Neige et Poussière

 

Date : Mars 2015
Longueur : 15 096 mots (41 pages Word)
Deuxième épisode de la Trilogie stellaire
Vingt-six ans après les événements d’Une Etoile dans le Sable, Stella a grandi. La jeune femme a suivi son petit-ami Neil et son beau-frère Peter sur leur planète natale, pour rendre visite à leur grand-père. Mais les mines de la planète enneigée ont attisé les flammes de la guerre, et six mois après le début du conflit, les trois jeunes adultes survivent tant bien que mal dans l’ancienne pension, aux côté de retraités qui n’ont pas encore renoncé à vivre.

 

Combien de particules de poussière faut-il pour rendre l’air irrespirable ?

Sans réponse, je collai mon nez contre le manche de mon tricot de laine et priai les yeux clos pour que mes camarades en fassent de même. Chaque secousse était plus violente que la précédente. La pluie de plâtre blanchit nos chevelures aussi sûrement que si nous nous étions trouvés à l’extérieur sous les flocons. Et sous les obus.

Le vacarme du dehors cessa un quart d’heure plus tard, en même temps que le silence de notre refuge. Tristan chuchota quelques mots à Silver, et Agatha fut prise d’une quinte de toux. Neil approcha ses lèvres de mon oreille.

« Est-ce que tu vas bien… ?
— Oui », répondis-je en rouvrant les paupières.

Le bruissement des murmures s’amplifia dans les minutes qui suivirent. Par précaution, nous restâmes encore quelques instants dans l’inconfort de ce salon, serrés les uns contre les autres. Marta fut la première à se lever.

« Allez, on ne va pas rester là toute la journée ! Je vais faire le tour ! Qui me suit ? Stella, ma puce ? »

Mon aînée m’enlaça sitôt rejointe devant la porte branlante. Des sept occupants restants dans ce qui fut autrefois une maison de retraite, Marta était de loin la plus énergique. J’avais l’impression, en la suivant, que c’était moi qui étais âgée de soixante-treize ans et elle de vingt-six ans. « Faire le tour » n’était qu’une autre façon de dire « Vérifier si le bâtiment tient encore debout ». Par trois fois, nous avions dû déménager nos affaires vers une aile plus sûre. Et il ne suffisait que d’une bombe qu’elle cessât de l’être.

« Le toit a l’air d’avoir tenu, remarqua-t-elle en arpentant un couloir jonché de débris. Tu vois une différence ?
— À chaque fois que je regarde ce plafond, j’ai l’impression d’y voir une nouvelle craquelure.
— Si tu savais ! C’est la même chose quand je regarde mon visage dans la glace ! »

Fidèle à elle-même, elle explosa de rire tandis que je me contentai de pouffer. La visite des autres pièces nous mena au même constat : le spectre de la guerre avait fait grâce d’un jour de plus à notre abri. Neil et Peter conversaient dans la salle commune miraculeusement intacte. Le poêle rudimentaire que mon petit ami avait bricolé pour remplacer le chauffage tombé en panne remplissait son office. Son frère et lui pivotèrent la tête à mon arrivée. À cette paire de visages inquiets, je répondis par un discret sourire.

« Si je comprends bien, le ciel ne nous tombera pas encore sur la tête ? s’amusa mon beau-frère.
— Je ne garantis rien, lui lançai-je, un morceau pourrait s’écrouler sur toi si tu persistes à ronfler si fort.
— Tu es dure, belle-sœur. »
Je le gratifiai d’un rictus narquois et me tournai vers les autres survivants. Silver et Agatha poursuivaient silencieusement leur partie d’échecs tandis que Barry observait l’extérieur à travers les planches.
« Tu ne devrais pas rester coller à la fenêtre, lui dis-je. Ce n’est pas toi qui nous parlais des tireurs d’élite ? »

L’officier de police à la retraite ne répondit pas tout de suite. Quelques derniers coups d’œil méfiants par-delà la cour enneigée de l’établissement et il se retourna enfin, un doigt sur ses lèvres.

« Il y en a un dehors, chuchota-t-il. Un Cuirassé, je veux dire… »

Sans un mot, je m’approchai de la petite place qu’il me fit devant le verre barricadé. À travers les interstices, j’aperçus une silhouette de cinq à six mètres de haut, balayée par le blizzard. Sa poitrine d’acier était criblée d’impacts et son bras gauche était partiellement détruit.

« Depuis combien de temps est-il là ? soufflai-je comme si son occupant pouvait nous entendre à travers la fenêtre, le rideau de flocons et sa carapace.
— Juste quelques minutes. Je crois qu’il attend ses ordres.
— À quel camp crois-tu qu’il appartienne ?
— Du Royaume ou de l’Union, que sais-je. À vrai dire, Stella, je m’en moque pas mal. Des gentils ou des méchants, j’ignore qui nous massacre le mieux.
— Bien dit ! commenta la voix chevrotante de Tristan près du poêle. Saletés de soldats ! »

À bien l’observer, il me sembla que sous la rouille et l’usure, la surface du Cuirassé se teintait de bleu. Autrement dit, la couleur du Royaume. La monarchie au pouvoir sur Eson Ω aimait nous abreuver de discours grandiloquents sur la défense de cette jolie planète et de ses sols riches en minéraux, mais la vie des civils n’avait pas plus de valeur pour eux que pour leurs ennemis de l’Union. Un demi-siècle après la scission de l’humanité en deux, chaque camp avait gardé un armement et un matériel presque identiques. Il ne restait, pour les reconnaître, qu’à plisser les yeux en espérant distinguer les couleurs de leur blason. derrière la saleté et l’usure héritée de quatre mois de combat.

« Peter, il y a un de tes amis, dehors, lançai-je au soldat assis contre le mur décrépi.
— On l’invite à prendre un verre ?
— Pas question ! protesta Tristan.
— Je rigolais, pépé.
— Ah bon. »

Dehors, l’une de ces machines que nous adorions, enfants, frémit tout à coup. La neige s’écoula doucement de ses épaules, puis de sa tête. Il bougea les bras, les jambes, sembla s’étirer pour se débarrasser de son manteau blanc. Puis il se mit en mouvement, en s’enfonçant dans le sol à chacun de ses lents pas. Il s’immobilisa au cinquième, tourna la tête vers le sifflement à sa gauche et fut percuté par un missile.

Il y eut un cri, mû par le réflexe plus que par l’effroi véritable. Lorsque nous osâmes enfin nous relever pour jeter un œil à travers la fenêtre, nous ne vîmes qu’un amas de fer gisant au sol, et dont le buste calciné produisait une abondante fumée noire. Qui que fût le pilote ou le camp qu’il servait, il venait de rejoindre la longue liste des carcasses abattues devant la maison de retraite. Une raison de plus pour prendre la sortie de derrière lors de nos expéditions vivrières. Celle qui m’attendait le lendemain me terrifiait tout autant que les précédentes.

« Vous devriez vous éloigner de la fenêtre » avisa Angel, debout devant l’entrée du couloir.

Lorsque Angel nous gratifiait de l’un de ses conseils, mieux valait s’y contraindre. Iel était d’un grand secours, mais il y avait trois choses que nous avions appris à ne jamais questionner chez ellui : sa connaissance de la guerre, la cicatrice qui lui courait sur la joue droite et son sexe d’origine. « Les anges n’ont pas de sexe », avait-iel un jour répliqué à une maladroite question de Peter. L’usage de ce pronom neutre « iel » avait fini par s’imposer au sein des pensionnaires. Tristan fut le dernier à s’y résoudre, non sans mal.

« La nuit va tomber, observa Barry sans détacher son regard de la rue.
— Où est Holly ? » s’inquiéta soudain Agatha entre deux placements de pion.

Neil se leva aussitôt, prêt à partir à la recherche de la nonagénaire. Nous échangeâmes un bref regard, puis je le rejoignis à l’entrée du salon.

« On s’en occupe » les assura-t-il.

Nous sortîmes aussitôt pour explorer les artères de l’établissement. Même avant les bombardements, cette ancienne clinique bâtie à la colonisation de la planète Benmes tombait déjà en ruines. Les premiers tirs d’artillerie n’avaient fait qu’achever l’aile Ouest, couper l’eau et l’électricité déjà aléatoires et fait fuir un personnel soignant déjà peu dévoué.

Nulle trace de Holly dans le corridor principal, qui s’arrêtait net à côté de la grande porte. Je m’approchai de la montagne de gravats barrant le chemin vers la partie effondrée du refuge.

« D’habitude, elle vient errer ici, près de la sortie. »

Mon fiancé hocha doucement la tête en inspectant la porte. Quand bien même Holly s’y était plusieurs fois essayée, elle n’avait jamais réussi à soulever les planches qui l’empêchaient de rejoindre le champ de bataille qui fut autrefois la rue.

« Allons voir à l’étage »

Des quatre escaliers qui s’élevaient autrefois du rez-de-chaussée, un seul restait praticable. Quant aux ascenseurs, même intacts, nous n’aurions pas osé nous en servir. Au-dessus des marches, la lumière ne s’immisçait qu’à travers les quelques interstices séparant les rideaux de bois. Comme dans la plupart des pièces que comptait le foyer, l’éclairage consistait en un mince filet filtrant suffisamment bien pour distinguer notre chemin et se reconnaître les uns les autres. Il n’y avait guère qu’au réfectoire, dans le salon et dans quelques chambres privilégiées que les fenêtres donnant sur la cour intérieur laissaient couler un plus grand bain de lumière.

« Neil, tu entends ce bruit ?
— Ouais. »

Une forme voûtée se dessinait devant la chambre 107, collant et décollant sa paume contre le capteur éteint.

« Holly ? »

La vieille dame ne réagit pas. Plutôt que de tourner la tête, elle s’obstina en silence à accéder à son ancienne chambre.

« Holly, répéta-t-il, c’est inutile. Le système n’est plus alimenté. Cette porte ne s’ouvrira pas.
— Je crois qu’elle a un problème, monsieur Graft. C’est la troisième fois cette semaine, se contenta-t-elle de répondre de sa petite voix.
— Viens, Holly. Tout le monde t’attend dans le salon.
— Il faut que vous en parliez à la direction, monsieur Graft. »

Il sourit et lui donna le bras pour la conduire au rez-de-chaussée. Billy Graft, le chouchou de cette ancienne secrétaire au sourire tremblant, fut parmi les premiers à fuir la ville en abandonnant les pensionnaires à leur sort. Serrée contre Neil, elle marchait devant moi d’un pas hésitant. La guerre avait interrompu son traitement et livrée en pâture à la maladie qui la rongeait. Celle-ci grignotait sa mémoire jour après jour, souvenir par souvenir avec un appétit vorace qui jamais ne paraissait rassasié.

Dans la salle commune, Silver acculait Agatha sur un coin de l’échiquier, ne laissant à son roi qu’une infime marge de déplacement entre sa tour et son cavalier. Son épouse se mordit une lèvre en hasardant un déplacement risqué. Elle le regretta quelques tours plus tard lorsque de la bouche édentée du doyen s’éleva un faible « Échec et mat. » Elle jura, se leva en même temps que son mari, et lui accorda une respectueuse poignée de main avant de disparaître vers ce qui restait des cuisines.

« Je vais lui filer un coup de main, glissa Peter en se levant douloureusement de sa place.
— Moi aussi, répondis-je.
— Il ne reste plus grand-chose, Stella, déplora la vieille dame-ci en me voyant entrer à sa suite dans la pièce
— Suffisamment pour ce soir ?
— Certains auront moins que d’autres.
— Vous d’abord. Ensuite, on pourra répartir le reste entre…
— Nous autres ancêtres pouvons nous permettre de sauter un petit repas. En revanche, si Neil, Barry et toi sortez demain, vous allez avoir besoin de forces. »

Je voulus protester, mais mon beau-frère surgit au même moment dans mon dos.

