22 juin 2015

S. I. B. I. L

 

Date : Juin 2013
Longueur : 10 627 mots (19 pages Word)
Lorsque Joyce Hatma quitte le Kenya en 2083 pour retrouver ses racines américaines à New York, elle y découvre S. I. B. I. L, la machine pouvant prédire la future carrière professionnelle de chacun. Les futurs enseignants, avocats ou politiciens sont repérés dès l’enfance et leur éducation s’en trouve facilitée. La jeune Africaine découvre les prouesses et contradictions de cette autre société. Elle ne s’attend pourtant pas à vivre pendant son séjour l’entrée brutale dans le XXIIe siècle.

 

 

Sitôt passée la porte, la lumière se fait éblouissante. Joyce grimace en plissant les yeux. Elle a dormi pendant tout le voyage avec un cache-yeux, mais le moment est mal choisi pour s’accoutumer en douceur à la clarté de midi. En réponse aux grognements qui s’élèvent dans son dos, elle se presse de libérer le petit escalier, puis prend quelque secondes pour observer les environs. Un avion de China Airlines, à quelques centaines de mètres, s’apprête à prendre son envol tandis qu’en l’air, un Airbus A460 — reconnaissable à sa taille imposante — est sur le point de se poser. Le ciel new-yorkais est aussi bleu et dénué de nuages que celui de Nairobi, qu’elle a quitté voilà sept heures. Du Boeing 847 qui l’a amenée sur le sol américain s’écoule un flot ininterrompu de passagers aux traits marqués par la fatigue, auxquels elle finit par se joindre. La longue file piétine le goudron vieux d’un siècle jusqu’au terminal, où la cacophonie des passagers et des haut-parleurs est un faible prix à payer pour bénéficier d’une lumière moins aveuglante qu’au dehors.

Au milieu des passagers, Joyce se dresse sur la pointe des pieds pour scruter les alentours à la recherche d’une pancarte à son nom, mais n’en trouve pas. Elle suit le troupeau jusqu’au tapis roulant puis soulève avec peine sa lourde valise, qu’elle pose à terre dans un fracas qui fait sursauter ses voisins. La poignée télescopique s’allonge à l’approche de son bras et elle se dirige vers la sortie, les sens en alerte, en quête de son futur hôte. Mue par son intuition, elle se faufile entre les passants jusqu’à un trentenaire près des toilettes, mais le « Lyla Milford » qui orne son écriteau lui indique qu’elle est sur la mauvaise piste. Elle soupire, puis se retourne et avance en jetant un nouveau regard circulaire. Un autre homme, conforme à la description, se tient debout près de la borne de journaux digitaux. Le panneau qu’il brandit est illisible de là où elle se trouve, mais une dizaine de mètres plus près, elle parvient à en déchiffrer le contenu : « Joyce Hatma »

En dessous se trouve son cousin : cheveux bruns, yeux bleus, un visage assez quelconque. Il lui sourit en baissant la pancarte puis vient à sa rencontre, mais la jeune femme parle la première :

«  Stanley Trap, c’est ça ?

— Tout juste. »

Et à mesure qu’ils se frayent un chemin au milieu de la foule, leur conversation se poursuit malgré le brouhaha.

« Tu m’as attendue longtemps ?

— Un peu moins de dix minutes.

— Désolée.

— J’ai essayé de te joindre juste avant que t’arrives. T’es sûre que tu m’as donné le bon numéro quand on s’est contactés ? »

Joyce plonge la main dans sa poche avant d’en sortir son téléphone, un vieux modèle de Yaden, le géant Indien qui depuis trente ans domine le marché de l’électronique. L’appareil lévite jusqu’à se trouver devant ses yeux. Sur l’écran ovale, un message s’affiche en lettres blanches : «Vous avez raté un appel à 12 : 39 le 14/06/2083. Il s’agit de la troisième fois cette semaine. Le volume de la sonnerie a été augmenté ». Avec un sourire gêné, l’étrangère enfouit son téléphone dans sa poche en s’excusant :

« Désolée, j’ai pas entendu la sonnerie avec tout ce bruit…

— Vous avez pas de vibreurs auriculaires, au Kenya ?

— Si, j’ai même essayé pendant quelques semaines, mais j’ai jamais pu m’y faire. À chaque fois que le lobe de mon oreille vibrait, je faisais un bond. J’ai cassé deux assiettes à cause de ça.

— C’est une question d’habitude. »

En sortant du bâtiment, Joyce est obligée de se servir de sa main comme visière pour ne pas être aveuglée. Stanley la conduit jusqu’à sa voiture, une Ford Eagle bleue, et l’aide à y déposer sa lourde valise. Ils prennent alors place dans le véhicule et, sitôt les portes verticales repliées, le trentenaire appuie sur un bouton en forme de petit maison, qui s’éclaire d’une lueur verte. La seconde qui suit, le moteur électrique démarre et la voiture s’élève de neuf mètres avant de se mettre toute seule en route.

