieds sur les mêmes irrégularités de bois qui m’avaient porté si haut la veille. Un morceau céda et je glissai sur plusieurs mètres en sentant l’écorce écorcher la paume de mes mains. Je freinai ma chute en saisissant une branche à ma gauche. Elle manqua de craquer, mais tint bon. À partir de là, le sol n’était plus qu’à quatre mètres. Je l’atteignis sans heurts, tandis qu’au-dessus de moi, le serpent ne m’avait pas quitté des yeux. Mon sac à dos était resté sur la branche, mais le dessin de Zomeis était tombé au pied de l’arbre. Je le ramassai, adressai un geste obscène à la créature et poursuivis mon chemin vers ce que je devinais être le nord.

La terre était sèche, à présent. Seules restaient quelques crevasses où dormait une eau croupie gorgée d’insectes. Je n’avais pas peur, mais une légère appréhension restait tapie en moi, prête à croître au moindre danger. Celui-ci survint quelques minutes plus tard, lorsque le cri impuissant d’un animal traqué atteignit mes oreilles. Je me jetai sur l’arbre le plus proche pour y grimper. Pas aussi haut qu’au soir précédent, mais suffisamment loin du sol pour rester hors de portée des crocs. Sitôt la branche atteinte, une bête jaillit des fourrés pour se traîner vers le chemin que je venais d’emprunter.
Son poursuivant à la peau écailleuse le talonnait de près. Il tendit son long cou et tenta de le happer d’une bouchée. Le fuyard y échappa d’un bond pour se précipiter entre deux troncs. Le prédateur grogna, fit claquer sa mâchoire aiguisée, et repartit à l’assaut. J’attendis une minute avant de regagner le sol. La proie poussa au même moment son dernier cri. Je me remis en route en tâchant d’ignorer les bruits de mastication qui me parvenaient depuis les buissons proches.
La demi-heure suivante fut calme. Tout au plus aperçus-je un autre nid de frelons accroché à une haute branche et modifiai mon itinéraire en conséquence. Puis tout redevint tranquille. Tout, à l’exception de mon cœur. Plus le silence autour de moi s’amplifiait, plus j’entendais ses battements. Il y avait quelque chose d’étrange. Jamais la forêt ne s’était tue ainsi.

Le sol trembla une fois.

Je n’entendis plus le moindre son. Pivotant en tous sens, je cherchai des yeux la source de cette unique secousse, mais ne vis rien. Comme si toute vie avait quitté les alentours. Comme si j’étais le seul être vivant à ne pas m’être enfui.

Un deuxième choc ébranla la jungle et agita les arbres autour de moi.
J’aperçus sa silhouette. Il suivait mes traces. Je courus, forçai sur mes jambes malgré la fatigue et m’enfuis le plus vite possible. Mais je n’étais pas assez rapide. Les secousses se rapprochaient, s’intensifiaient. À chaque pas, il remuait la terre et les feuilles. Son rugissement intense résonna au cœur de mes tympans.

Ma fuite me mena dans une clairière. Comme si même les arbres avaient pris peur et s’étaient écartés sur son passage. Je m’arrêtai au milieu de cet espace couvert de hautes herbes. C’est ici que j’allais mourir. Je fis volte-face.

Il entra à son tour sans ralentir, ses deux jambes frappant l’une après l’autre contre le sol. Son énorme tête tendue vers moi, il dévoila des rangées de crocs aussi grandes que des épées. Ses yeux semblaient comme deux topazes dorés perdus au milieu d’une armure d’écailles grises. Je me souvins soudain de son nom. Les adultes l’appelaient « Tyrannosaure ».

Le dinosaure ouvrit la gueule et s’approcha. Un troisième rugissement me projeta au sol. Je voulus me relever, mais me contentai de rester assis. À quoi bon ? Il me toisait, guettant le moindre mouvement de ma part pour me déchiqueter d’un coup de dents.

Le sol trembla.

La bête n’avait pourtant pas avancé d’un pouce.

La terre vibra à nouveau, puis vibra sans discontinuer. Je crus un instant qu’un de ses congénères l’avait rejoint pour le déjeuner.
Je me trompais.

L’énorme poing d’un Cuirassé percuta à pleine vitesse la mâchoire du prédateur suprême. Lancé par les réacteurs qui émergeaient de ses pieds, il s’arrêta net pour se placer devant moi, tendant ses deux bras d’acier à gauche et à droite. Le robot géant, haut d’une quinzaine de mètres, se dressait entre l’animal et moi.
« Qu… qu… quoi… ? » bafouillai-je sans comprendre.