« Tu n’as pas peur d’avoir faim, Agatha ?
— “De ma vie d’alors il ne me reste plus aujourd’hui que la force d’endurer la faim et le froid” cita doctement la vieille femme noire.
— De qui est-ce, cette fois-ci ? l’interrogeai-je curieuse.
— De Primo Levi. »

Le nom n’évoqua rien à mes oreilles sinon la vague intuition qu’il s’agissait d’un écrivain italien. S’il y avait bien une spécialiste de la littérature terrestre – ou comme on dit souvent, de « l’ère pré-spatiale » – c’était bien l’ex-enseignante qui s’affairait devant moi. Elle ouvrit un placard grinçant pour dévoiler quatre conserves de tailles différentes. Un inventaire un peu trop léger pour nourrir dix personnes.

« Des haricots… commenta le soldat non sans grimacer, je vous laisse celle-là.
— Je te trouve bien difficile, Peter, fit-elle. Que feras-tu lorsqu’il ne restera plus que des rats à manger ?
— Je me laisserai mourir pour que vous puissiez profiter de ma chair plus tendre.
— Un vrai sens du sacrifice !
— Et puis vous pourrez vous servir de mes os pour vous défendre, renchérit-il.
— Ce n’est pas parce qu’on a perdu l’électricité et l’eau courante qu’il faut régresser de plusieurs millénaires. Tu ne veux pas non plus qu’on utilise ton sang pour réaliser des peintures rupestres, pendant que tu y es ?
— Malheureusement, mon grand-père ne vous laisserait pas faire.
— Ne sous-estime pas la fibre artistique de Tristan », intervint Agatha, l’œil pétillant.

Un long silence, suivi d’une hilarité générale. Plus les combats ravageaient la capitale, plus le rire devenait rare, difficile et désespérément vital.

« Assez rigolé, conclut notre aînée en souriant, mettons-nous au travail. À moins que vous ne vouliez manger froid, pourriez-vous me ramener du combustible du placard à balai? »

De l’ouverture béante se déversa une nuée de flocons. La moitié s’échoua à mes pieds, l’autre partie poursuivit son chemin jusqu’à ceux de Barry. Neil se fraya un chemin entre nous pour passer sa tête blonde à l’extérieur.

« La voie est libre, mais quant à savoir si elle est sûre… »

Barry porta la main à sa ceinture pour y vérifier une seizième fois la présence de son phaseur. Nous étions tous trois engoncés dans les vêtements les plus chauds à notre disposition.

« Comme d’habitude, on te charge de protéger ce petit coin de paradis, Peter.
— C’est beaucoup de pression pour mes frêles épaules, frérot.
— Hé, c’est toi le militaire, ici. »

Ils s’enlacèrent tandis que le reste de l’assistance se contentait d’un regard grave. « Ne prenez pas de risques inconsidérés », semblaient-ils nous dire. Trois explosions proches et un échange de tirs nous avaient tirés de notre sommeil quelques heures plus tôt.

« En route » lança notre aîné.

Pour arpenter la capitale, il y avait trois règles à respecter : éviter les rues, se cacher des soldats et se méfier des autres civils. Former des petites communautés comme la nôtre était le meilleur moyen pour les habitants de survivre ; mais après cent trente-deux jours de pénurie, il était difficile de faire confiance aux inconnus.

Sur dix semblables que l’on croisait, furetant dans une épicerie en ruines, deux prenaient la fuite, deux imploraient votre aide pour soigner leurs proches, trois vous proposaient de faire du troc, deux autres vous offraient spontanément ce dont vous manquiez et le dernier, désespéré, pouvait vous prendre par la force vos trouvailles ou votre vie. Ces hasardeuses statistiques provenaient d’Angel, et nous faisions suffisamment confiance à sa mystérieuse expertise pour ne pas risquer notre chance auprès de nos anciens voisins.

La maison de retraite où nous séjournions avait au moins l’avantage de se dresser dans un quartier résidentiel vidé de la plupart de ses habitants et éloigné de l’épicentre des combats. En une vingtaine d’expéditions, nous avions trouvé tout ce qu’il y avait à découvrir de mangeable dans les placards laissés à l’abandon. L’Avenue de l’Océan, à quelques rues d’ici, était certainement remplie d’autres maisons quittées à la hâte. Mais à en croire les rumeurs, une division entière de l’Union avait établi son quartier dans un immeuble de ce grand axe et nous n’avions aucune envie de vérifier cette information.

Neil s’arrêta au bord de la route, derrière un glisseur mal garé. Il leva la main suffisamment haut pour que nous puissions la voir. Cinq doigts, quatre doigts, trois doigts, deux doigts, un doigt. À la fermeture de son poing, nos jambes s’élancèrent sur la chaussée parsemée de cratères. Nous atteignîmes l’entrée du parc en quelques secondes à peine. Enfermé dans une bulle chauffée, celui-ci permettait autrefois de déambuler au milieu des cerisiers et de fouler une herbe éternellement verte. C’était bien avant que les tirs ne percent la coquille isolante et n’anéantissent le microclimat dont bénéficiait l’aire de promenade. À présent, la neige entrait par les trous du dôme et tapissait de taches blanches le sol gelé. Les arbres, quant à eux, ne fleuriraient plus jamais.

« On venait tous les jours ici avec Sandra » murmura Barry tandis que nous sinuions entre les troncs morts, loin des sentiers de marbre noir trop visibles.

Cette phrase revenait presque aussi sûrement que la vue d’un chat des neiges errant à chaque traversée du parc. Je n’avais vu Sandra que quelques jours à mon arrivée, juste avant le bombardement, mais son souvenir nous accompagnait à toutes les excursions. Son visage n’était déjà plus dans mon esprit qu’un souvenir informe, des yeux bleus, ou peut-être verts, des cheveux emmêlés et des traits flous. Comme moi, Neil remarqua que les mains de Barry tremblaient plus que de raison.

« Barry, est-ce que t’es sûr que tu peux… ?
— On en a déjà parlé, gamin. Je ne partirai pas une seconde fois à la casse.
— Désolé, c’est juste…
— Je sais que tu veux bien faire, mais tu ne sais pas ce que ça fait. De voir ton visage décrépir au fil des ans, tes muscles se scléroser, ta vue décliner. De vieillir. De cesser d’être utile.
— Tu es loin d’être inutile, protestai-je à mi-voix.
— Le jour où l’on ne m’a plus appelé à l’aide, poursuivit-il sans m’écouter, celui où l’on a commencé à s’inquiéter pour moi, j’ai senti que j’avais franchi le cap. C’était bien avant ces fichues secousses. »

Il observait tout en marchant son gant vibrer de plus en plus fort. Même en saisissant sa propre poignée de l’autre main, il ne pouvait réprimer cette agitation qui l’angoissait.

« Nom de Dieu, dites-moi franchement, je sers encore à quelque chose, ici ? »

Il avait baissé la voix à l’approche du bord de la paroi transparente. La sortie n’était qu’à quelques mètres, derrière une double porte épargnée par la destruction. Neil posa une main sur son épaule.

« Très franchement, je me sens plus en sécurité avec un ancien policier à côté de moi.
— Tu dis ça pour me faire plaisir », grommela le sexagénaire en poussant la première des deux ouvertures.

Les corps, éparpillés au milieu de la rue, n’avaient pas bougé depuis la dernière fois. Tout au plus avaient-ils souffert du passage des jours, des intempéries et des charognards. À en juger par les petits cratères laissés par les balles sur le sol noir jadis si lisse, le meurtrier avait tiré depuis un Cuirassé. Que l’engin appartînt au Royaume ou à l’Union nous était tout à fait indifférent, tant les deux se valaient en barbarie. Neil attarda son regard sur une dépouille séparée en deux. Les trois quarts des victimes étaient des enfants.

L’armoire à pharmacie claqua plus brutalement que je ne l’aurais souhaité. Même dans la plus calme des maisons, tout son superflu était à proscrire. On ne savait jamais qui rôdait dans les demeures voisines. J’attribuai directement cette erreur de débutante à ma frustration. Soit les résidents avaient emporté vivres et médicaments avec eux, soit d’autres pillards étaient passés avant nous. Les deux hommes, au rez-de-chaussée, étaient aussi bredouilles que moi.

« On enchaîne avec laquelle ? s’enquit mon fiancé. La maison éventrée ou celle à trois étages de l’autre côté ?
— J’opteras pour cette de droite.
— Moi aussi », répondis-je.

Une rafale de tirs résonna au loin sans même nous arracher un sursaut.

« Alors ce seront les étages. À l’unanimité. »

La rue était vide, et chose plus rassurante encore, la porte de notre nouvelle destination était verrouillée. Puisque les fenêtres étaient intactes, cela signifiait que personne n’avait encore forcé l’entrée.

« Vas-y, Stella. »

Je sortis le couteau laser de ma poche. L’un de nos outils les plus précieux. Nous l’avions laissé se recharger pendant deux jours dans la cour centrale. Avec le maigre soleil dont nous disposions sur Benmes, cela ne lui laissait guère plus d’une minute et demie d’utilisation. Calmement, je glissais le loquet de sécurité et pressais la touche latérale.

La lame jaillit en une seconde, rougeoyante. Ses bords étaient flous et brouillaient l’air sous l’effet de la chaleur. Je ne perdis pas de temps pour l’enfoncer dans le bord du carreau. Une chance que nous n’étions pas dans le quartier huppé, où les fenêtres étaient renforcées en rylinium translucide. L’embout enflammé s’enfonça mollement en laissant autour du point d’impact quelques craquelures opaques. Je n’eus alors qu’à fendre la vitre horizontalement, puis dans le sens vertical, dessinant au couteau une forme vaguement rectangulaire. Il me fallut forcer un peu vers la fin, et sitôt la lame éteinte et la tâche accomplie une demi-minute plus tard, j’en profitai pour masser mon poignet endolori. Neil tira sur la ventouse qu’il avait collée et la fenêtre se sépara d’une partie de son verre. Nous nous faufilâmes tous trois par le trou ainsi crée.

Le vent glacial s’engouffra en même-temps que nous, mais privée de chauffage depuis des mois, la cuisine dans laquelle nous avions pénétré par effraction n’avait pas attendu l’air chargé de flocons pour se couvrir de givre. Barry s’approcha des boîtes de rangement sans même cacher son excitation. La surface isolante de métal phiburisé glissa. Une odeur aigre émergea du placard : seules cinq conserves hermétiques avaient échappé à la péremption.

« C’est déjà ça de gagné » souffla l’ancien lieutenant de police en rangeant les deux premières dans le sac que lui tendait Neil.

Les autres pièces ressemblaient à toutes celles que nous avions déjà explorées. Des copies conformes, à l’exception des quelques tableaux qui décoraient le salon et la salle à manger. À l’étage, Barry explora la salle de bain, Neil une chambre à coucher et moi une autre, plus petite, certainement destinée à un enfant en bas âge.

Mon regard passa des murs composés de lignes bleues et blanches au landau qui trônait à ma droite. Il était vide et propre, les couvertures soigneusement repliées. Les sirènes avaient hurlé au milieu de l’après-midi. Par terre, en revanche, traînaient çà et là quelques jouets à demi mâchés. Je ramassai un hochet poussiéreux et le secouai lentement. Le mouvement illumina les centaines de minuscules diodes qui le recouvraient. Puis je me retournai vers la fenêtre. La tête géante d’un Cuirassé m’observait depuis l’extérieur.

Un bibelot usé heurta ma cuisse lorsque je me plaquai au sol. Au diable la douleur, si la machine tirait un missile ou une rafale, je n’avais aucune chance d’en sortir vivante. Je me traînai rapidement hors de la pièce, la cage thoracique frappée par les battements de mon cœur affolé. Puis Neil parut, debout devant moi.
« J’ai trouvé des… hein ? Qu’est-ce qui… ? »

Avant que j’aie pu me relever pour plaquer une main contre sa bouche, il fit un pas de côté et entraperçut le tank bipède à gauche de l’entrée. Son visage pâlit. Je saisis la main qu’il me tendait et me mis debout pour courir avec lui vers l’escalier. Barry sortit de la salle de bain en fermant son sac à dos.