« Vous avez combien de voies, ici ?

— Cinq. La plus basse est à quatre mètres de hauteur, la plus haute à quinze, mais c’est vraiment pour les trajets très courts ou très longs. En général, on utilise les trois autres.

— Dans mon pays, on n’en a que trois. La plupart du temps, c’est suffisant.

— Dis-toi qu’en Chine, ils en ont huit.

— J’ai entendu dire qu’ils allaient en avoir une neuvième. »

Le silence qui suit dure une quinzaine de secondes avant d’être troublé par la radio, qu’allume Stanley en réglant sur sa station fétiche.

«  Là-dessus, ils passent que des tubes des années 40. On savait faire de la bonne musique, à l’époque… »

Une minute passe, au cours de laquelle une chanteuse française se lamente sur son bien-aimé, un soldat allemand mort au cours de la Troisième Guerre Mondiale.

«  Parle-moi de toi.

— Hein ?

— Je vais vivre à tes côtés pendant plusieurs jours. Autant que je te connaisse un peu, non ?

— Y a pas grand-chose à dire… Je suis né et j’ai grandi dans le Maine, mais j’ai trouvé un boulot ici, alors je suis resté. New York est une vieille ville un peu sur le déclin, mais la vie y reste quand même agréable.

— Qu’est-ce que c’est comme travail ?

— Je bosse au service après-vente d’Eleps. Pour faire simple, je passe mes journées à réparer des holoviseurs qui déconnent.

— Et ça te plaît ?

— Disons que je m’en accommode. C’est ça ou le chômage. »

La discussion s’arrêta là, et chacun regarde par la fenêtre de son côté tandis que les enceintes crachent pour la seconde fois le refrain de la chanson.

« J’ai cru à ton retour, mon amour, mon amour,

J’ai prié, j’ai pleuré, mais Dieu est resté sourd. »

            Le paysage qui défile lui rappelle les films avec lesquels elle a grandi. Cette culture l’a nourrie pendant vingt-cinq ans, sous l’œil bienveillant de son père, américano-kenyan, dont la mère est venue vivre à Mombasa en 2006. Elle n’a surpris personne à l’annonce de son voyage aux États-Unis : n’importe qui l’ayant fréquenté plus d’une semaine y avait une idée de l’intérêt qu’elle portait à la terre de ses ancêtres.

« Après la longue bataille de Téhéran

Plus rien, plus rien ne sera jamais comme avant. »

Les gratte-ciels se succèdent les uns aux autres, neufs ou vieux. L’espace d’une seconde, il lui semble apercevoir le New World Trade Center, les fameuses tours reconstruites, réputées pour être les plus solides jamais bâties ; mais la vue lui est bientôt cachée par un immense cinéma s’élevant sur plusieurs étages.

« Te souviens-tu lorsque tu me prenais la main ?

Nous espérions tous deux de meilleurs lendemains. »

Joyce s’arrache à ce spectacle et sort une nouvelle fois son téléphone. Un message manqué de Jonah. Elle le consulte sans attendre : « Ça y est ? T’es arrivée ? ». Quelques secondes suffisent pour lui répondre : « À l’instant. C’est impressionnant, on se croirait dans un film de Woodham 🙂  ». Son frère jumeau ne tarde pas à répliquer, à son tour : « Fais-moi une petite place, j’monte dans l’avion illico 😛 ». La jeune femme sourit et range son appareil.

« Et je t’ai attendu, mon amour, tout l’hiver,

J’ai vu lentement passer l’hiver nucléaire.  »

 Elle s’apprête à regarder une nouvelle fois par la fenêtre lorsque son cousin éloigné prend la parole :

«  Alors comme ça, vous allez bientôt avoir S.I.B.I.L, vous aussi ?

— C’est prévu pour l’an prochain, comme au Nigéria, en Afrique du Sud, en Algérie, et en Égypte. Y a aussi un sixième pays, mais je sais plus lequel… peut-être la Cyrénaïque. Enfin, la Libye de l’Est, comme vous l’appelez.

— Il faudra du temps pour que ça s’implante aussi bien qu’ici ou qu’en Europe, mais vous allez voir, c’est génial.

— Mouais.

— T’es pas convaincue ?

— J’en vois juste pas l’intérêt.

— C’est un vrai bijou de technologie ! Moi, je pense qu’on est tous sur Terre pour accomplir quelque chose. Je parle pas d’une mission divine, ou de quoi que ce soit du genre, mais… enfin tout le monde a un talent, une spécialité, quelque chose à faire pour contribuer au monde, et grâce à S.I.B.I.L, on peut prédire ça dès l’enfance et faciliter le parcours de chacun pour qu’il finisse par apporter quelque chose à la société. Ça t’impressionne pas, toi ?