L’Empereur de la jungle recula de quelques lourds pas, puis rugit à nouveau. Il bondit sur le Cuirassé vert, qui évita la morsure en se baissant. Son pilote n’attendit pas que les pattes du dinosaure atteignent le sol pour lui décocher un puissant uppercut. Le tyrannosaure vola sur une dizaines de mètres avant d’écraser les arbres qui bordaient la clairière. Expulsé du ring, il n’eut que le temps de relever la tête pour voir le Cuirassé foncer vers lui. Nouveau rugissement. Mon sauveur prépara un coup de pied, mais la bête se redressa plus vite que prévu et fit brusquement volte-face. Sa queue de plusieurs tonnes frappa le Cuirassé en plein torse et le projeta lui aussi au loin. À deux mètres près, son bras m’écrasait.
Je le vis se relever péniblement. Son blindage métallique était sali de terre. Le tyrannosaure le rejoignit lentement, avec prudence. Ses yeux jaunes étaient rivés sur son adversaire. Le Cuirassé leva les poings dans un long grincement, coudes fléchis, et se mit à sautiller comme un boxeur en position de combat. Le dinosaure tendit le cou et fit claquer son immense mâchoire. Il esquiva, puis contre-attaqua par une frappe à gauche, puis une autre à droite. La créature perdit quelques dents, mais sa rage redoubla.

Elle poussa sur ses jambes et se jeta sur l’être de métal. Tous deux tombèrent au sol. Ses crocs se plantèrent autour de l’épaule du Cuirassé. De l’électricité en jaillit, mais elle n’en fut pas affectée. Le robot se débattit, frappa contre la carapace d’écailles de toutes ses forces, mais n’obtint aucun résultat. Soudain, il cessa de s’acharner et reposa ses bras. Le dinosaure se redressa et ouvrit la gueule en grand pour pousser un rugissement de triomphe. Au moment où il s’apprêtait à plonger ses crocs autour de la tête du Cuirassé, ce dernier enfouit sa main entre les mâchoires de la bête. J’entendis une rafale de tirs étouffés. L’Empereur de la jungle s’immobilisa avant de s’effondrer sur la droite, secouant le sol pour la dernière fois.

J’étais resté au sol, paralysé, incapable de détacher mes yeux du Cuirassé. Celui-ci resta un instant allongé avant de se redresser. J’esquissai quelques pas en arrière et m’apprêtai à m’enfuir lorsqu’une voix jaillit du haut-parleur.

« Attends ! »

Son cockpit émergea en un long chuintement. J’arrêtai ma course pour regarder derrière moi. Il se leva lentement de son siège et se tourna dans ma direction, un sourire sur les lèvres. Mon cœur s’embrasa. Était-ce un rêve ?

« Oncle Peter ?! »

Il glissa le long de l’échelle fraîchement déployée sous la cabine et chancela en atteignant le sol. Ces cheveux bruns, presque gris, chassés par une discrète calvitie, ces yeux bleus, les mêmes que Papa, cette moustache et cette barbe qui faisaient horreur à Maman. Il n’y avait pas l’ombre d’un doute. Je me jetai dans ses bras.

« Co… comment c’est possible ?!
— J’ai fait aussi vite que j’ai pu, mais…
— J’ai… eu te… tellement peur… me permis-je enfin de sangloter.
— Chhht… Ça va aller, maintenant. Tonton est là. »

Il me serra contre lui. Je ne savais que penser. Était-ce un miracle ou une coïncidence ? Je ne croyais ni à l’un, ni à l’autre.

« On devrait pas trop traîner ici, soupira-t-il. Je voulais éviter de me servir de la mitrailleuse, mais cette saloperie ne m’a pas laissé le choix. Ils ont dû se rendre compte qu’une de leurs machines avait tiré.
— Qui ça, ils ?
— L’Union. Les types à qui j’ai piqué ce Cuirassé. »
Il éclata de rire en me voyant écarquiller les yeux.
« C’est pas si difficile à voler, tu sais. Le seul souci, c’est le traçage des appareils. Bref, tu peux marcher ? »

Je hochai la tête.

« Super. Suis-moi, on va remonter dans cet engin et rejoindre la ville avant qu’ils fassent marcher leur cerveau.
— Dans… le Cuirassé ? »

L’enveloppe de métal se semblait si grande que j’eus le vertige à sa seule vue.

« À moins que tu veuilles grimper sur son épaule ? Je te le déconseille. »

Il fut bien plus rapide que moi à monter l’échelle qui menait au siège. Je le suivis malgré mes mains tremblantes. Lorsqu’il ne resta que quelques barreaux, sa main me hissa jusqu’au bord de la petite plate-forme. Il me fit asseoir sur le fauteuil tandis que lui se tenait en équilibre sur le cercle de métal.

« Euh… je croyais que les cabines de pilotage étaient faites pour une seule personne ? l’interrogeai-je.