« Il se passe quelque chose ?
— Un Cuirassé, chuchotai-je.
— Comment ?
— Il y a un Cuirassé dans le jardin, répéta Neil en serrant ma main. On se tire d’ici. »

Il descendit les marches trois par trois sans me lâcher. Notre aîné nous suivit de près mais ralentit après six marches.

« Vous êtes certains qu’il vous a vus ?
— C’est comme si j’avais croisé son regard. Il était posté juste devant la fenêtre.
— Côté rue ?
— Côté jardin, je suppose.
— Ça n’a pas de sens. »

Il s’arrêta en bas des marches et tourna la tête vers l’étage.

« Barry, qu’est-ce que tu fais ? s’inquiéta Neil.
— Vous avez entendu un grincement ? »

Mon compagnon et moi échangeâmes un regard.

« Non, avouai-je, mais…
— Pourquoi est-ce qu’un Cuirassé resterait planqué dans un jardin sans bouger ?
— Tu penses qu’il est vide ?
— Si ce n’était pas le cas, Stella, tu serais morte.
— Peut-être. Mais admettons qu’il soit vide, qu’est-ce que tu comptes faire ? Le voler et devenir une cible ambulante ?
— Nous sommes déjà des cibles ambulantes. Et non, je pensais plutôt à inspecter la cabine. Vu le temps qu’ils passent à l’intérieur de ces cochonneries, les pilotes doivent bien avoir de la nourriture, de l’eau et une trousse de premiers soins, non ?
— Ce n’est pas prudent, avertit mon petit ami.
— Plus les semaines passent, plus les sacs qu’on ramène sont légers, objectai-je en faveur du plus âgé de nous trois. »

Neil soupesa son sac quelques secondes avant de pousser un long soupir.

« Bon. Mais c’est vraiment parce qu’on n’a pas grand-chose d’autre à ramener. »

La porte extérieure de la salle à manger ne s’ouvrait que de l’intérieur. Elle le fit sans bruit, dévoilant la haute couche de neige qui s’amoncelait hors du petit préau. À gauche, invisible depuis les fenêtres excentrées du rez-de-chaussée, un tibia métallique d’un mètre de diamètre s’élevait comme un récif hors de la mer blanche. Je levai le regard et sentis mon cœur s’arrêter en apercevant un homme à plusieurs mètres de hauteur.

« Nom de…
— Attendez, murmurai-je. Il est inconscient.
— Et alors ? protesta Neil. Je n’ai pas envie de l’achever, et encore moins envie qu’il se réveille. Partons. Stella, qu’est-ce que tu fais ? »

Ma main posée sur le premier barreau de l’échelle glacial qui montait jusqu’au siège éjecté, je tournai faiblement la tête.

« Il ne se réveillera pas. Pas si on le laisse ici.
— Tu n’es pas sérieuse… »

Je montai d’un barreau, d’un second et d’un troisième pour lui montrer que j’étais tout à fait sérieuse.

« Descends, Stella. On ne peut pas se permettre de s’occuper d’un soldat ble… »

Il s’interrompit, honteux face à l’absurdité de son argument. Une semaine après que les alarmes d’évacuation aient retenti, nous étions prêts à partir avec les derniers pensionnaires de la maison de retraite. Et puis Peter nous rejoignit avec trois côtes et une jambe cassées. S’il n’y avait eu son frère, un soldat déserteur et blessé à soigner, nous aurions déjà quitté cette ville. J’avais depuis longtemps pardonné à son cadet. Il était agréable, bon-vivant et utile. Indispensable, même. Mais Neil n’avait pas le droit de refuser à d’autres le privilège qu’il avait accordé à sa propre chair.

« Il y a du vert sur la carrosserie, Stella, nota-t-il lorsque je fus presque en haut. Tu sais ce que ça veut dire. Il est de l’Union. Peter et lui sont ennemis.
— Peter n’est plus un soldat. Il est comme nous, maintenant, un civil. Et cet homme-là aussi le sera s’il veut survivre.
— Tu es trop têtue.
— C’est une de mes nombreuses qualités. »

Barry resta silencieux. J’émergeai enfin la tête de l’échelle et observai le pilote. Il avait les cheveux bruns et une barbe de plusieurs jours. Sa peau très froide s’approchait davantage du bleu que du blanc. Je me risquai également dans le cockpit grand ouvert. L’air était tout aussi froid, mais certains écrans et dispositifs, quoique éteints, étaient plus chauds au toucher. La machine n’était arrêtée que depuis une heure, tout au plus. Voyant son appareil trop endommagé, le pilote s’était réfugié derrière une maison pour quitter le Cuirassé et s’enfuir. Mais il s’était évanoui avant de pouvoir quitter son fauteuil fraîchement extrait. Comme Barry l’avait suggéré, il y avait bien des vivres dans la petite boîte métallique qui servait de cabine, mais la nourriture comme la boisson étaient déjà bien entamées.

« Tenez-vous prêts, adressai-je aux deux hommes restés en bas, on va le descendre de là. »

L’ex-policier s’exécuta en se plaçant en bas de l’échelle. Neil jura, puis fit de même.

Lorsque je fermai la porte derrière moi, Richard n’avait toujours pas ouvert les yeux ni prononcé le moindre son. Tout au plus avait-il frémi sous les mains expertes de Marta. Nous ne savions de lui que son nom, inscrit sur sa plaque d’identification, et le camp auquel il appartenait. J’avais été surprise et déçue par la réaction de Peter. Mon beau-frère s’était rembruni en apprenant qu’un « ennemi » sommeillait dans l’un des lits du rez-de-chaussée. Je passai devant lui en traversant le couloir. Mon sourire ne trouva aucun écho sur son visage. Il détourna le regard.

« Il pense que tu lui en veux toujours pour… sa blessure, il y a quatre mois, m’accueillit Neil dans le salon.
— Ton frère se trompe.
— Je sais. Il croit que t’as ramené ce Richard ici pour te venger, ou quelque chose comme ça. Rien de ce que j’ai pu dire ne l’a fait changer d’avis.
— Ça lui passera. »

J’étais exténuée. Jamais nous n’étions revenus avec si peu de provisions. Il n’y avait même pas assez de nourriture pour que tout le monde puisse manger à sa faim le soir venu. Il nous faudrait ressortir le lendemain. Lancée vers la cour intérieure, je croisai la route d’Angel qui tenait l’épaule de Holly.

« Êtes-vous une nouvelle pensionnaire, madame ? l’interrogea naïvement celle-ci.
— Non Holly, et je ne suis pas une madame.
— Oh, excusez-moi monsieur !
— Non plus. Ce n’est pas grave. Viens dans le salon. À quoi est-ce que tu pensais ? Traîner dans la cour par ce temps…
— J’espère que nous pourrons devenir amies.
— Voilà bien longtemps que nous le sommes, Holly. »

Iel conduisit la vieille dame vers la salle commune tandis que je poursuivis ma route vers la porte grise. À l’extérieur, Silver était assis sur un banc couvert de givre, les mains sur les genoux.

« Vous ne devriez pas rester dehors par ce temps, Silver », l’interpellai-je.

Malgré tous mes efforts, je n’étais jamais parvenu à le tutoyer. Il y avait chez le doyen de l’établissement une aura d’autorité ; la sagesse d’une existence passée dans les mines de Benmes.

« Ne te soucie pas de moi, mon enfant, quatre décennies passées dans là-dessous m’ont rendu résistant.
— Je croyais que l’on employait des robots pour extraire les métaux ?
— Peu de machines sont capables de se faufiler en serpentant entre les roches pour trouver des filons dissimulés dans les crevasses. Ou en tout cas, elles sont trop chères pour que les grandes industries daignent s’en servir à grande échelle.
— L’ère des humains n’est donc pas encore révolue ? philosophai-je en m’asseyant à ses côtés, un demi-sourire aux lèvres.
— Voilà bien longtemps que nous nous sommes faits à l’idée que les robots ne libèreraient ni n’asserviraient pas l’être humain. Les coûteuses intelligences artificielles nous ont tout au plus permis d’atteindre les étoiles, mais leurs créateurs se sont bien assurés qu’elles ne soient pas trop malignes. »

Il ne fit qu’une brève pause, le temps de reprendre sa respiration, puis poursuivit :

« Nous saurions et pourrions créer des êtres supérieurs en tous points, des armes qui nous détruiraient sans l’ombre d’un doute, mais nous réussissons à nous en abstenir. Tout comme nous nous sommes abstenus de nous détruire avec l’arme nucléaire il y a quelques siècles. »

Je l’écoutais en silence sans me départir de l’arc qui courbait mes lèvres. Jamais je ne me lassai d’écouter Silver parler de sa voix douce et ténue. Il s’interrompit pour me regarder, dans l’attente d’une réponse. Il n’y avait rien que notre doyen aimât plus qu’une conversation où il pouvait confronter son opinion avec des idées différentes des siennes. C’était sans doute la raison pour laquelle il avait épousé la non moins docte Agatha ; et aussi celle pour laquelle je craignais toujours de répondre une ineptie et de paraître bête à ses yeux. Je finis par me lancer avec le trac d’une élève face à un professeur qu’elle craint de décevoir.

« Nous n’avons pas besoin d’armes atomiques ni de révolte des machines pour nous autodétruire…
— Ce n’est qu’une petite guerre, douce enfant. Ni la première, ni la dernière. Elle nous touche parce qu’elle a éclaté sur nos terres, mais demande donc à nos dix-neuf milliards de congénères éparpillés dans l’espace s’ils sentent leur existence menacée.
— Je ne vous pensais pas si cynique, Silver…
— Ce n’est pas du cynisme. Il faut savoir exactement quels maux nous touchent, si l’on veut les accepter pour ce qu’ils sont.
— Des innocents meurent, des voisins s’entretuent pour une boîte de premiers soins et vous savez bien ce qui arrive aux femmes et fillettes qui tombent entre les mains des soldats d’un camp ou de l’autre… Est-ce que rien de tout ça ne vous touche ?
— Bien sûr que si, Stella, et tu me blesses en pensant que ces horreurs me laissent indifférent. »

Je baissai la tête comme une enfant que l’on réprimande.

« Seulement… — il leva le menton et posa ses yeux bleus sur les étoiles naissantes — d’autres que nous les ont vécues, des millions de personnes ont subi ce que nous subissons. Est-ce que tu crois en Dieu, Stella ?
— Oh, je… en fait… bafouillai-je, prise au dépourvu, ce n’est pas vraiment en Dieu, c’est… »

Je rougis bêtement. Silver, avec toute la sagesse qu’il incarnait, n’était probablement pas la meilleure personne à qui parler de ces sottises.

« C’est stupide, oublie…
— Je suis prêt à parier que c’est tout sauf stupide, répliqua-t-il calmement, le regard on-ne-peut-plus sérieux.
— Ce sont… les étoiles, finis-je par avouer en pointant un doigt hésitant vers le ciel.
— Tu les vénères ?
— Ce n’est pas vraiment un culte… je ne sais pas si je réussirais à décrire ça…
— Essaie, cela m’intéresse. »

Je réfléchis quelques instants. Il me fallait manifestement tout expliquer depuis le début.

« Je n’ai jamais connu mon père. Il est mort quelques heures après ma naissance.
— Je suis désolé de l’apprendre…
— Il travaillait à la PFS. Sa dernière mission a pris place sur une planète dont j’ignore le nom, un monde désertique et en plein l’âge de bronze, sur lequel s’était écrasé un vaisseau-cargo rempli de Cuirassés.
— Le genre de mission que ne pouvait accomplir qu’un agent de la PFS…
— Et il a réussi, mais… au péril de sa vie. Des bandits s’étaient emparés de ces machines et semaient la mort. Sa dernière bataille contre leur chef l’a mortellement blessé. Il a passé ses derniers instants à parler à ma mère et à la petite chose à qui elle venait de donner naissance. »

Silver restait silencieux. Il ne souriait plus, mais tendait l’oreille pour écouter la suite de mon récit.