— Si, c’est plutôt bien conçu, mais c’est pas absolument vital, quoi. On peut vivre sans. »

Son interlocuteur sourit, amusé par la remarque qu’il juge naïve, puis lance d’un ton moqueur :

«  On peut vivre sans l’électricité et sans Internet ni Supranet, aussi. »

En l’absence d’une répondre appropriée à l’agent publicitaire qui s’ignore, elle se contente de sourire, puis retourne à sa contemplation du paysage urbain tandis que la radio passe une seconde chanson, dans laquelle un homme découvre que sa petite-amie le trompe avec son robot ménager, un bien meilleur coup que lui. Ce n’est que cinq minutes plus tard que la voiture volante ralentit enfin pour entrer dans le vaste garage, avant de se poser délicatement sur la place de parking qui lui est attribuée.

Chacun sort ensuite du véhicule, et le jeune homme mène la marche vers l’issue. Il sort une carte, la fait glisser sur un appareil, tape un code, puis entre dans le hall aux murs couleur ocre, qu’il traverse d’un pas nonchalant en direction de l’ascenseur. Ce dernier monte au douzième étage en quelques secondes à peine, avant de s’ouvrir sur un corridor bleu. Joyce marche une fois encore sur les pas de son hôte, attend qu’il passe sa carte devant la serrure magnétique de l’appartement L16, puis passe la porte après qu’il se soit écarté pour la laisser entrer la première.

La décoration est plutôt sobre : outre quelques affiches de vieux films accrochées çà et là, plusieurs plantes vertes contrastent avec le papier peint beige. Perpendiculaire à la fenêtre, la banquette prend une place considérable dans le petit salon, lequel est en outre équipé d’une table basse, d’un holoviseur, d’un lecteur de datacubes, et même d’une console de jeux. Sur l’étagère qui jouxte l’entrée, une vieille télévision trône, obsolète.

« Cette porte là mène à ma chambre. Si tu veux de la lecture, y a une petite bibliothèque. Bon, j’ai beaucoup moins de livres que sur ma liseuse, évidemment, mais si tu t’ennuies, ça pourrait valoir le coup d’œil.

— C’est bon à savoir. Je dors sur la banquette ?

— Elle est plutôt confortable quand on la déplie. Sinon, pour les toilettes et la salle de bain, c’est cette porte. Oh, et là c’est la cuisine. Par contre, si t’as un petit creux, méfie-toi, j’ai configuré le frigo en mode « Régime » depuis une semaine, alors si tu prends quelque chose de trop gras, il sera pas tendre avec toi.

— C’est noté. »

Ce disant, elle s’assoit lourdement sur le canapé et pousse un soupir de soulagement à l’idée de se reposer un peu. Son cousin, toujours debout, esquisse un sourire :

« Pas trop fatiguée ?

— Un peu, mais je devrais pouvoir tenir jusqu’à ce soir.

— Je dois aller faire des courses. D’habitude, je commande en ligne, mais en ce moment, les livreurs sont en grève. J’en aurai pour un peu plus d’une heure. Si tu veux faire une sieste, hésite pas.

— Est-ce que je peux prendre une douche vite fait ?

— Évidemment. Et puis si tu veux aller faire un tour, y a un double de ma clé magnétique dans le panier, sur la table de la cuisine. Le code de l’immeuble, c’est 8526.

— Merci. »

Sitôt l’autochtone sorti, Joyce se lève et se dirige vers la salle de bain. Une fois déshabillée et entrée dans la cabine automatisée, elle se retrouve alors perdue devant une multitude de boutons, bien plus nombreux que dans son pays natal. Jets latéraux, choix du décor des parois ou de la musique d’ambiance, ce ne sont pas les options qui manquent. Hésitante, elle presse un bouton qui semble correspondre à un réglage classique, mais pousse aussitôt un cri lorsque l’eau glacée se met à couler le long de sa nuque. Acculée contre la paroi pour éviter la douche froide, il lui faut une trentaine de secondes pour régler la température à un niveau plus supportable.

Une fois propre et rhabillée, la jeune femme se rend compte qu’elle n’a rien avalé depuis au moins huit heures. En ouvrant le frigidaire, elle comprend mieux la nécessité de le réapprovisionner. Elle s’empare sans honte d’un pot de mousse au chocolat esseulé, puis referme la porte de l’appareil avant de sursauter en entendant une voix digitale sourde lui crier « TU TROUVES PAS QUE T’AS ASSEZ DE GRAS COMME ÇA ?! ». Son goûter dégusté sans la moindre honte, Joyce met alors ses chaussures, emprunte la copie de la clé magnétique, tâte ses poches pour vérifier la présence de son Yaden et de son portefeuille, puis sort de l’appartement en chantonnant l’air que la radio diffusait un peu plus tôt.