— Il est interdit de s’y mettre à deux, mais on va dire que tu comptes pour une demi-personne. »

Il appuya sur un bouton et le fauteuil se mit à trembler. La petite plaque d’acier bougea alors pour se loger dans le dos grand ouvert du Cuirassé. Le ciel bleu disparut peu à peu, jusqu’à ce que la plateforme fût insérée. Un éclairage artificiel se mit en route et les écrans s’allumèrent les uns à la suite des autres. Six sur les huit semblaient servir à observer les alentours. Ils formaient un anneau autour du fauteuil, ne laissant aucun angle mort. En-dessous, devant le siège, un autre panneau affichait les munitions restantes, et le dernier dévoilait une carte de la jungle où luisait un unique point blanc.

« Ça correspond à notre position, commenta le pilote. Comme tu le vois, y a aucun Cuirassé autour de nous, mais dès qu’on s’approchera de la ville, tu verras le plan s’illuminer de points verts. »

Il enfonça ses bras dans deux tubes suspendus à sa gauche et à sa droite, puis fit de même pour ses jambes. Je voulus me lever pour lui laisser la place, mais il m’interrompit.

« Reste assis et repose-toi, Aster. Moi, je peux rester debout. »
Mais je n’avais pas sommeil. Ce dont j’avais besoin, c’était de réponses.
« Comment t’as fait pour me trouver, oncle Peter ? »

Il fit semblant de marcher en restant sur place. Les tubes qui ceignaient ses jambes reproduisirent ses mouvements et le Cuirassé, lui, se mit en mouvement pour de vrai. Puis il tourna la tête vers moi.

« Ta mère m’avait appelé avant votre départ. Je suis parti tout de suite, mais j’ai quand même tardé à arriver.
— Papa et maman, ils sont…
— Je sais. »

L’être de métal serra les poings en même temps que lui. Il fit mine de se retourner et son alter ego lourd de dix tonnes fit volte-face. Puis il s’élança.

« Tu les as vus ? demandai-je.
— J’ai retrouvé la voiture, oui.
— Ils étaient…
— Sous terre. »

Je ne compris pas tout de suite. Les quinze secondes qu’il me fallut pour saisir lui furent suffisantes pour parcourir la moitié d’un kilomètre.

« Quelqu’un les as enterrés ?! » m’écriai-je incrédule.

Ça ne pouvait pas être Lola. Elle était revenue bien trop vite et n’aurait pas manqué de me prévenir si elle leur avait offert une sépulture. Quelqu’un était revenu sur les lieux quelques heures plus tard. Quelqu’un que la mère de famille n’avait pas vu.

« Estelle ! C’était Estelle !
— Je pense aussi.
— T’as retrouvé sa trace ?!
— Non, j’ai aucune idée de l’endroit où elle peut être.
— Mais… t’as bien réussi à me retrouver, moi ! protestai-je
— C’était grâce à ton O8Sphere.
— Comment ça ?
— Ta mère s’inquiétait beaucoup pour toi, expliqua-t-il. Elle avait installé un géolocaliseur sur ton appareil.
— Mon O8 ? Mais… je l’ai laissé dans mon sac, en haut de l’arbre sur lequel j’ai dormi…
— Peut-être, mais c’est en allant dans cette direction que je suis tombé sur toi. Et sur cette bête. »

Mon sauvetage n’était donc pas le fruit du hasard. Seulement d’une chance inouïe. Un gargouillis interminable s’échappa de mon estomac.

« J’ai de la nourriture dans mon sac, m’informa-t-il aussitôt. Prends tout. »

J’ouvris son bagage et en sortis un paquet de biscuits ainsi qu’une bouteille d’eau. Les deux furent vidés en quelques minutes à peine.

« Y avait des choses précieuses, dans ton sac à toi ?
— Un livre, une figurine, et puis l’O8Sphere. J’ai gardé Zomeis avec moi. »

Il resta silencieux un moment, avant de comprendre.

« Ah, la fameuse Zomeis. J’en ai entendu parler.
— Maman t’a lu ses contes ?
— Non, mais Neil l’a évoquée. Il m’a aussi raconté, pour ton grand-père.
— Alors c’est vrai qu’elle a existé ?
— Il avait l’air de le penser, et tu connais assez mon frère pour savoir qu’il est loin d’être crédule. »

Je collai le dessin contre moi. Peut-être n’était-elle pas étrangère à son arrivée inespérée, après tout.

« Aster, murmura-t-il.
— Oui ?
— On va retrouver Estelle. C’est promis.
— Je sais. Je te fais confiance. »

Il accéléra. Comme oncle Peter l’avait prédit, une nuée de ronds verts envahit son radar.

« Ils ne vont pas nous repérer ? m’alarmai-je
— J’entends toutes leurs transmissions radio dans l’oreillette. Ils ont pas encore remarqué que ce Cuirassé avait changé de propriétaire.
— Pourtant, ils ont bien dû remarquer ton détour, non ?
— Par chance, le type à qui j’ai “emprunté” cette machine était un éclaireur.
— Mais si jamais ils s’aperçoivent que t’es pas la même personne…
— Dépêchons-nous de trouver ta sœur », se contenta-t-il de répondre.