« J’ai réécouté des centaines de fois ses derniers mots. « Avec un peu de chance, je serai là-haut. » Ma mère pensait qu’il parlait du paradis, mais… son O6Sphere avait enregistré tout ce qu’il s’était passé pendant son séjour. Il y avait une fille. Zomeis. Une apprentie matriarche. À en croire l’enregistrement, ses cheveux étaient constellés d’étoiles.
— Je ne suis pas surpris, commenta le doyen, il existe des choses et des phénomènes naturels dans cette univers qui dépassent notre entendement.
— Cette fille était une prêtresse stellaire et ils ont longuement parlé. Lorsque je n’étais qu’une petite fille, je me contentais d’écouter la voix de mon père sans songer au sens des mots. »

Les mots, je passai justement quelques instants à les chercher. Comment transcrire le plus fidèlement cette drôle de foi, cette croyance intime et sentimentale que je ne dévoilais qu’aux êtres les plus chers.

« Les êtres bons, réellement bons, rejoignent à leur mort ce plafond d’étoiles. Et ces étoiles se parlent, se concertent pour protéger non plus seulement leur peuple, mais toute vie dans la galaxie. Pour Zomeïs, ce sont elles qui ont envoyé mon père sur son monde pour en sauver les habitants. C’est naïf, mais… il y a une dizaine d’années, lorsque j’ai voulu l’entendre de nouveau… j’ai été charmée par cette vision des choses. Je crois que papa l’a été aussi. »

Je levai à mon tour le regard vers la nuée d’éclats qui veillait au-dessus de nous.

« Penses-y, Silver. La vie serait impossible sans étoiles. Tout dans cet univers tourne autour des astres. Et si les religions qui vénéraient le soleil étaient les plus proches de la vérité ? Et si les étoiles étaient dotées d’une conscience ? Et si… et si c’était ce qui se rapprochait le plus de dieux ?
— Alors ton père, en se voyant là-haut, souhaitait devenir lui-même une étoile ?
— Sans doute. Comme dans toutes les religions, il y a un système de récompense. Vis une bonne vie et tu seras récompensée après ton trépas. Je ne sais pas si c’est vrai, mais j’aime bien penser que papa brille là-haut, quelque part. Après tout, est-ce qu’on ne dit pas qu’il faut croire à sa bonne étoile ? »

Le vieil homme posa sa main sur la mienne et m’observa longuement. Il n’y avait nulle trace d’amusement dans son visage.

« Tu avais tort toute à l’heure Stella. C’est tout sauf stupide.
— Alors j’ai fait un nouvel adepte ? lançai-je en riant.
— On ne change pas si facilement à 96 ans », répondit-il sur le même ton. »

Le froid, soudain, se rappela à nos corps. Le banc redevint glacial et l’air humide. Nous étions certes protégés du vent, mais depuis qu’un obus avait touché l’aile Ouest, le toit de rylinium translucide s’était effondré. Silver éternua discrètement.

« Je croyais que quatre décennies t’avaient rendu plus résistant ? ironisai-je sans m’apercevoir que j’avais enfin réussi à tutoyer mon interlocuteur.
— J’admets ma défaite. Rentrons, maintenant. »

« Où est-ce que je suis… ? »

Ces quelques mots, assortis d’un regard interloqué et d’une éphémère crise de panique, nous avaient accueillis, Marta, Neil et moi à notre entrée dans la chambre. Le soldat de l’Union ne maîtrisait pas ses tremblements, craignant d’avoir été capturé par un ennemi tortionnaire.

« Calme-toi, mon poussin. Ces deux jeunes gens t’ont amené ici il y a deux jours. Tu étais dans un état pitoyable, en pleine hypothermie. Je mentirais si je te disais que tu es sorti d’affaire, mais pour l’heure tu dois te reposer. »

Notre aînée n’avait pas laissé à quiconque le temps de prononcer le moindre mot, et surtout pas au patient auquel elle s’adressait. Celui-ci dut attendre qu’elle ait achevé sa phrase, les mains sur les hanches, pour bredouiller un « Merci » hébété. Un grognement sourd s’échappa des couvertures.

« Ah, navrée mais tu devras attendre quelques heures avant de te mettre quelque chose sous la dent. Nos placards sont vides », l’informa Marta en s’approchant pour appliquer sa paume contre le front du malade.

Nous sortîmes aussitôt. Neil attendit que je ferme la porte pour me prendre la main. Il n’osait pas me regarder dans les yeux.

« Je t’ai dit que ça ne me dérangeait pas, lui rappelai-je.
— Mais c’est la première fois qu’on sort sans toi. T’es sûre que tu ne m’en veux pas ?
— Je connais Peter, il a dû beaucoup insister et je n’ai pas le cœur à prendre la place de Barry.
— On pourrait peut-être partir à quatre…
— Ça ne nous rendrait que plus repérables. »

Il se tut et se risqua à poser ses yeux sur les miens. Je l’embrassai pour couper court à ses hésitations.

« Prépare-toi, murmurai-je. On se retrouve à la porte de derrière dans une petite demi-heure. J’ai confiance en vous. »

Ces mots, je les répétai une nouvelle fois à l’heure due, lorsque les trois hommes quittèrent l’embrasure de la porte pour s’aventurer dans les ruines blanchâtres de la cité. Il m’était tout de même étrange de rester en retrait, réfugiée dans la pension. Je ne m’y sentais pas à ma place. Non seulement j’étais inutile et oisive, mais j’étais encore moins rassurée que lorsque j’arpentai moi-même les décombres à la recherche de provisions. Au moins, dehors, j’avais une emprise sur les événements. Ici, j’étais prisonnière de tout ce qui pouvait se dérouler de bon ou de mauvais au-delà de ces murs. Quelle que soit la tournure des événements, lorsque la porte s’ouvrirait, je me retrouverais devant le fait accompli. Dix minutes après leur départ, j’avais déjà des sueurs froides.

Ce fut certainement parce qu’elle perçut mon angoisse qu’Agatha me proposa spontanément une partie d’échecs. Installées devant le poêle, nous sentions sa chaleur caresser nos bras. J’avais les noirs, elle les blancs. Je sortis d’abord un cavalier hésitant, elle ouvrit la voie à son fou. Mon second cavalier suivit et elle libéra aussitôt sa tour. Les pièces, éparpillées sur le marbre bicolore, attendaient patiemment nos instructions. Entre le pouce et l’index, je saisis le globe noir qui sertissait la tête de l’un de mes pions, l’arrachai à la table, et observai le plateau. Agatha me scrutait, espiègle. Elle sourit de toutes ses dents lorsque nos regards se croisèrent.

« Je comprends mieux pourquoi je n’ai jamais gagné la moindre partie contre toi, m’amusai-je.
— Et encore, tu n’as jamais joué contre Silver !
— Mais ne crois pas que j’abandonne pour autant. »

Je m’appliquai du mieux que je pus sur mes mouvements suivants. À chaque pion blanc que je fauchai, mon adversaire me privait d’une pièce plus stratégique. Ma mine satisfaite à la capture de l’un de ses fous s’estompa lorsqu’elle anéantit coup sur coup mes deux tours, et je n’attendis pas la perte de ma reine dans une embuscade de cavaliers pour perdre espoir. Mes gestes devenaient plus rapides, ma réflexion plus courte et ma détresse plus grande à mesure que nous nous approchions du mat. Mon roi, mis en échec à chaque déplacement, finit acculé dans un coin du champ de bataille.

« Échec et mat, ma chère.
— Je ne pouvais pas vraiment lutter, regrettai-je en lui tendant la main.
— Tu ne m’as pourtant pas facilité la tâche », concéda-t-elle en la serrant.

Nous nous levâmes en même temps et sitôt sortie de ma bulle, je m’aperçus à quel point la salle de séjour était calme. Tristan ronflait paisiblement sur le plus confortable des fauteuils mis à notre disposition, Silver était plongé en pleine méditation et Angel profitait de la lumière filtrant par la fenêtre pour lire l’un des romans que ma partenaire de jeu collectionnait. Hormis le trio parti en quête de vivres, seules manquaient Marta et Holly. L’ancienne infirmière aux lointaines origines balkaniques s’occupait sans aucun doute du malade, mais il était toujours plus ardu de deviner où déambulait la seconde. Je tentai ma chance dans le couloir principal, mais n’y entendis que l’écho indistinct des encouragements de Marta au malade.

« Holly ? Tu es là ? appelai-je en vain à l’étage.

L’absence de réponse ne signifiait rien puisqu’elle répondait rarement, mais je craignis un instant qu’elle se fût enfermée. Une par une, je fouillai méthodiquement les chambres qui jalonnaient le couloir supérieur. Seules quatre d’entre elles étaient restées ouvertes, et nous avions bloqué les portes pour éviter qu’elles se referment : sans électricité, il nous aurait été impossible de les rouvrir. Mais les quatre chambres étaient toujours ouvertes. Ouvertes et vides. Celles du couloir inférieur l’étaient tout autant. Mon cœur cessa de battre. Jamais la vieille dame n’était restée introuvable après dix minutes de recherches. J’inspectai une nouvelle fois la salle de séjour, pensant qu’elle s’y serait glissée après mon départ, mais n’y trouvai rien sinon le regard inquiet d’Angel.

« Que se passe-t-il, Stella ? » s’enquit-iel.

Je n’eus pas besoin de répondre. Iel comprit la cause de ma détresse en me voyant fouiller la pièce des yeux.

« Tu as regardé partout dans le bâtiment ? poursuivit Angel en se levant précipitamment.
— Oui, j’ai vérifié toutes les chambres. »

Il ne restait donc qu’un seul endroit où chercher. Nous courûmes ensemble vers le petit corridor annexe qui menait à la seconde porte, celle qui servait à nos sorties. Je l’ouvris d’une main tremblante, craignant ce que j’allais découvrir.

Elle était étendue au milieu de la rue. Immobile, elle ne bougeait pas plus lorsque nous l’appelions. Je fondis sur elle en oubliant que je pouvais être prise pour cible et la pris dans mes bras. Il n’y avait pas la moindre goutte de sang. Ses paupières frémirent quelques secondes avant de s’ouvrir faiblement.

« Je me suis fait mal en tombant, bredouilla-t-elle. Voilà cinq minutes que j’ai appelé le numéro d’urgence sur l’O7Sphere… qu’est-ce qui vous a pris si longtemps ? »

Il n’y avait pas une seconde à perdre. Nous ne fûmes pas trop de deux pour tirer notre amie vers l’intérieur de la maison de retraite.

« Même en pleine journée, personne ne m’a aidée à me relever… Quand est-ce que les gens sont devenus si égoïstes ?
— Tu t’es foulée la cheville, commenta Angel, il faut t’emmener voir Marta.
— Je vous remercie, madame… »

Angel ne réagit pas. Avant de refermer la porte, j’observais une dernière fois les alentours pour m’assurer que personne ne nous avait aperçus… et gardant l’espoir de voir revenir Neil et les autres. Angel resta auprès de la vieille dame paralysée par sa foulure tandis que je courus chercher Marta dans l’infirmerie que nous avions improvisée.

« C’est Holly ! la hélai-je en faisant irruption dans la chambre déjà occupée par Richard. Elle était dehors et s’est peut-être cassé quelque chose en tombant ! »

Elle me suivit sans même prendre le temps de lâcher la boîte de médicaments qu’elle tenait dans la main. Les deux personnes âgées n’avaient pas bougé de l’entrée.