À peine sortie de l’immeuble, Joyce est aussitôt assaillie par une multitude d’odeurs. La première qui se fraie un chemin jusqu’à ses narines, et pas la moindre, est celle des poubelles qui débordent à six mètres de la porte. Intriguée, elle interroge un passant dans la fleur de l’âge pour connaître la raison de cette abondance de déchets. L’étrangère apprend ainsi que la ville, depuis une dizaine d’années, manque cruellement d’éboueurs. Sa curiosité, loin d’être satisfaite, n’en est que plus affutée.

«  Comment ça se fait qu’ils manquent autant de main d’œuvre ? J’ai pourtant entendu dire que le chômage était plutôt élevé, dans ce pays.

— Ben personne a envie de ce genre de travail. C’est dégradant, quoi. Si on pouvait, on laisserait les machines le faire, mais on évite ça depuis le grand black-out de 2046.

— Oui, enfin quand on n’a pas le choix, un travail est un travail…

— Vous êtes pas d’ici, pas vrai ? Pour faire simple, quand S.I.B.I.L prédit, à huit ans, que vous allez devenir facteur, même si vous galérez à dégoter un boulot, ça la fout mal d’aller voir ailleurs. C’est jamais bien vu de faire autre chose que ce qui est prévu.

— Beaucoup de monde le font ?

— Nan, pas vraiment. Le problème, c’est que ça fausse les résultats. Ces gens-là, c’est des individualistes. On les appelle « Les Ingrats » Ils font que suivre leurs petits caprices égoïstes. C’est bien la peine que nos impôts servent à payer leur formation, tiens.

— Moi, je trouve ça plutôt normal que certains veuillent faire leurs propres choix…

— Écoutez, je veux pas entrer dans ce débat. Je vous ai répondu pour les poubelles, alors vous devriez vous estimer heureuse. Maintenant foutez-moi la paix. »

Sur ces mots crachés à toute vitesse, l’inconnu s’éloigne d’un pas pressé, laissant clouée sur place une Joyce décontenancée. Cet homme paraissait sympathique au premier abord, mais la remarque qu’elle a innocemment formulée semble l’avoir piqué à vif. Tentant en vain de chasser cette conversation de son esprit, la jeune femme se met en route – sans connaître sa destination – et observe les immeubles autant que les autochtones. Ici une femme en tailleur, dans une conversation passionnée au téléphone, là un groupe de jeunes les mains dans les poches, de ce côté un vieil homme marchant à petits pas ralentis… Elle prend un malin plaisir à dévisager les New-Yorkais, à surprendre une fraction de leur vie à travers un geste, un mot, une démarche, et à s’en servir pour reconstituer toute la société américaine. Toutefois, la déception la gagne bien vite : en fin de compte, l’attitude de l’individu lambda ne diffère que peu de celle de ses compatriotes. On parle beaucoup du choc des cultures, mais la réalité est bien moins exotique que prévue.

La touriste songe une nouvelle fois à son précédent interlocuteur, à ses sourcils qui se sont froncés en un éclair, et se demande si tous les habitants de cette ville sont aussi susceptibles si l’on égratigne un peu la surface qu’ils laissent apparaître au tout-venant. Cependant, elle balaie cette question en se rappelant qu’elle n’est pas venue pour dresser un portrait sociologique de l’Américain moyen. À vrai dire, ce dont elle a envie, c’est d’aller boire  un café quelque part, n’importe où. Avec du monde, de préférence. Rester seule dans un appartement vide à attendre le retour de Stanley ne la tente guère. Dans une famille aussi nombreuse que la sienne, elle était rarement seule en grandissant, et même après avoir trouvé du travail dans un magasin de vêtements, elle n’a pas profité de son émancipation pour s’isoler : suite à sa première et dernière collocation qui a mal fini, elle vit en concubinage avec sa petite amie depuis un an et demi.

Après avoir erré pendant près de dix minutes en laissant ses jambes agir sans l’aval de son cerveau, Joyce aperçoit un Starbucks à l’autre bout de la rue. La multinationale est en plein naufrage depuis son rachat par Fangsong-Bei il y a trente-deux ans ; et la crise qu’a subi le géant Chinois l’année dernière n’a pas arrangé les choses. Quelques morceaux épars de sa carcasse continuent cependant à vivoter  ici et là, attirant les nostalgiques comme les originaux. De ce fait, l’Africaine n’est que peu surprise en constatant à son entrée que la moyenne d’âge des clients dépasse le demi-siècle. L’arrivée de cette chair fraîche ne passe pas inaperçue, et bien des regards se tournent vers la nouvelle venue. Si les vieux habitués ne risquent pas plus d’un bref coup d’œil ; ce n’est pas le cas des plus jeunes, heureux de pouvoir trouver une de leurs semblables dans un lieu qui n’est plus que l’ombre de lui-même. L’un d’eux pousse même l’audace jusqu’à l’aborder sitôt qu’elle s’est installée avec son noir breuvage.