Il ralentit la cadence pour éviter d’éveiller les soupçons. À en croire les six écrans qui nous entouraient, nous étions toujours dans la jungle, mais plus nous approchions de la ville, plus la carte fourmillait de points. Autant d’unités que nous devions nous efforcer d’éviter. J’eus soudain mal à la tête. À chaque légère secousse qui accompagnait les pas du robot géant, il s’amplifiait. Mon sauveur finit par s’en apercevoir.

« Hé, tu vas bien ?
— Je me sens… un peu mal…
— Oh, merde. J’avais oublié ce détail… »

Il arrêta brusquement la machine, inspecta la carte et pressa un bouton rouge à sa droite. Le dos du Cuirassé s’ouvrit et je vis le ciel. Puis le siège sortit aussi lentement qu’il était entré.

« Désolé, Aster. Il faut beaucoup d’entraînement pour tenir là-dedans. La pression est différente, dans la cabine, alors…
— Je sais, oncle Peter, mais on peut pas traîner alors qu’à tout moment…
— Ne t’inquiète pas, je garde un œil sur la carte. Si une patrouille arrive, on retourne fissa à l’intérieur.
— D’accord. »

Il sortit une seconde bouteille d’eau de son sac. Il me la tendit d’abord, mais je secouai la tête, ma soif étanchée. La moitié du liquide disparut en quelques gorgées. Il me regarda en fermant le bouchon, puis sourit.

« Maintenant que j’y pense, t’adorais les Cuirassés, avant, non ?
— Oui. Tu m’en avais même offert un en jouet, il y a deux ans.
— Ton père m’avait dit que ça te plairait.
— Il avait raison.
— Ta mère, elle, m’avait fait les gros yeux.
— Elle les aimait pas trop, elle. »

Il attarda son regard sur moi, comme s’il s’étonnait de ma réponse. Puis il finit par soupirer.

« Tes parents ne t’ont jamais parlé de Benmes, hein ?
— Si, un peu. Enfin… c’était juste avant qu’on parte. Ils disaient que la deuxième guerre contre l’Union avait éclaté dessus.
— Exact. Stella, Neil et moi on était là-bas quand ça a pété. À l’époque, je pilotais un de ces trucs.
— T’étais dans l’armée ?!
— Les premiers jours. Et puis j’ai vu ce qu’ils faisaient. Déserter ou rester avec eux, aucun de ces choix n’était héroïque, Aster. La guerre est sale, sombre, brutale même.
— Je sais… murmurai-je en pensant au missile qui avait pourchassé notre voiture.
— Tous les trois, on a retrouvé mon grand-père. Tristan, il s’appelait. Il vivait dans une maison de retraite avec tous les autres. Agatha, Barry, Angel, Marta, Silver, Holly… en quelques mois, ils sont devenus nos meilleurs amis.
— Et la guerre continuait ?
— La guerre continuait. Chaque jour, la ville était un peu plus défigurée. Chaque jour, un ou cent missiles tombaient quelque part, et on priait pour que ce soit pas sur nous.
— Papa et Maman ne m’en ont jamais parlé.
— C’est… parce qu’ils ont honte.
— Honte ? répétai-je. Honte de quoi ?
— D’avoir fui en laissant leurs amis derrière eux.
— Ils les ont abandonnés ?! m’écriai-je plus fort que je ne l’aurais voulu.
— On les a abandonnés. Ils disaient être prêts à mourir, mais… j’aurais peut-être préféré être avec eux pour…
— Oncle Peter…
— Désolé, je suis stupide de dire des trucs pareils alors que…
— Alors finalement, Papa et Maman ont été rattrapés par la guerre…
— On a tous les trois traversé la ville dévastée en évitant les Cuirassés et les chars hostiles parce qu’on avait encore quelque chose à tirer de notre vie. Un sens à lui trouver.
— Un sens…
— Neil et Stella l’ont trouvé en fondant une famille. Estelle et toi, vous êtes l’héritage qu’ils laissent.
— Et toi, oncle Peter ?
— Ah, moi… ricana-t-il. J’ai mal résisté à la culpabilité. J’ai bu. J’ai beaucoup bu. Tes parents étaient trop gentils pour me le dire, mais je sais que j’ai gâché la vie que j’avais gagnée.
— Arrête, c’est…
— Mais ça va aller. Je le vis bien. Et puis… moi aussi, j’ai trouvé un sens à ma vie. »

Il jeta un œil à l’écran, à l’intérieur du cockpit, puis se leva lentement.

« Préserver leur héritage. »

Mes larmes coulèrent à nouveau, mais elles étaient plus chaudes que les précédentes. Oncle Peter sourit à nouveau. Il passa une main dans ses cheveux et observa les alentours.

« Une escouade arrive par ici. Allez viens, on y retourne.
— D’accord. Mon mal de tête s’est calmé. »

La cabine fut à peine rentrée dans le dos du Cuirassé que trois engins similaires firent leur apparition.