« Holly… c’est moi… murmurait Angel d’une voix presque inaudible, s’il te plaît… ça fait soixante-treize ans qu’on… que toi et moi… Tu te souviens ? C’est moi qui t’ai présenté Robert… »

C’était la première fois que je voyais Angel pleurer. Ellui qui pourtant paraissait plus solide que nous. Marta me quitta pour mieux revenir muni d’un brancard qu’elle débarrassa de sa couverture de poussière. Nous y élevâmes notre amie et l’ancienne infirmière l’emmena dans une autre chambre. Angel la regarda s’éloigner sans plus chercher à se retenir. Je me sentis idiote à l’observer sans savoir quoi dire. Puis je passais mes bras autour de ses épaules. Elles étaient plus musclées que je ne m’y attendais, mais je n’y prêtai aucune attention.

« Nous étions… dans le même lycée… parvint à articuler ma camarade, c’était avant mon opération…
— Angel…
— J’ai rencontré Robert à l’armée… Quand ils se sont vus pour la première fois, j’ai assisté à un véritable coup de foudre… C’était… une soirée magique. Il n’en reste plus rien dans sa mémoire. Ni de leur rencontre, ni de leur mariage. Ni même de Robert. Aujourd’hui, Stella, je suis le dernier gardien de ses souvenirs. À quatre-vingt-neuf ans, je ne devrais pas être terrifié par la mort, mais quand je ne serai plus là, qu’est-ce qu’il restera de sa vie, de son histoire ? Et qu’est-ce qui lui restera de moi ?
— Tout ce qu’elle a fait par le passé, elle en hérite dans le présent… Ses enfants, ses petits-enfants, ce sont…
— Des chimères. Robert était stérile…
— Ce n’est pas parce qu’elle a oublié son passé qu’il n’a jamais compté pour elle. Votre amitié, c’est… c’est quelque chose qui dépasse la mémoire. Non ?
— Peut-être. Merci. »

Iel m’adressa un discret sourire avant de quitter le couloir. Je suivis ses pas jusqu’à la chambre de Holly. Marta ferma la porte en posant un doigt sur ses lèvres.

« Elle se repose, chuchota-t-elle.
— Et qu’est-ce qu’il en est du soldat ? demanda Agatha en se joignant à nous. »

La retraitée aux ancêtres bosniaque grimaça soudain.

« J’ai deux mauvaises nouvelles. Par laquelle est-ce que je commence ?
— Par la mauvaise », répondis-je.

Elle s’efforça de sourire, puis jeta un regard vers la chambre du malade.

« Son état a empiré ces dernières heures, et je n’ai rien pour le soigner.
— Alors à ce rythme… ?
— Oui, Angel. Il ne sera probablement plus de ce monde demain matin. Il est resté trop longtemps en hypothermie.
— “Tout le jeu de la guerre se joue sur la faiblesse du guerrier”, cita tristement Agatha.
— Quelle était l’autre mauvaise nouvelle ? s’enquit Angel.
— Il m’a murmuré quelque chose de troublant…
— Quoi donc ?
— Il a dit… que les renforts étaient en route… Des renforts des deux camps. Cette guerre ne fait que commencer. Elle pourrait durer des années.

Nous restâmes un moment dans un silence lourd, à regarder les murs, le plafond ou nos pieds à tour de rôle. Puis un bruit nous fit sursauter. Celui d’une porte, au loin, qui s’ouvre.

« Hé ! Que quelqu’un vienne ! appela Peter, on a un blessé ! »

Nos vêtements gisaient à côté du lit, les miens sur une chaise, ceux de Neil à même le sol. J’appuyai ma tête contre son épaule et tâchai de capter son regard. Il fixait le plafond.

« Tu n’as rien à te reprocher, répétai-je une énième fois depuis le début de la soirée.
— Bien sûr que si. »

Je soupirai et me tournai vers lui, passant un bras autour de son torse imberbe.

« De toute façon, Barry est hors de danger. Marta a réussi à extraire la balle.
— Il ne pourra plus marcher avant longtemps.
— Peter, toi et moi nous occuperons des prochaines sorties.
— Pour ce qu’il reste à récupérer là-dehors… »

Ma main effleura sa joue. Je me blottis contre lui. Nos ventres gargouillèrent en chœur.

« On aura plus de chance la prochaine fois… le rassurai-je mes lèvres collées à son oreille.
— Ça fait deux fois de suite qu’on trouve à peine de quoi donner une bouchée à chacun. Un jour, on va revenir les mains vides, répliqua-t-il d’une voix morne sans quitter le plafond du regard.
— Alors on fera plusieurs groupes. Ou bien on sortira plus souvent.
— C’est plus risqué.
— Ou bien on prend des risques, ou bien on meurt de faim ! m’emportai-je. Qu’est-ce qui t’arrive, Neil ? On peut pas se permettre de perdre espoir, c’est…
— Quittons la ville. »

Pendant plusieurs secondes, la chambre fut si silencieuse que je pus presque entendre la neige se poser sur le toit au-dessus de nous. Puis je me redressais d’un bond en projetant la couverture derrière moi.

« Quoi ?!
— Écoute, je pensais juste…
— Barry a reçu une balle dans la cuisse, Holly est incapable de s’orienter, Tristan grince des dents à chaque déplacement et je ne parle même pas de Silver qui a fêté ses 104 ans il y a deux mois, lui crachai-je au visage tandis qu’il restait impassible. Il nous faudrait trente minutes ne serait-ce que pour traverser le parc s’ils venaient avec nous… mais tu n’as pas l’intention n’emmener que Peter et moi, n’est-ce-pas ?
— Si on reste, tout le monde mourra, objecta mon compagnon.
— Rien ne dit qu’on survivra en s’enfuyant.
— Mais les chances de survie sont plus grandes.
— Est-ce que tes probabilités valent la peine d’abandonner nos amis ? Ceux avec qui et pour qui on a vécu ces derniers mois ?
— Oui, parce que… »

Il laissa couler quelques secondes avant d’achever sa phrase en posant ses yeux sur les miens.

« Ce n’est pas pour rien si je t’ai emmenée ici. Dans la ville où je suis né. Mais je n’ai jamais eu l’occasion de sortir la bague de son écrin. »

Je fermai les yeux. Ce n’était pourtant pas le moment de pleurer…

« Je ne veux pas mourir, et plus important encore, je ne veux pas que tu meures. Parce qu’on doit encore fonder une famille.
— Neil…
— Je suis désolé, Stella. Je te parais peut-être sans-cœur quand je dis qu’il faut partir, mais… si la guerre dure encore, beaucoup de nos camarades ne survivront pas et sortir de la ville sera sûrement encore plus risqué. »

Quelques gouttes salées roulèrent le long de mes joues, tombèrent de mon menton et achevèrent leur course sur ma poitrine.

« Neil, c’est moi qui suis désolée…
— Pourquoi ?
— Parce que je n’ai pas l’intention de partir. »

Mon fiancé ne répondit rien. Tout au plus baissa-t-il le regard avant de clore ses paupières.

« Je ne supporterai pas de vivre avec le souvenir de… de cette trahison envers tout le monde. Silver, Barry, Agatha, Tristan – ton propre grand-père – je sais qu’ils mourront. Mais je refuse de les laisser mourir seuls. C’est aussi pour ça qu’on est restés, tu te souviens ? On aurait pu partir après le rétablissement de Peter, mais on est restés. Et… je veux toujours rester. »

Il se mordit la lèvre. Je m’approchai et prit sa main dans la mienne.

« Neil… reste avec moi… »

Enfin, il osa à nouveau me regarder. Il semblait épuisé par ses propres tiraillements.

« D’accord, mais à une condition…
— Laquelle ?
— Qu’on survive.

Il sourit. Je fis de même. Mes lèvres contre les siennes, je m’allongeai à nouveau et tirai la couverture sur nous.

Au lever du soleil, Richard avait cessé de vivre.

Neil et Peter le portèrent jusqu’à la cour intérieure, où nous creusâmes tous les trois le petit carré de terre pour l’y déposer. Son corps joignit ainsi ceux des cinq compagnons du troisième âge décédés depuis le début de la guerre. Des explosions lointaines rythmaient la danse de nos pelles. Alors que son visage, paisible se couvrait peu à peu de terre, je tâchai de débarrasser mon esprit des mots que nous avaient rapportés Marta. Sur les renforts imminents et sur le conflit amené à se prolonger.

Aussi longtemps que chaque camp souhaitait contrôler les mines de cette planète, ils se battraient dans sa capitale. Il ne fallait certainement pas compter sur leurs gouvernements respectifs, à l’abri sur des mondes tapissés d’immenses tours, pour se préoccuper des sorts des civils. Seuls restaient les quelques organismes inter-systèmes neutre comme Espace de Paix, mais ils n’avaient aucun pouvoir sinon celui de lever des fonds pour aider les réfugiés. Et nous n’étions pas encore des réfugiés.

« Hé, Stella. Tu rentres ? »

Je suivis Peter dans le couloir, puis vers la salle de séjour. L’atmosphère était pesante, uniquement troublée par les détonations de plus en plus fréquentes et de plus en plus proches. Seule Marta s’évertuait, comme à son habitude, de réchauffer les esprits. Même la partie d’échecs que jouaient devant moi Silver et Agatha semblait désespérément creuse. Angel jetait des regards furtifs par la fenêtre, pas plus longs qu’une demi-seconde. Juste assez de temps pour vérifier que la cohorte de Cuirassés d’un vert éclatant n’était pas revenue sur ses pas. Tristan fut le premier à placer des mots sur son malaise.

« Combien de temps ça va encore continuer, toutes ces conneries ? »

Le couple interrompit sa partie. Silver, sans quitter des yeux le plateau bicolore, répondit lentement :

« Nous devons nous montrer patients. Encore quelques jours et les combats se déplaceront vers un autre quartier.
— Quelques jours que l’on va passer à se terrer ici pendant que nos estomacs restent vides ? objecta Peter sur un ton que je jugeai trop sec.
— Qui plus est, renchérit Angel, il n’est pas certain que ce soit une affaire de jours. On dit que l’Union a un repaire à quelques rues d’ici. Ce quartier est peut-être un peu excentré, mais il reste stratégique.
— Il y a plus de robots géants dans le coin que dans un de ces vieux dessins animés japonais, grommela Tristan. »

La comparaison fit naître quelques sourires sur les visages de la pièce. Elle aurait détendu l’atmosphère si son auteur n’avait pas aussitôt ajouté :

« De toute façon, on va tous mourir. »

En l’espace d’une minute et demie, nous étions passés d’un silence lourd au brouhaha véhément. Toutes les opinions, invectives et protestations fusaient pour se perdre dans une mêlée de mots incompréhensibles.

« Ça suffit ! s’énerva vainement Silver. Taisez-vous ! Si nous faisons trop de bruit…
— Il n’empêche que c’est quelque chose qu’il faut envisager », articula la voix calme d’Angel.

Le calme tant désiré par notre doyen s’imposa naturellement. Les résidents étaient partagés entre le doute et la stupeur. Il n’y avait rien de bien étonnant à entendre des propos aussi fatalistes dans la bouche de Tristan, mais il n’était pas dans les habitudes d’Angel de s’y prêter.

« Le moment est venu de lever ce tabou, poursuivit-iel, et agir en conséquence.
— Qu’appelle-tu “agir en conséquence” ? réagit Agatha.
— Sauver ceux qui peuvent être sauvés. »

Neil et moi échangeâmes un regard. J’ouvris la bouche mais il fut plus rapide que moi.

« Stella et moi en avons parlé. On restera ici jusqu’au bout.
— Ne soyez pas stupides, rétorqua Angel, votre heure n’est pas encore venue.
— Il est hors de question de vous abandonner pour sauver notre peau, protestai-je.
— Et qu’est-ce que vous ferez quand il ne restera que vous ? » remarqua Tristan.

Je restai coi, et Neil n’eut rien à répondre non plus. C’est Peter qui prit la parole à notre place.

« Arrêtez de déconner, tous. Comment est-ce qu’on est censés se regarder dans le miroir après s’être tirés d’ici en vous laissant derrière ? »

— Tu vas devoir t’y forcer, petit, fit une voix à l’entrée de la pièce, parce qu’on ne vous laissera pas moisir ici avec nous ! »

Tout le monde se tourna vers la porte. Barry se tenait sur le pas, le visage ruisselant. Il avait boité de sa chambre jusqu’à la salle commune malgré sa blessure.