«  Salut, je peux m’asseoir ?

— Oui, pourquoi pas. »

L’intrus saisit la haute chaise et s’installe en ne la quittant pas du regard. Ses intentions sont limpides, mais le malheureux est mal tombé. Elle sirote sa première gorgée tandis que l’autre la dévore des yeux avant de brusquement rompre le silence :

«  Tu sais, j’ai toujours eu un faible pour les blacks. »

Cette entrée en matière désastreuse la prend de court, si bien que tout le café stagnant dans sa bouche se retrouvé expulsé sur la surface de la table ronde. L’inconnu n’en perd pas son sourire pour autant, et poursuit son approche :

«  J’ai réussi à te faire rire, on dirait ! Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?

— Vendeuse dans un Pat & Ted à Nairobi.

— Ah ! J’ai toujours rêvé d’aller en Afrique du Sud ! »

Cette fois-ci, la Kenyane parvient malgré de laborieux efforts à garder son calme. Elle se risque même à boire une seconde rasade en se promettant de ne pas la recracher quoique débite son interlocuteur. Ce dernier reste muet et continue à la fixer ; ce n’est qu’après quelques secondes que la jeune femme comprend que c’est à elle de parler.

«  Euh… et toi ? Tu fais quoi ?

— Oh, je cherche du boulot, moi.

— Dans un secteur en particulier ?

— Ouais, dans la conception de nano-machines. Enfin le problème, c’est que c’est un peu bouché, en fait. »

Impossible pour Joyce de ne pas se remémorer, l’espace d’une seconde,  sa précédente discussion sur le trottoir. Il lui vient alors l’idée délicieusement cruelle, afin de sonder son prétendant, de déplacer le sujet du tête-à-tête vers ce fameux ordinateur qui dicte la vie de chacun. Le visage rieur, elle l’interroge avec une pointe de défi dans la voix.

« Pourquoi ne pas chercher ailleurs, si c’est coincé ?

— Oh, c’est pas l’envie qui me manque, mais j’ai moyennement envie que mes parents me déshéritent ! »

Ce disant, il se fend d’un large sourire alors que celui de la jeune femme s’estompe d’un seul coup. Si l’homme qui l’a abordée n’a toujours pas gagné sa sympathie, il s’est du moins attiré sa pitié. Bien sûr, même dans sa contrée lointaine, de nombreux parents forcent leurs progénitures à suivre un chemin tout tracé ; mais d’après ce qu’elle a pu entendre depuis son arrivée, il semblerait qu’ici, S.I.B.I.L ne soit pas étranger à cette façon de pensée.

«  Ça a pas l’air d’aller. Y a quelque chose que j’aurais pas dû dire ?

— Je voudrais juste savoir… qu’est-ce que t’aurais fait, si on t’avait laissé le choix ? »

L’homme réfléchit, le regard perdu pendant un court instant, puis revient à lui pour répondre :

« Je voulais être astronaute. Mon rêve, quand j’étais gosse, c’était d’aller sur la base lunaire. Et puis je mourais d’envie de poser le pied sur Mars, aussi, mais les Chinois ont été un peu plus rapides que moi…

— Tu crois que ça aurait été possible si on t’avait laissé faire ?

— Je sais pas. Je pense pas. C’est pas donné à tout le monde quand même. J’aurais bien aimé essayé, cela dit. C’est ça le problème : ils ont tellement peur qu’on se plante en tentant notre chance nous-mêmes qu’ils nous forcent à suivre les prédictions de S.I.B.I.L. Parce qu’ils savent qu’au moins, avec lui, on peut pas se tromper.

— Et pourtant, ça a pas l’air de si bien marcher.

– Ha ha, c’est vrai… Enfin au moins, je peux  vivre avec mon allocation chômage. Si je devenais un Ingrat, je pourrais dire adieu à toutes mes aides sociales. »

Le silence qui s’ensuit laisse largement le temps à l’Africaine de terminer son café. Elle pensait jusqu’à maintenant que le comportement des Américains vis-à-vis de leurs choix professionnels ne résultait que d’une confiance excessive dans ce superordinateur, mais il semble que les racines de cette attitude soient bien plus profondes, ancrées au cœur même de la société occidentale. Le soupirant la tire de ses pensées en avançant une main hasardeuse sur la table. Un bref coup d’œil suffit à en deviner le contenu : un petit bout de papier sur lequel des chiffres ont été griffonnés.