« Nom et matricule ! aboya l’un des haut-parleurs.
— Dylan Sirgul, J107BH52, récita mon oncle.
— On va communiquer ça au QG, reste là.
— Il y a des ennemis, dans le coin ? s’enquit Peter en simulant la naïveté.
— Ces enfoirés du Royaume ont contre-attaqué à Garolga, pas loin d’ici. On les attend d’une minute à l’autre.
— On pense qu’ils ont envoyé un espion, ajouta un autre.
— Un espion ? reprit mon compagnon de cabine en écho.
— Un de nos pilotes a été retrouvé mort et sa machine a disparu. »

Oncle Peter accueillit la nouvelle par un long silence.

« C’était qui ? Je le connaissais peut-être, finit-il par demander.
— J’en sais rien. On vient de demander au QG, ils devraient pas tarder à… »

Il s’interrompit soudain. Peter tourna la tête vers moi et murmura :

« Accroche-toi, Aster. Ça va méchamment secouer. »

Son talon droit frappa contre le siège, suivi du gauche. J’avais déjà vu des pilotes agir de même dans des films ou des holonimés. Et comme à la télévision, le cockpit se mit à trembler. Le trio face à nous rapetissa soudain lorsque nous décollâmes du sol. L’un d’eux leva son bras, mais trop lentement. Le missile d’oncle Peter le percuta au thorax et projeta sa carcasse fumante contre un arbre.

« CONTACT ! » hurla l’un de ses compagnons en tirant sur notre Cuirassé au faîte de son saut.

La gravité nous arracha à la trajectoire de la rafale, qui passa quelques mètres au-dessus. Je vis le sol s’approcher si rapidement que je fermai les yeux, convaincu que l’habitacle finirait en mille morceaux. Mais la chute cessa brusquement lorsque mon oncle fit cracher une seconde fois ses réacteurs.

Cette fois-ci, il s’orienta vers l’avant et se propulsa vers la paire de Cuirassés restants. L’un d’eux tira un projectile explosif qui ne nous rata que parce que mon oncle dévia sa trajectoire à la dernière seconde. Il la corrigea l’instant d’après, se pencha vers l’arrière sur les derniers mètres de vol et son pied d’acier heurta violemment le cou de sa cible. J’entendis le troisième hurler, mais sa paume lance-roquette n’était pas encore prête à faire à nouveau feu. Il ne s’en échappa qu’une série de clic nerveux, que Peter fit taire en lui saisissant le bras. Positionnant les jambes de sa machine derrière celles de son adversaire, il le souleva sans peine au-dessus de lui et le fit s’écraser à ses pieds. Avant qu’il n’ait pu se remettre de cette prise de judo, Peter visa du poing droit le dos de l’ennemi terrassé et tira une douzaine de balles antichars. L’autre cessa de bouger.

« Oncle Peter… murmurai-je, hébété.
— Merde, jura-t-il, ça va compliquer nos recherches. »

Là-dessus, il se pencha sur l’écran du bas. La ville n’était qu’à quelques kilomètres, mais les points verts pullulaient autour de nous. Certains se mouvaient déjà dans notre direction.

« Aster, toi qui es un garçon intelligent. Est-ce que je peux te demander un petit service ?
— Évidemment ! criai-je,ne rêvant que de me rendre utile.
— Regarde attentivement cette carte et retiens tous les ronds verts qui sont dessus. Leur nombre, leur position, leur trajectoire. Je veux pas seulement que tu les repères, je veux que tu anticipes leur mouvement.
— Le plan va disparaître, oncle Peter ? »

Il leva la main vers un clapet situé au-dessus des écrans, puis posa son doigt sur l’embout métallique.

« Retiens tout. Je vais avoir besoin de ton aide. »

Je m’efforçai d’imprimer dans mon esprit l’image du plan. Les blocs blancs qui délimitaient la ville, les nuées d’arbres, et même ce cours d’eau qui sinuait à notre droite et près duquel mes parents avaient perdu la vie. Je retins un par un tous les points qui sillonnaient cette surface en 2D, leurs déplacement, leur activité ou inactivité.

« D’après la radio, ils nous ont repérés et indiquent notre position par un point rouge sur les radars. C’est bon ? me pressa mon oncle.
— C’est bon ! »

Il actionna le bouton et la carte disparut en même temps que les grésillements de son oreillette. La seconde d’après, il s’éleva à nouveau en poussant sur les réacteurs situés le long des chevilles du Cuirassé. Cette fois-ci, toutefois, il ne s’arrêta pas avant d’avoir dépassé la cime des arbres. Les feuilles caressèrent les capteurs optiques et nous privèrent un instant de la vue. Puis je vis tout.
Au milieu d’un océan verdoyant se tenait, comme un gigantesque récif d’albâtre, la ville d’Ilbein. Mais beaucoup de ses grandes tours s’étaient effondrées, et celles qui restaient exhalaient autour d’elles une fumée noirâtre. Le Cuirassé cessa de voler et retomba lentement sur un toit de feuilles. La surface était précaire et il manqua d’y glisser, mais à la place il fléchit les genoux et bondit au loin.