Musique : Metro 2033 - Into Sunset
(cliquez pour écouter la musique)

« Barry ! Je t’ai interdit de quitter ton lit ! cria Marta.
— Je vous ai entendus de là-bas, comment est-ce tu voulais que je reste en place !
— Barry… murmura Neil.
— On est trop vieux pour valoir le sacrifice.
— L’âge n’est pas…
— Nous avons vécu notre vie. C’est à vous de vivre la vôtre », trancha la voix posée de Silver.

Mon cœur fit un nouveau bond. Si même lui s’y mettait…

« Si l’un d’entre vous perdait la vie avant nous, trésor, comment crois-tu qu’on se regarderait dans la glace ? ajouta Marta.
— Tous les trois, vous avez tant fait pour nous… ce serait injuste que cette guerre idiote vous fauche », nous asséna Agatha en guise de coup de grâce.

Aucun de nous trois n’eut le moindre argument à leur opposer. Une nouvelle explosion retentit. Holly, assise sur un siège, tourna la tête.

« Les murs ne sont pas bien insonorisés. »

Silver marcha lentement jusque Neil. Il paraissait plus fatigué que jamais.

« Force est de reconnaître qu’Angel a raison… Ça ne sert plus à rien de fermer les yeux.
— Alors vous nous virez d’ici ? ricana Peter, c’est sympa de votre part…
— L’épicentre des combats se rapproche, répliqua Angel. La maison de retraite est grande. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’un autre missile la touche. Et il ne suffirait plus de grand-chose pour que le plafond s’effondre.
— Autrement dit…
— Ce ne serait peut-être pas prudent de rester une nuit de plus ici, soupira Marta.
— Partir cet après-midi ? interrogeai-je. C’est… vraiment soudain. »

Une explosion très proche fit vibrer les fenêtres barricadées en même temps que nos tympans. Neil se tourna vers moi. Il hésitait toujours, songeant à la promesse que nous venions à peine de nous faire. Comme tous les autres, il attendait que je livre une réponse que je n’avais pas.

« Je… j’aurais préféré avoir plus de temps pour y réfléchir…
— J’aurais préféré pouvoir manger du gigot d’agneau, rétorqua Tristan, mais manque de pot, je finirai la journée avec le ventre vide. »

Cette conversation ne m’avait en aucun cas convaincue, mais les anciens pensionnaires semblaient bien trop décidés pour que j’espère le moindre revirement de leur part. Quant aux deux frères, ils se montraient chaque minute plus réceptifs aux arguments que leur exposaient leurs amis. Je voulus hurler, me précipiter vers chacun d’eux et les secouer en hurlant entre deux sanglots que je ne les abandonnerais jamais.

Mais mes jambes fléchirent sans m’en laisser l’occasion. À quoi bon ? Ils avaient raison. Tout comme Neil avait eu raison lorsqu’il me souffla l’idée d’un départ. Nous avions le choix entre mourir tous ensemble ou survivre à trois. Quatre mois durant, nous n’avions cessé de balayer ce dilemme d’un revers de main, parce que nous gardions en nous le mince espoir d’une guerre courte. Mais comme nous le rappelaient les Cuirassés flambant neuf ce conflit était appelé à s’éterniser. Dehors, Dix, vingt, cinquante balles sonnèrent les unes à la suite des autres à différents endroits. Combien d’entre elles avaient touché leurs cibles ? Je frissonnai.

« Ce n’est… plus qu’une question de jours, non ?
— Peut-être même d’heures, me répondit Silver sans même chercher à dissiper mes craintes.
— On ferait mieux de se préparer, Stella », murmura Neil en frottant sous ses yeux ce que je devinais être une larme.

Je hochai la tête. Les gouttes me vinrent quelques minutes plus tard, lorsque je franchis le pas de ma chambre. Je pensais bien que les détonations que nous avions entendues en bas n’étaient pas anodines. L’onde de choc avait pulvérisé le verre de la fenêtre, pourtant extrêmement résistant. Les barricades prémunissaient toujours la pièce des tireurs d’élite embusqués, mais notre autre ennemi, le froid, s’était frayé un chemin vers l’intérieur. Il me fallut me vêtir chaudement pour pouvoir préparer mes affaires. Nouvelle explosion. Trois mois plus tôt, un choc si proche et si bruyant m’aurait fait bondir jusqu’au plafond. Celui-ci me surprit à peine.

En bas, tous les retraités nous attendaient. Un énième frisson me saisit, celui-ci sans lien avec la baisse des températures.

« Je… je suis désolée, tout le monde… si on pouvait… si on avait un moyen de sauver tout le monde… je donnerais tout…
— Pas un mot de plus, ma chérie ! » me réchauffa Marta en me serrant dans ses bras.

J’enfouis le menton dans sa nuque sans dissimuler mes sanglots. À côté de moi, Neil et Barry échangèrent une solide poignée de mains. L’ancien policier se tourna vers moi.

« Stella, je ne te l’ai jamais dit, mais… tu ressembles beaucoup à ma fille. Enfin, en rousse. Mais je veux dire…
— J’ai compris, ne t’inquiète pas.
— … Mais pour moi, pour nous tous ici, vous n’êtes pas « comme nos enfants », poursuivit-il. Vous êtes nos égaux, de vrais amis sur qui on a pu compter. Je me fiche bien de mourir, mais je refuse que vous partagiez notre sort. »

Je le serrai à son tour contre moi. Agatha nous regardait avec un sourire paisible.

« Hélas, Stella… “la séparation est un si doux chagrin” !
— Fidèle à toi-même, Agatha ! De qui c’était, cette fois-ci ?
— William Shakespeare.
— Oh, celui-là je le connais ! » m’égayai-je.

Ce fut ensuite au tour de Tristan. L’éternel râleur du groupe pleurait à chaudes larmes en étreignant Peter, son petit-fils. Il posa alors sur moi son regard humide.

« Tu fais partie de la famille. Je t’interdis de mourir. »

Neil se posta devant lui et fut à l’origine d’un nouveau sanglot. Je cherchai de la tête ceux et celles que je n’avais pas encore salué. Derrière moi, Angel m’adressa un sourire discret. Iel avait passé son bras autour de l’épaule d’une Holly moins déboussolée qu’à l’accoutumée.

« Vous nous quittez déjà ? s’étonna-t-elle tout en cherchant l’heure des yeux. Mais le cadran, privé d’énergie, était éteint depuis quatre mois.
— Il le faut, Holly. Nous… nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps…
— Je comprends », répliqua-t-elle d’un air grave.

Je relevai la tête, les yeux grands ouverts. La vieille dame m’adressa un sourire chaleureux.

« Vous serez toujours les bienvenus ici. »

Je pleurai à nouveau. Angel prit soin de me calmer.

« Chhht… tout ira bien…
— Tu… tu n’as pas de conseils de dernière minute ?
— Restez cachés. Mieux vaut rester trente minutes derrière un mur de briques que courir trois secondes devant un Cuirassé.
— Merci. »

Je collai mon front contre le sien. Nous partageâmes un sourire. La voix de Silver résonna derrière moi.

« C’est nous qui vous remercions. Sans vous… nous serions morts depuis des mois. Mais vous ne nous avez pas seulement aidé à subsister. Avec vous, nous n’avons pas survécu. Nous avons vécu. Quoiqu’il advienne dans les prochaines heures ou les prochains jours, nous sommes prêts à mourir dignement. En êtres humains. C’est à vous que nous le devons.
— Vous en faites un peu trop là, s’amusa Peter.
— Bonne chance, fit le doyen en me regardant d’un air déterminé. Stella, ta bonne étoile va devoir veiller sur trois personnes. J’espère que ce n’est pas trop pour elle.
— Papa me doit bien ça », souris-je.

Jamais la porte de derrière n’avait autant grincé à son ouverture. Je tâchai de garder ce son en mémoire, car je savais que jamais plus je ne l’entendrais. La neige avait cessé de tomber dehors. À présent, seules les balles et les roquettes pleuvaient sur la ville. Le dôme censé couvrir le parc avait disparu, éparpillé en milliers de morceaux sur l’herbe. J’accordai un dernier coup d’œil à mes amis nous saluant depuis le pas de la porte.

« Adieu », bafouillai-je.

Le sifflement persista quelques secondes après l’explosion. Par un réflexe salvateur, nous nous réfugiâmes dans une maison à travers une brèche béante dès que survinrent les premiers signes de l’escarmouche. Nous avions une destination – l’ouest, où cessait de s’étendre la ville après quelques kilomètres – mais nous hasardions notre trajectoire au gré de nos intuitions. Celle qui nous avait menés le long de la Rue Neuve n’était clairement pas le meilleur choix. Six autres rafales, tout aussi longues que les précédentes, nous clouèrent à notre cachette. Puis le sol trembla légèrement lorsque les Cuirassés de l’Union s’avancèrent pour se poster à côté de l’abri où nous étions terrés. Je me tournai vers Neil et Peter. À mon regard alarmé, ils répondirent par un hochement de tête synchronisé. Dix secondes plus tard, nous avions fui vers l’intérieur de la maison. Aussitôt, un missile vint anéantir l’escouade voisine et le salon déjà à demi ravagé.

Nous traversâmes à la hâte le couloir jusqu’à la porte d’entrée, qui s’ouvrit de l’intérieur. Le boulevard sur lequel elle donnait était jonché de débris métalliques, vestiges d’une récente bataille. Les carcasses des machines terrassées étaient grisâtres sous leur épaisse couche de neige, signes que leur destruction n’était pas récente. S’ensuivit un long slalom entre les décombres d’acier, le regard oscillant entre l’avant et l’arrière, entre les fenêtres et la direction d’où nous venions, par-dessus nos propres épaules.

La piste d’obstacles s’arrêta près d’un charnier. Les corps entassés n’appartenaient pas à des militaires. Plus loin, le boulevard se prolongeait dans toute sa dangereuse largeur. Il suffisait qu’un seul Cuirassé nous aperçoive en train de déambuler dans cette artère pour que nos sorts fussent scellés. À la place, nous longeâmes le trottoir opposé à la maison dont nous étions sortis deux kilomètres plus loin. Une des portes fut suffisamment fragile pour nous laisser la voie libre sans violence.

Nous profitâmes de notre intrusion pour vérifier les placards, mais ceux-ci avaient déjà été vidés de leurs denrées les plus précieuses. Nous ne cachions pas notre agacement. Piller nous était devenu un acte naturel, devenant un peu moins honteux à chacune de nos expéditions. Nous en venions presque à reprocher aux fuyards de n’avoir pas laissé plus de choses derrière eux.

« La nuit va tomber, observa Peter.
— Je ne suis pas rassuré à l’idée de rester si près des combats, soupira Neil.
— Des combats, y en a partout, de toute façon. Toute la ville est en train de péter.
— D’ailleurs, on ferait mieux de profiter de la nuit pour avancer sans être vus », fis-je en inspectant une dernière fois les placards de la cuisine.

Ils hochèrent la tête. Le jardin à l’arrière de la maison avait été ravagé par un obus dont le cratère s’était depuis rempli de neige. La palissade métallique voisine s’était écroulée sous l’impact. Nous entrâmes sans mal dans le jardin attenant, puis dans un autre en escaladant un muret. La clôture suivante était faite d’un acier lisse qui n’accordait pas la moindre prise pour nos pieds. Mais les objets qui traînaient sur la neige nous servirent de point d’appui. Notre progression était plus lente encore que dans la rue, mais au moins ne risquions-nous pas de tomber nez à nez avec un Cuirassé surarmé. Notre plan était d’avancer de la sorte jusqu’à ce le soleil s’endorme. Nous traversâmes en sueur quatorze jardins avant que le ciel blanc n’entame sa variation vers des tons plus sombres.