« C’est mon numéro de téléphone. Si jamais un jour, tu…

— J’ai déjà quelqu’un, en fait.

— Oh. »

Un nouveau silence s’impose, plus pesant encore que le précédent, mais le jeune homme y met un terme en s’excusant de son approche. Un sourire gêné aux lèvres, il se lève alors de sa chaise, souhaite une journée à l’étrangère, puis s’éloigne d’un pas honteux. Plutôt que de sortir de suite, Joyce profite d’être enfin seule pour observer les autres clients du bar. Un groupe d’adolescentes attend bruyamment dans la file des clients en ne tarissant pas de critiques sur l’établissement désuet. Après quelques instants, elles finissent par en sortir avec la ferme intention, d’après leurs piaillements, de se rendre chez un concurrent un peu plus à la mode. Une minute plus tard, c’est au tour de la cliente à la peau d’ébène de s’en aller, en prenant le morceau de papier pour le jeter dans la première poubelle qu’elle trouvera. Éblouie par le soleil, il lui faut quelques secondes pour retrouver son chemin, après quoi elle se met en route vers l’appartement de Stanley. Ce dernier se tient d’ailleurs dans le hall, devant l’ascenseur avec ses sacs de course. Elle l’appelle, et tous deux montent dans la cage métallique qui les amène à l’étage désiré.

L’après-midi se poursuit puis s’achève devant l’holoviseur, où l’une des principales chaînes publiques passe  plusieurs court-métrages en noir et blanc, datant des prémisses du cinéma. Leur délicate conversion en hologrammes a requis de nombreuses collectes de fonds, mais le résultat est stupéfiant et la journée arrive bien vite à son terme. Lorsqu’enfin il est temps de se mettre à table devant un steak et des pommes de terre, les films antiques laissent place à un bulletin d’information que les deux lointains cousins suivent avec attention.

« … un an et demi que la mairie de New York se plaint régulièrement du manque de main d’œuvre dans le ramassage des ordures. Le Ministre des Technologies a répété, au cours de sa conférence de presse en milieu d’après-midi, que ce problème sera pallié d’ici quelques années avec l’arrivée de futurs éboueurs sur le marché du travail. En effet, les rapports font état d’une augmentation des prédictions de S.I.B.I.L allant en ce sens. L’adjoint au maire affirme… »

Hormis le bruit de l’holoviseur et celui des couverts, le salon est plongé dans un silence gênant que rompt Joyce après avoir bu les paroles de la présentatrice :

« Tu trouves pas ça bizarre ?

— Mmh ?

— Ils manquent d’éboueurs, et comme par hasard, S.I.B.I.L en détecte de plus en plus dans les prochaines générations.

— Où est-ce que tu veux en venir ?

— Votre « bijou de technologie » est pas censé baser ses prédictions sur les envies et les talents des enfants ? À quoi ça sert de faire subir des tests à un gosse en prétendant l’aider dans ses choix si au final on lui impose ce qu’il va devoir faire en fonction des besoins de la ville ? »

Le jeune homme reste muet quelques secondes, porte un morceau de patate à sa bouche, l’avale, boit un peu d’eau et finit par répondre :

« Il faut bien qu’elle fonctionne, la société, qu’elle soit régulée. Sans S.I.B.I.L, on se retrouverait avec des millions de chômeurs se bousculant pour entrer dans des secteurs déjà surchargés juste parce que ce serait leur rêve de môme.

— S’ils pouvaient changer de filière sans être appelés « d’Ingrats » et traités en parias, le marché du travail s’équilibrerait tout seul. Je dis pas que ce serait parfait, mais…

— S.I.B.I.L nous guide depuis plusieurs dizaines d’années et ça se passe très bien. Tu viens seulement de débarquer et tu crois déjà avoir tout compris. Qu’est-ce que t’y connais, toi ?

— Je viens peut-être de débarquer, mais j’ai eu qu’à parler à deux ou trois personnes pour savoir que je veux pas de votre machine-prophète chez moi. »

Son hôte roule des yeux, finit la dernière bouchée de son steak, puis s’appuie sur le dossier de sa chaise en soupirant :

« Et moi qui pensais qu’en 2083, on en avait fini avec les rétrogrades… »

Il n’en faut pas plus pour que le sang de l’Africaine se mette à bouillir. Elle se lève brusquement en renversant sa chaise.

« Alors parce que j’ai pas envie qu’on vienne me dicter mes choix, je suis une espèce d’obscurantiste, c’est ça ?

— Tes choix ? Tu rigoles, j’espère ?! C’est qu’un travail, on n’est pas dans une dictature. Personne t’empêche de dire ce que tu penses ou de faire ce que tu veux !