« Aster ?
— Y en a deux juste en dessous je pense et… euh… trois ou quatre qui vont arriver devant par la droite ! »

Je fermai les yeux le plus intensément possible pour ne pas laisser l’image mentale s’échapper. Le souvenir de la carte devenait plus flou au fil du temps.

« Et… et je crois qu’il y en avait un, plus loin, à gauche !
— Tu crois ou bien t’es sûr ?
— Pourquoi tu as enlevé la carte ?!
— J’ai coupé tout contact pour qu’ils puissent plus nous repérer.
— Ça va suffire ?
— Non, mais le temps qu’ils lancent la vision thermique du satellite, on sera un peu éloignés, j’espère. Bref, t’es sûr pour le type à gauche ? »

Les paupières toujours closes, sourcils froncés, je tâchai de me souvenir de ce qui trente secondes plus tôt m’était apparu si clairement. Puis la position du point vert me revint brusquement.

« On… on l’a passé ! Il doit être derrière, maintenant ! »

Je l’entendis pousser un soupir de soulagement. Nous n’allions pas tarder à approcher de la ville. J’avais l’intention de garder les yeux fermés plus longtemps, mais une déflagration soudaine les ouvrit sans que je m’en aperçoive. L’une des tours restées indemnes s’effondra en un instant.

« Un tir d’artillerie, commenta Peter.
— Pourquoi ils ont fait ça ? Ils contrôlent déjà la ville !
— Pas ceux qui viennent de faire feu. »

Les micros fixés sur la coque du Cuirassé captèrent une série de tirs et des échanges de missile. Si la liaison radio fonctionnait encore, nous entendrions le commandement hurler aux unités de se mettre en position.

« Oncle Peter ? C’est bon pour nous, ça, non ?
— N’oublie pas, fiston, qu’on se promène dans un Cuirassé aux couleurs de l’Union. »

Il acheva son saut sur la chevelure feuillue d’un meralicea et cette fois-ci se laissa glisser jusqu’à retomber lourdement sur le sol. Au loin, nous pouvions apercevoir les murs blancs de la ville. Il m’était inutile de fermer les yeux pour me souvenir de l’itinéraire des Cuirassés ennemis : l’assaut soudain de leurs rivaux avait bouleversé toute leur formation. À la place, je réfléchis plutôt à l’endroit où Estelle pouvait avoir trouvé refuge. Passant en revue tous les lieux qu’elle connaissait, j’en excluais ceux dont la présence voisine de machines géantes menaçait la sécurité. La réflexion finit par porter ses fruits. Son petit coin de paradis, bien sûr !

« Oncle Peter, je crois que je sais où elle se trouve !
— Quoi ? Où ça ?!
— Hors de la ville, complètement de l’autre côté !
— Alors il faut qu’on la traverse, hein ? »

Ilbein était presque plus haut que large. En voiture, on traversait la ville d’un bout à l’autre en cinq minutes à peine. Mais combien de temps prendrait ce trajet dans une cité transformée en champ de bataille ? Notre Cuirassé accéléra sa course. Il atteignit bien vite les premières tours et nous aperçûmes, traversant la rue à quelques immeubles de nous, deux chars d’assaut frappés du signe de l’Union.

« Qu’est-ce que tu fais ?! Ils vont…
— M’est avis que ceux-là ont d’autres chats à fouetter. »

Leurs lourdes chenilles les menèrent vers le cœur des affrontements tandis que Peter poursuivit sa route tout droit. Nous croisâmes d’autres Cuirassés arborant eux aussi une carrosserie verte. L’assaut du Royaume les avait désintéressés de l’espion qu’ils traquaient quelques minutes plus tôt.

Mais les choses se compliquèrent lorsque, quelques kilomètres plus loin, deux Cuirassés bleus apparurent au milieu de la chaussée.

« Oncle Peter !
— J’ai vu. »

Il tira un missile du bras gauche, et l’obus n’avait pas encore touché sa cible arrêtée devant les ruines d’une résidence qu’il leva le droit pour envoyer une tempête de balles sur son camarade. La moitié des tirs le touchèrent au moment où le buste de son voisin volait en éclats. Il n’eut que le temps de viser la source de sa douleur avant d’être balayé par une seconde rafale.

« Ce sont… tes anciens camarades, non ?
— C’étaient mes anciens camarades. »

Plus loin, ce fut une escouade toute entière qui émergea d’une avenue perpendiculaire. L’ancien soldat se jeta vers la rue voisine, mais les tirs résonnant dans notre dos nous informèrent qu’ils l’avaient repéré. Il accéléra plus encore et tourna à gauche lorsque de nouvelles balles le ciblèrent.