Au dix-huitième jardin, je m’aperçus que des tirs résonnaient en continu depuis plus d’un quart d’heure. Je ne m’en rendis compte que lorsqu’ils cessèrent, balayés par une explosion qui fit trembler les murs des maisons proches. Le silence nous était devenu étranger. Mais il fut bientôt brisé, car d’autres rafales leur succédèrent par intermittences sept maisons plus loin. En grimpant la quarante-cinquième clôture, je sentis mon mollet s’embraser. Malgré la douleur, j’attendis d’être de l’autre côté, en compagnie des deux hommes aussi épuisés que moi, pour lancer en serrant les dents :

« Une pause… Il faut qu’on fasse… une pause… »

Personne n’y vit d’inconvénient. Nous nous assîmes sur la terrasse épargnée par les vagues blanches grâce à sa tonnelle. J’avais chaud et froid à la fois. Chaud à cause de l’effort, froid parce que la température venait de descendre aux alentours de -10°C. Rien d’insurmontable pour les autochtones habitués aux -30°C de « l’hiver absolu » de Benmes, mais même à la saison chaude, je grelottai toujours dehors. Malgré mes remords et mes pensées incessantes pour nos amis restés à l’abri, je savais qu’il nous aurait été impossible de survivre à partir d’avril, à la chute brusque du thermostat.

« Tu veux mon deuxième blouson ? s’enquit Neil en me voyant frissonner.
— Si je mets un vêtement de plus, je n’arriverai plus à escalader quoi que ce soit. »

Nous donnions déjà tous trois l’impression de faire deux fois notre poids, engoncés dans les vêtements les plus chauds que nous avions trouvés.

« Il fait presque noir, observa Peter. On devrait s’y remettre. Ça va aller, Stella ?
— Oui. Allez, on continue. »

Quelques jardins plus loin, il nous fallut marcher sur le toit d’une véranda en rylinium translucide. Ce verre amélioré était si résistant que nous pouvions nous tenir à trois dessus sans la moindre crainte, mais l’idée d’être plus visibles ainsi nous poussa à presser le pas autant que nous le pûmes. Le gigantesque pâté de maisons s’arrêta huit habitations plus loin. Par-delà cette palissade d’acier, une rue inconnue nous attendait. Plutôt que de nous y engager, nous entrâmes dans la demeure par la porte de derrière. Elle était remplie d’une odeur nauséabonde, celle d’un cadavre que nous n’avions aucune envie de découvrir. La clé magnétique était posée sur un meuble proche de la porte. Celle-ci disposait de son propre mini-générateur, de sorte qu’elle s’ouvrit malgré la coupure de courant.
La rue était plus vide encore que lorsque nous l’avions quittée pour nous réfugier dans cette ligne de maisons aisées. Neil s’arrêta un instant, le temps d’observer autour de lui.

« Par ici », murmura-t-il.

Nous traversâmes la chaussée criblée de trous et tournâmes à l’angle. Plus loin, il nous emmena dans un dédale de ruelles étroites, où nous avançâmes à découvert. L’idée qu’un Cuirassé soit trop large pour entrer ici nous rassura à peine.

« Est-ce qu’on est encore loin, vous croyez ? interrogeai-je les deux natifs à voix basse après avoir marché presque vingt minutes.
— On n’est jamais venus dans ce coin, même quand on vivait ici, répondit Peter en attardant son regard sur chaque fenêtre. C’était plutôt mal famé et… »

Nos cœurs s’arrêtèrent en même temps que notre marche. À l’étage d’une maison, un homme émacié nous fixait sans un mot. Puis une explosion retentit à quelques kilomètres et son visage s’effaça dans l’ombre. Les jambes de Neil se remirent en route.

« Méfions-nous. Si ce type a survécu, c’est qu’il n’est pas seul. Il doit rester un semblant de communauté ici. Si nous cherchons à entrer dans une maison, ils nous accueilleront les armes au poing. Contentons-nous de passer rapidement. »

D’autres habitants nous regardèrent passer en silence. Certains bougeaient leurs lèvres sans que nous n’entendions le moindre son. Tous avaient l’air affamés. Quelques semaines de plus et il ne resterait probablement plus personne dans ce bloc de bâtisses insalubres.

« En sortant d’ici, reprit Neil, on devrait en être à un peu moins des trois-quarts du chemin. »

Dépitée, je mordis mes lèvres gercées et sentis le goût du sang qui en coulait. Mon corps était à bout de forces et l’état de mes nerfs n’était guère meilleur.

Vingt-minutes plus tard, l’air devient plus froid. Nous approchions de la sortie de ce petit quartier et le vent, à nouveau, s’engouffrait dans ses veines resserrées.

La rue n’était plus très loin. Peter titubait et la douleur de mon mollet était revenue, plus forte encore. Neil s’arrêta. Par-delà les tirs constants et les explosions ponctuelles, il crut entendre un son. Un vrombissement.

Musique : Metro 2033 - Into Sunset
(cliquez pour écouter la musique)

Devant la ruelle passa un char. Non pas un char bipède et de forme humanoïde, comme le sont les Cuirassés, mais un blindé des plus classiques, roulant sur deux paires de chenilles presque silencieuses. Nous nous figeâmes en même temps. Le tank s’arrêta également.

« On se casse ! »

Je ne perdis pas de temps à essayer de deviner si cette voix déformée par la panique était celle de Neil ou de son frère. Le temps que ces trois mots parviennent à mon cerveau, le canon du véhicule s’était déjà tourné vers nous.
Je courus comme jamais je n’avais couru vers l’intersection la plus proche. Peter arriva avant moi et vira vers la gauche. Je fis de même. Nous nous jetâmes au sol dix mètres plus loin lorsqu’un son indistinct brûla nos oreilles. Moins d’une seconde plus tard, le sol au croisement des deux ruelles s’embrasa violemment. La neige rougit et fondit aussitôt avant de se creuser. Les fenêtres proches éclatèrent en mille morceaux et les murs s’affaissèrent jusqu’à s’écrouler, emportant avec eux plusieurs étages délabrés. Le point d’impact n’était plus qu’un amas de décombres rougis enfoncés dans le sol.

« Un… un canon à ondes… articula Peter, terrifié.
— C’est pas la dernière arme du Royaume, ça ? interrogea Neil. Ça voudrait dire…
— Ouais, c’est un ancien camarade, mais j’ai aucune envie d’aller lui faire la bise. On se casse ! »

Nouvelle déflagration. Une maison proche s’effondra en soulevant un nuage de poussières. Qui que ce soit le pilote du char, il avait visiblement envie de se servir de son arme. Nous courûmes vers le prochain croisement, mais le blindé fut plus rapide que nous. Il tira alors que nous n’étions plus qu’à quelques dizaines de mètres. Là encore, le sol s’affaissa brusquement et tout ce qui se trouvait dans le champ d’action des ondes se mit à fondre pour mieux s’abattre en son centre. Nous étions bloqués entre deux tas de décombres.

« Putain de merde ! pesta Peter.
— Il nous reste encore une échappatoire. »

Neil se précipita vers une porte proche et tenta de la forcer. Ni elle, ni la fenêtre ne daignèrent s’ouvrir. Le vrombissement atteignit nos oreilles une nouvelle fois. Puis ce fut un son différent, comme de lourds pas sur le sol, suivi d’un allumage de réacteurs.

« Non… oh non… me dites pas que… »

Peter n’acheva pas sa phrase. Neil fonça vers la porte voisine qui céda sous son épaule. Je tirai le soldat avec moi à l’intérieur. La dernière chose que je vis avant de m’enfoncer dans le salon, ce fut un Cuirassé perché sur le toit de la maison opposée.

Une explosion nous projeta au sol, mais nous ne restâmes pas longtemps sur le tapis. Nous traversâmes la maison jusqu’au mur opposé, mais il n’y avait pas le moindre échappatoire. La demeure était collée à une autre et ne donnait sur la rue que d’un seul côté.

« On fait quoi ?! paniquai-je.

Une autre explosion fit trembler la pièce et acheva d’arracher aux murs et aux meubles toute décoration qui n’était pas tombée au premier assaut. Le Cuirassé tentait manifestement de détruire le bâtiment pour nous avoir. Je me recroquevillai, la tête entre mes poings. Mon cœur battait trop vite. Mes pensées s’emmêlaient entre elles. Je pensai à mon père. À la fille mystérieuse qu’il avait rencontrée. Allais-je devenir une étoile, à ma mort ?

Neil saisit une chaise métallique à pleine mains et utilisa les forces qu’il lui restait pour frapper le mur avec. Une idée folle que suivit Peter. Tous deux s’acharnèrent avec autant de rage l’un que l’autre tandis que chaque missile détruisait une nouvelle cloison et ravageait une autre pièce. Le mur ne céda pas, pas même après trente coups de chaise. Tout au plus avaient-ils écaillé la peinture et entamé le plâtre qui gisait en-dessous.

Au cinquième missile, le mur de la chambre vola en éclats et nous vîmes, dans la ruelle, une forme humanoïde couverte d’acier, le bras pointé vers nous. Nous savions ce qui arriverait dans les quelque sept secondes qui suivraient, dès qu’un nouveau projectile serait chargé. Et parce que je le savais, j’eus alors une idée. Je pointai le doigt vers la porte à notre droite et hurlai :

« Vite ! Là-dedans ! »

Tous deux comprirent et se ruèrent comme moi dans ce qui s’avéra être une salle de bain. Le missile siffla et pulvérisa la chambre. Je m’écroulai au sol. Neil me releva en bougeant les lèvres, mais je n’entendis rien. Je touchai une oreille de la main et y sentis couler du sang. Peter se précipita dans la pièce que nous avions quittée à temps. La déflagration avait détruit le mur plus efficacement que mille assauts à coups de mobilier. Nous avions moins d’une dizaine de secondes pour nous précipiter par le trou ainsi creusé.

Mon corps avait oublié toute notion de fatigue. À chaque accélération, je courus plus vite qu’à la précédente. Celle-ci me conduisit en cinq secondes dans la maison adjacente, au milieu d’un salon qui bientôt se transformerait en ruines. Nous eûmes le temps de passer une porte, puis une autre tandis que le missile suivant traversait la première maison. L’explosion nous parut lointaine. Elle ne nous ralentit même pas. Neil enfonça la porte d’entrée et nous nous précipitâmes ensemble dehors. Jamais l’air froid ne nous avait semblé si bon. Libérés des obstacles de l’intérieur, nous courûmes vers la droite comme jamais nous n’avions couru. Derrière la rangée de maisons fraîchement quittée, nous entendîmes fuser les réacteurs du Cuirassé. Il atterrit avec un choc brutal sur le toit, puis fit quelques pas vers le bord. Lorsqu’il se pencha vers la ruelle, nous avions déjà refermé la porte derrière nous. Il n’avait aucun moyen de savoir dans quelle maison nous nous étions cette fois-ci retranchés.

Nous patientâmes assis dans une pièce sombre, au fond de l’habitation. Chacun de ses pas au-dessus de nous faisait tomber quelques grains de poussière. Sans doute s’aperçut-t-il qu’il avait déjà dépensé trop de munitions sur de simples civils. Nous l’entendîmes rôder cinq à dix minutes sur les toits avant de faire demi-tour. Mon sac était déchiré et la moitié de son contenu était introuvable. Au moins me restait-il la lampe-torche à piles solaires. Je l’allumai.

« On… on est encore en vie… ? s’étonna Neil sitôt le rayon jailli.
— Plus ou moins, répondis-je en massant mes jambes sur le point de se détacher de mon corps.
— Qu’est-ce que vous diriez d’un peu de repos ? Pas grand-chose, une heure ou un peu plus. Si on continue sur ce rythme-là, on va tomber de fatigue.
— Je ne dirais pas non à une petite pause, soufflai-je, épuisée.
— Qu’est-ce que tu en penses, Peter ? Peter ?
— Attendez, j’ai…
— Merde, Peter… ! »

Mon beau-frère n’avait pas été aussi rapide que nous. Une des explosions avait carbonisé les vêtements qui lui couvraient le dos et brûlé sa peau. Il grimaça de douleur lorsque Neil y posa le doigt.