— Dommage ! Si c’était le cas, vous vous seriez déjà tous rebellés en beuglant ! À la place, vous êtes persuadés par les médias que tout ça se fait pour votre bien, que vous êtes dans le pays le plus libre au monde et que ceux qui veulent pas de ce système sont d’immondes égoïstes qui peuvent mourir sans qu’on s’en soucie ! Pourquoi est-ce qu’on aurait besoin d’une police autoritaire quand votre société hypocrite et bienpensante est encore plus répressive ?

Chacun toise l’autre d’un air de défi sans dire un mot. Cinq, dix, quinze secondes passent sans que Stanley ne réponde. Seul le flot de parole de la journaliste brise le mutisme ambiant.

« … chiffres de l’année dernière nous sont parvenus ce matin. En 2082, 192 800 personnes se sont suicidées. L’année précédente, ils étaient 196 100. La présidente, en voyage en République des Deux Corées, s’est brièvement exprimée sur ce sujet en déclarant qu’il fallait tout mettre en œuvre pour que cette baisse se poursuive. Le gouvernement a mis en place des centres de… »

Le cousin s’apprête à parler, mais Joyce prend les devants pour rebondir sur ce qu’elle vient d’entendre.

« 196 000 suicides pour 500 millions d’habitants, ça te paraît pas énorme ? Au Kenya, on est 78 millions, et l’an dernier, environ 14 000 personnes se sont tuées. Pas besoin de calcul pour voir la différence de proportion !

— Des chiffres sortis de leur contexte, ça prouve rien.

— Non, t’as raison, ça doit être une overdose de liberté et d’autonomie qui entraîne la mort de tous ces braves Américains !

— Quand bien même t’aurais raison, qu’est-ce que tu comptes faire ? Frapper aux portes et distribuer des tracts expliquant à tout le monde que S.I.B.I.L, c’est le Diable ? Si ton Némésis arrive en Afrique, tu vas vivre en marginale, dans une grotte, avec d’autres Ingrats ? Ton avis a aucun poids, si t’es assez stupide pour rejeter cette norme, je donne pas cher de ton avenir !

— Je préfère forger moi-même mon avenir, quitte à ce qu’il soit imparfait !

— J’ai déjà entendu cette phrase dans la bouche d’un clochard. »

Elle reste hébétée quelques secondes, à la recherche d’une réplique cinglante, mais la rage qui monte en elle l’empêche de réfléchir. Avant d’exploser de colère, elle se jette sur son sac sans adresser ni parole, ni regard à l’homme toujours assis devant son assiette les sourcils froncés. Elle sort de l’appartement, puis de l’immeuble sans décolérer. Une fois dans la rue, Joyce prend une profonde inspiration. Là voilà maintenant en froid avec la seule personne qu’elle connaisse sur ce continent. Elle caresse dans sa poche le papier contenant le numéro de téléphone, qu’elle a oublié de jeter, et l’en sort. Elle ferme les yeux quelques secondes, hésite, puis froisse la feuille avant de la jeter au sommet du tas d’ordure qui s’élève à côté d’elle. Elle préférerait encore dormir dehors que de se faire héberger par un inconnu qui n’a pas même pris soin de cacher ses intentions. Mais elle n’en aura pas besoin,  ce ne sont pas les hôtels qui manquent, après tout.

C’est avec un goût amer dans la bouche que Joyce quitte le Heaven’s Gates Hotel. Si elle s’était contenue la veille plutôt que de perdre son calme face à son cousin, elle n’aurait sans doute pas eu une nuit ni un petit-déjeuner aussi exécrables. Bien sûr, au prix où elle a payé la chambre, elle ne pouvait pas décemment s’attendre à un palace, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que le tas de vieilles briques du début du siècle qu’elle laisse derrière elle porte bien mal son nom. Inutile de ruminer son dégoût, cependant, car la voilà dehors. Si elle ne se sent pas d’humeur à faire la paix si tôt avec son hôte d’origine, elle n’en est pas moins décidée à venir à sa rencontre le soir venu. Ce sentiment semble partagé, car son téléphone portable n’affiche aucun appel manqué ni aucun message — hormis ceux de Jonah — à qui elle répond en dissimulant sa mésaventure.