« Ça se relâche, l’entraînement sur Eson Ω ! De mon temps, ils auraient pas raté leur coup ! »

Il cessa de courir et fléchit les genoux.

« Aster ! Appuie sur le bouton sous le siège à droite ! »

Je plongeai ma main à l’endroit indiqué et sentis du doigt la surface rigide d’un cercle.

« Vite ! »

Sitôt la touche pressée, le cockpit se mit à trembler. Je vis par les écrans de vision une fumée blanchâtre émerger des pores du Cuirassés. L’instant d’après, Peter bondit d’une cinquantaine de mètres et déclencha une fois de plus ses réacteurs pour se porter plus haut. Je l’entendis également tourner une molette collée à sa main gauche.

« Ils sont là ! hurlai-je, les yeux rivés sur l’écran situé dans mon dos. »

Il fit volte-face en un instant et tira du bras gauche. Cette fois-ci, ce ne fut pas un missile qui siffla, mais une grenade aussi grosse qu’une pastèque. La sphère décrivit un arc-de-cercle avant de retomber au milieu du groupe de machines de guerre. Deux sur les six eurent la présence d’esprit de s’en écarter d’un bond. Les quatre autres moururent sur le coup.

« Ils ÉTAIENT là », lança mon oncle, soulagé.

Les réacteurs crachèrent de nouvelles flammes et le Cuirassé se posa sur le toit d’une petite tour. L’ancien militaire prit le temps de souffler quelques secondes, puis repartit au pas de course. Il approcha du bord et prit son élan, puis son envol.

« Oncle Peter, comment est-ce qu’on va faire pour quitter cette planète ? m’inquiétai-je soudain tandis que la machine fusait presque à l’horizontale.
— Si le Royaume a repris Garolga, alors ils doivent sûrement permettre aux civils d’évacuer.
— Pourtant, tu disais que sur Benmes…
— Ça ne durera pas longtemps. Après quelques jours, l’armée considère que ceux qui sont restés sont prêts à mourir. »

Un frisson glissa le long de mon échine. Les réacteurs collés aux chevilles du Cuirassé perdirent de leur fougue et notre trajectoire commença à décliner.

« Merde, ça devait arriver à un moment ou à un autre ! »

Il claqua ses talons contre le siège pour couper la flamme jaillissant sous ceux de son double d’acier, et la chute se fit plus brutale. Je vis le sol approcher toujours plus vite et, une fois encore, ne pus m’empêcher de hurler. Peter attendit la dernière seconde pour déployer une dernière fois les réacteurs. La descente freina brusquement. Il puisa dans les ultimes réserves de l’appareil pour se poser avec délicatesse.

« On dirait que nos ailes sont coupées, pesta-t-il.
— Par-là, oncle Peter ! Il faut aller par-là ! »

Il pressa le pas dans la direction que je lui indiquai. Dans la cabine exigüe, il mimait les mouvements d’un marathon tout en restant sur place. Son visage ruisselait de sueur. Sur l’écran du bas, adjacent à la carte désormais muette, la jauge de carburant se vidait dangereusement.

Le carrefour devant nous semblait être le théâtre d’une bataille féroce. Un missile jaillit d’un coin vers l’autre en traînant derrière lui un sillage brumeux. Des tirs nourris émergeaient de gauche à droite et de droite à gauche.

« Aster, tu te souviens du bouton que t’as pressé toute à l’heure ? me lança-t-il avant même que j’aie pu regretter d’avoir conseillé ce chemin.
— Ou… oui !
— Tu vas appuyer dessus dans cinq… quatre… trois… deux… un… »

Il s’enfonça sans difficulté. Le Cuirassé approcha de l’intersection, enveloppé de vapeur blanche. Notre habitacle vibra une fois de plus et Peter se courba. Puis il sauta de toutes ses forces.

À gauche, cinq robots verts s’acharnaient en alternant balles antichar, roquettes et grenades. À droite, trois autres armes de guerre de couleur bleue accompagnés d’un énorme tank tenaient leur position. Tous entrevirent l’éclair d’émeraude qui fila au-dessus de la rue, mais personne n’eut d’assez bons réflexes pour le prendre pour cible. Le Cuirassé de Peter frappa lourdement le sol entre les pieds de deux gratte-ciels. Il éclata d’un rire nerveux et poursuivit sans décélérer. Pour ma part, je ne quittai pas des yeux l’écran de derrière, guettant l’apparition du moindre poursuivant.

« Ça y est, j’vois la forêt ! exulta-t-il.
— Et personne ne nous suit ! »

Nos cœurs battaient à l’unisson. Un rythme frénétique, endiablé, causé par le torrent d’adrénaline qui inondait nos cerveaux. Cette cavalcade cardiaque ne nous avait toujours pas quittés lorsque nous passâmes sous les premiers arbres.