« Je… je peux pas sortir dans cet état… Mes fringues sont foutues…
— On va t’en chercher d’autres, le rassurai-je.
— Et après ? Vous imaginez pas à quel point ça fait mal. J’vais avoir du mal à courir. Vous devriez me laisser là. »

Il s’en fallut de peu pour que je le gifle. La seule idée d’abandonner Peter après avoir laissé les retraités derrière nous… Neil se pressa hors de la pièce pour en ramener une trousse de premiers soins. Par chance, nous y trouvâmes des pansements anti-brûlures, mais ils n’étaient pas adaptés à la taille de sa blessure. À mon tour, je sortis affronter l’obscurité de la maison et revins peu après avec des vêtements glanés au hasard. Seule une poignée d’entre eux était à sa taille, mais au moins semblaient-ils suffisamment épais pour qu’il puisse affronter les basses températures de l’extérieur.

« Arrêtez ça… de toute façon, j’vais vous ralentir et on se fera tous tuer à cause de moi… »
Neil parvint à trouver quelques boîtes de conserve pour nos estomacs vides. Notre groupe avait plus que jamais besoin de repos, mais nous savions également que Peter risquait gros si nous ne nous dépêchions pas de rejoindre un camp de réfugiés. Si tant est qu’un camp fût installé là où nous nous dirigions.

« Merci… vraiment… merci… » finit par murmurer Peter.

Personne ne répondit quoi que ce soit. Nous étions trop occupés à prendre notre repas, le premier depuis des jours.

C’est au prix d’un long, trop long détour que notre groupe émergea du quartier. Cette fois-ci, l’axe sur lequel débouchait la ruelle avait l’air vide. Nous nous approchâmes avec mille précautions. Neil, sans se risquer hors de l’allée, inspecta attentivement à gauche et à droite. Sa tête se figea. Lorsqu’il la tourna vers nous, ses sourcils étaient froncés.

« Des cadavres au milieu de la rue. Éparpillés à plusieurs mètres de distance.
— Tu crois que ce serait… ?
— Un sniper. Peut-être.
— Alors si on traverse… commençai-je.
— C’est un risque qu’on va devoir prendre. Rien ne dit que la voie sera plus sûre si on perd encore trois-quarts d’heure dans ce labyrinthe.
— Alors ça passe ou ça casse, grommela Peter entre ses dents.
— Ça va aller. Mais il faut qu’on fonce tous les trois en même temps. S’il y a un tireur d’élite, il aura moins le temps pour tirer que si on passe les uns après les autres.
— D’accord… Peter, tu te sens prêt ?
— Chaud comme la braise », sourit-il en essuyant une goutte de sueur qui coulait sur son front.

Neil se pencha vers l’avant. Nous fîmes de même. Aucun tir ni explosion ne résonnaient, et je pouvais presque entendre le battement des deux cœurs qui accompagnaient le mien. Puis Neil fléchit les genoux.

« Trois… deux… un… »

Il s’élança et je suivis de près. La douleur frappa à nouveau mon mollet sans me ralentir. Je regardai droit devant moi, vers une voiture oubliée sur le bord du trottoir. Chaque pas me rapprochait d’elle en même temps qu’il augmentait les risques d’un tir. Je m’y attendais qu’il me semblait déjà l’entendre, comme par anticipation. S’il résonnait, je tomberais dans la seconde. Moi ou bien Neil. Ou Peter. Nous suivait-il ? Je ne pouvais tourner la tête, mais tendis l’oreille pour percevoir, par-delà mon souffle rauque, celui de ses pas contre le sol.

La voiture me fonça dessus. Ou plutôt, je fondis sur la voiture sans même m’apercevoir de ma vitesse. Je parvins malgré tout à la contourner et à me réfugier de l’autre côté du véhicule. Neil m’y avait devancé. Je me permis enfin de pivoter mon cou. Au moment précis où Peter s’écroulait. Je n’avais pourtant rien entendu. Un sniper silencieux ? Mon beau-frère releva un visage ruisselant. Il prit appui sur ses bras, serra les dents, et tenta de se hisser sur ses jambes. Sans succès. Neil se précipita vers lui.

Je n’eus pas la force de le retenir. Je ne pensais plus qu’au tir imminent. Mon ouïe était tant sollicitée que ma vue se brouilla. Lorsque Neil se rua sur le trottoir en traînant son frère haletant, je crus distinguer un trou rougeâtre sur son épaule, mais ce n’était qu’une illusion causée par les ténèbres, la détresse et la fatigue. Nous nous serrâmes les uns contre les autres derrière la voiture. En admettant que nous puissions y entrer pour nous envoler, quelle distance aurions-nous pu parcourir avant d’être abattus ? Je préférais ne pas y penser.

« On dirait… que les snipers aussi… doivent dormir… de temps en temps… » articula Peter, dont le souffle fragmenté nous inquiéta.
— Est-ce que ça va, petit frère ?
— Merde, je vous… vous avais dit que je vous ralentirais… Si un type avait surveillé la rue… tu serais mort avec moi… crétin… »

Neil sourit et le serra contre lui. Je scrutais les alentours. Le silence était tombé sur la ville aussi brutalement qu’un obus. Ce qui était la norme quelques semaines plus tôt m’inquiéta soudain. L’arrêt nocturne des combats était-il pourtant si étrange ? Peter parvint à se relever, et prenant appui sur mon épaule et sur celle de son frère aîné, il marcha avec nous vers la rue voisine. Celle-ci avait connu la guerre de trop près : la moitié des façades des bâtiments s’était détachée pour s’amonceler au centre de la chaussée. La neige couvrant les débris témoignait des mois qui s’étaient écoulés depuis les affrontements. Au moins pouvions-nous cette fois-ci progresser à couvert

Mais ce champ de bataille rectiligne ne dissimula notre avancée que sur poignée de kilomètres. Au sixième croisement, la route redevenait dégagée, vaste, et effroyablement dangereuse. Peter avait insisté pour marcher seul, mais son rythme s’était ralenti.

Le son d’un moteur nous parvint bientôt. Par chance, nous n’avions pas encore quitté le chemin formé par les murs effondrés. Tous trois cachés derrière un pan de béton orphelin, nous prîmes notre mal en patience. Un camion passa de la gauche vers la droite, en ligne droite. Puis un autre. Un troisième roula derrière. Nous attendîmes que le calme oppressant revienne et quittâmes notre cachette.

« Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Neil, il faut continuer en face, mais… si quelqu’un arrive…
— On doit prendre le risque… répliquai-je. Il n’y a aucun jardin dans cette rue, et vu l’état de Peter, on ne doit pas traîner. »

Ce dernier marmonna quelque chose d’incompréhensible. Je passai mon bras autour de sa taille et fis signe à Neil pour qu’il m’aide à le porter. Les camions ne revinrent pas. Le silence nous accompagnait toujours. Peter tremblait de plus en plus entre nous. Sa plaie s’était infectée.

Aucun Cuirassé, aucun char, aucun tireur d’élite ni aucun camion ne nous gêna dans notre marche. Ce segment de rue n’était probablement pas aussi stratégique que d’autres. Deux, quatre, six kilomètres passèrent dans un silence complet auquel je ne m’étais toujours pas habituée. La sortie n’était plus très loin. Les maisons laissaient place à un nombre croissant de chantiers interrompus. Je ne sentais plus la moindre douleur dans mes jambes. Je ne sentais même plus rien. Mes muscles fonctionnaient tout seuls et j’aurais été bien en peine de les arrêter s’il l’avait fallu.

À mesure que nous marchions, la rue n’était plus bordée que par des immeubles inachevés. Partout, de grandes pancartes vantaient les mérites de constructions à venir. Avancer devint plus difficile. Le chemin était en pente douce. Peter trébucha à plusieurs reprises. Chaque fois, nous l’aidâmes à se remettre sur ses jambes et poursuivîmes sans un bruit. Même les chantiers se raréfièrent. La neige, que nous entrevoyions à perte de vue derrière les poutres solitaires, s’éclaircissait. Au-dessus de nous, les étoiles, peu à peu, s’évanouissaient. La nuit touchait à sa fin. Neil s’arrêta et tourna les talons.
« Oh nom de… »
Je fis volte-face à mon tour. D’ici, nous pouvions voir toute la ville. Ou ce qu’il en restait. Je devinai l’emplacement de la maison de retraite, proche du parc et de son dôme brisé. Aussi difficile que ce fut à concevoir, notre quartier avait été presque épargné par les combats, si on le comparait au centre-ville ravagé. Plus un seul bâtiment n’y tenait debout. Peter se mit à sangloter. Leur ville natale était défigurée.

Le silence ne dura pas. Un sifflement perça l’air jusqu’à nous. Un objet, lancé à pleine vitesse au-dessus de la capitale, brilla d’un éclat rouge. Puis il retomba dans un arc de cercle et une lumière intense nous aveugla. Le bruit vint ensuite, tonitruant, faisant vibrer chaque fibre de nos corps.

Lorsque nous rouvrîmes les yeux, le parc avait disparu.

Tout comme la pension.

Mon corps fut plus rapide à réagir que mon cerveau. Mes jambes glissèrent sous mon poids. J’ouvris la bouche. La refermai. La rouvris encore sans savoir que dire, mais ne pus finalement prononcer le moindre son. Je clignai plusieurs fois des yeux, priant à chaque lever de rideau pour que la vision précédente soit une illusion.

Neil ne s’approcha pas de moi pour me consoler. Il ne posa pas la main sur mon épaule, et ne me prit pas dans ses bras. Il était paralysé. Les yeux rivés sur ce qui fut notre foyer quatre mois durant. Ce qui n’était plus à présent qu’un champ de ruine carbonisé.

Je vis Holly errant dans un couloir, à la recherche de la chambre qu’elle occupait dans une autre vie.

Je vis Angel guettant à travers une barricade, à l’affut, distillant entre deux coups d’œil un conseil de survie.

Je vis Marta enlacer Peter entre ses bras robustes puis éclater de rire.

Je vis Agatha assise près du poêle, un livre sur les genoux, et son sourire paisible.

Je vis Barry arpentant une maison vide, cherchant avec précaution le moindre objet utile.

Je vis Tristan ronflant paisiblement sur son fauteuil attitré, les mains jointes sur son ventre.

Je vis Silver sur un banc, dans la cour extérieur, m’écoutant parler des étoiles.

Et ce faisant, je n’espérais qu’une chose. Qu’ils n’aient pas souffert.

Peter pleurait plus fort que moi. Neil, lui, parvenait à rester silencieux. J’avais froid, terriblement froid. Et faim. J’étais si fatiguée. J’étais incapable de me relever. De poursuivre la route. La mienne s’arrêtait ici.

Je vis mon père, celui que j’avais vu sur tant de photographies, me souriant à travers les décennies passées en son absence.

Je vis Zomeis, du moins la Zomeis que je m’étais toujours imaginée, une jeune fille au teint mat dont les cheveux étoilés ondulaient sous les caresses du vent.

Mes larmes ne s’arrêtaient pas, m’aveuglaient même. Neil m’étreignit enfin. Je n’avais pas la force de continuer. Pourtant, même Peter réussit à se relever. Par je-ne-sais-quel miracle, j’y parvins à mon tour. Je levai les yeux. Les étoiles fuyaient sous le jour naissant. Était-ce ainsi que mon père veillait sur moi ? Je me sentais stupide, toujours plus stupide de croire à de telles inepties.

Neil m’appela. Je titubais jusqu’à lui. Nous continuâmes à grimper la route. Jusqu’à ce que cesse la montée. Nous vîmes alors un autre paysage. Un champ de neige immaculé. Presque vierge.

Sauf à l’endroit où était installé un camp de réfugiés.

De nouvelles larmes coulèrent.

Partager cette nouvelle
Facebooktwittergoogle_plus

Suivez Scriturgie
Facebooktwitter