« Bon ! C’est où, maintenant ?
— À gauche, mais il faut que j’y aille seul. Si Estelle entend le Cuirassé, elle va s’enfuir !
— D’accord. Sois prudent. »

Il pressa le bouton rouge et le dos du Cuirassé s’ouvrit en sifflant. Le siège recula de quelques mètres et une échelle se déploya sous mon pied gauche. Je m’y baissai et la pris sans attendre qu’elle touche le sol. L’enveloppe de métal dans laquelle nous nous traînions ne payait pas de mine, vue de l’extérieure. J’inspectai les alentours et reconnus l’endroit. Il me semblait que ma sœur et moi y étions passés dans une précédente vie.

Musique : Tales of Vesperia - The Story Ends and the Journey Begins
(cliquez pour écouter la musique)

Je sortis le dessin de Zomeis de ma poche. Elle était proche. Mes jambes se lancèrent d’elles-mêmes à travers le sentier. Les fleurs qui me fascinaient la veille n’exerçaient plus la moindre emprise sur moi. J’avais vu suffisamment d’arbres, de plantes et de créatures de la forêt pour toute une vie. Mon souffle se perdit. J’oubliais de respirer. Les signaux de douleur que m’envoyaient mes muscles accablés, mon dos démoli, mes paumes écorchées et ma tête sur le point d’exploser passaient inaperçus. Les odeurs et les bruits n’avaient plus la moindre importance. Seule comptait la vision que j’attendais. La clairière était devant moi.

Mais il n’y avait personne.

Elle aurait dû être assise sur l’herbe. Sa tête posée contre ses genoux, déroulant jusqu’au sol une cascade de cheveux roux. Elle aurait levé la tête, aurait posé sur moi deux yeux bleus rougis. Elle se serait levée d’un seul mouvement, hésitante et stupéfaite, avant de se précipiter sur moi.

Son dessin glissa entre mes doigts. Il glissa sur l’air jusqu’à l’herbe. Mes genoux cédèrent sous mon poids.

« Aster… ? » entendis-je murmurer sa voix.
Je me retournai.
« Aster… tu… c’est… »

Elle pleurait. Recroquevillée contre un tronc, elle se leva maladroitement et manqua de chanceler.

« Est-ce que… c’est un rêve… ? » articula-t-elle entre deux sanglots.

En fin de compte, c’est moi qui courus vers elle. J’étais à bout de forces. Accroupie, elle me serra plus que je ne la serrai. Nous pleurions tous deux, synchronisant nos larmes et nos hoquets.

« Je croyais… balbutiai-je… je croyais que…
— T… tout va bien, Aster…
— Maman… et Papa…
— Je suis là… »
J’enfouis ma tête contre son cou. Ses doigts effleurèrent mes cheveux. Elle regardait le sol, derrière moi.
« Je vois que Zomeis t’a protégé, petit frère.
— Oui… elle et oncle Peter…
— Oncle Peter ? »

Elle tourna la tête. À l’entrée de la clairière, un homme d’une quarantaine d’années portant barbe et moustache nous regardait avec un sourire fatigué.

« Comment… qu’est-ce que…
— J’ai fait aussi vite que j’ai pu », répondit-il en s’approchant.

Le frère de notre père se pencha sur nous et nous prit tous deux dans ses bras.

« J’étais quand même trop lent, ajouta-t-il avec une pointe d’amertume.
— Il y avait rien que tu puisses faire, oncle Peter…
— Dis, Estelle… m’enquis-je. C’est toi qui… les as enterrés ?
— Oui, murmura-t-elle, le regard ailleurs. Quand je me suis réveillée, tu n’étais pas là.
— Une femme m’avait recueilli, mais elle ne t’avait pas vue.
— J’avais été projetée plus loin. Je suis d’abord partie à ta recherche, mais après l’averse, j’ai pensé… que je ne pouvais pas les laisser comme ça. »

Cette fois, ce fut au tour de mon oncle de verser une larme.

« Tes parents seraient fiers de toi. »

Il eut un petit rire, puis ajouta sur le ton de l’évidence :

« Qu’est-ce que je dis ! Ils ont toujours été fiers de vous deux.
— Oncle Peter… sourit ma grand sœur.
— Allez venez, avant qu’ils trouvent mon Cuirassé pas très bien caché. On va essayer de s’y serrer à trois et de tenir jusque Garolga. Ça devrait être à une heure de route. Vous êtes prêts ? »

Nous nous levâmes tous les trois. Estelle n’eut qu’à ramasser son sac à dos avant de hocher doucement la tête.

« Prête, Tonton.
— Aster ?
— Ah ! Attendez ! »

Je retournai sur mes pas, au milieu de la clairière qu’Estelle s’était tant plu à dessiner. Couchée sur l’herbe, une jeune fille aux cheveux scintillants d’étoiles m’observait. Un frisson me saisit lorsque mes doigts la touchèrent. Avant de l’enfouir dans ma poche, j’adressai, les lèvres muettes, un dernier remerciement à Zomeis.

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