En tout cas, il va bien falloir qu’elle s’occupe, et ce ne sont pas les attractions qui manquent dans cette ville. La jeune femme consulte sur l’application de son téléphone quels sont, dans le quartier, les lieux touristiques qui valent le coup d’œil : un parc, plus petit et plus récent que le fameux Central Park, une galerie d’art post-contemporain, la maison où a grandi le réalisateur Robert Woodham, et deux musées. Le plus intéressant d’entre eux est dédié à la technologie, et la brochure mentionne une aile entièrement consacrée à S.I.B.I.L. La touriste a fait son choix : ce sera le Technomusée de New York. Les yeux rivés sur le GPS de son appareil, elle se demande malgré tout d’où lui vient cette obsession pour ce « bijou de technologie ». Elle pourrait se rendre ailleurs, tout comme elle aurait pu ne pas évoquer ce sujet devant Stanley la veille, mais on dirait que quoi qu’elle fasse, tout revient sans cesse à S.I.B.I.L. Est-elle réellement obnubilée par cet ordinateur, ou bien ce dernier a-t-il une si grande influence qu’on ne puisse y échapper quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse ? Une machine qui serait capable de prédire ce que l’on deviendra dans vingt ans… Pas étonnant qu’elle fascine tout le monde.

Ses pas la portent en face d’un bâtiment flambant neuf, à la façade blanche immaculée. Une dizaine de marches la mènent à l’entrée où se presse un groupe d’enfants guidés par leur professeur. Joyce se rend au guichet le plus proche où on l’informe, lorsqu’elle sort son téléphone pour payer, que l’entrée est gratuite. Des fonds privés, ainsi que la mairie de la ville, subventionnent le musée afin de faire découvrir l’histoire des avancées techniques du XXIe siècle, lui explique-t-on. Ravie de pouvoir faire quelques économies, elle scanne le code affiché sur la borne pour disposer d’un guide sur son portable, puis avance vers la porte du fond. Quatre chemins s’offrent à elle, chacun dédié à une technologie particulière : les hologrammes et leur banalisation progressive, les lasers et leur usage indispensable, La protonergie qui a remplacé le pétrole de façon bien plus efficace ; et enfin S.I.B.I.L, la raison de sa venue.

Chaque chemin est d’une couleur différente, et le couloir qu’elle emprunte est bordé de murs bleu clair. Le premier hologramme sur sa route montre une équipe d’ingénieurs affairés autour d’un écran où défilent une série incompréhensible de chiffres. Tandis qu’elle s’en approche pour l’observer d’un peu plus près, une voix masculine s’échappe de son téléphone.

« L’ordinateur Synthetic Intelligence Blossoming Insightful Lives a vu le jour le 25 juillet 2019, après quatre ans de conception. Inspiré de Web-Bot, un logiciel crée en 1999 pour prévoir les tendances boursières, puis consulté pour prédire les catastrophes naturelles, le « Projet S.I.B.I.L », nommé d’après les prophétesses antiques, a nécessité un financement colossal, pourvu par de nombreuses sociétés, fonds privés, ainsi que par l’État fédéral. Cet hologramme présente les employés de la compagnie Google mesurant les progrès accomplis à l’aide d’une simulation. »

Sur le mur qui lui fait face, protégées par des vitres, six feuilles sont accrochées. Elles sont couvertes d’encre noire, et s’y entremêlent des lettres comme des chiffres. De nombreuses flèches sinuent entre les mots pour pointer dans toutes les directions. Impossible de comprendre le jargon technique qu’affichent ces brouillons précédant la phase de développement. Joyce jette un œil sur l’écran de son portable, qui affiche quelques informations à leur sujet, mais ces dernières sont loin de faciliter sa compréhension.

De l’autre côté de la pièce se trouvent plusieurs ordinateurs d’apparence ancienne. Selon l’application, il s’agit de modèle très perfectionnés, parmi les derniers conçus par une ancienne marque avant qu’elle ne mette la clé sous la porte. C’est avec ceux-ci qu’a été crée S.I.B.I.L ; et sur l’un d’entre eux, soigneusement gardé en état de marche et conservé religieusement derrière une vitre, on peut voir le programme utilisé pour ce faire.

Dans la pièce suivante, l’hologramme affiche un groupe de dix enfants, cinq garçons et cinq filles. Tous ont le visage rayonnant. Elle se place une fois encore devant l’image, et la voix retentit à nouveau.

« Ces dix petits chanceux, tous âgés de huit ans, ont été les premiers à expérimenter les miracles que permet S.I.B.I.L. Chacun est né dans un État distinct, et leur origine sociale diffère également : trois viennent d’un milieu défavorisé, trois d’un foyer aisé, et quatre d’entre eux ont grandi dans une famille modeste. De gauche à droite, voici Kent Gowins, Daniel Whitesel, Lindsey Iddings, Mack Wald, Zachary Kiel, Crysta Stenberg, Cammie Lawrence, Hayden Murdoch, Diamond Nord, et Ashley Gabler. En analysant leurs goûts, leurs talents, leur environnement, et à l’aide de bien d’autres critères, S.I.B.I.L est parvenu grâce à une multitude de calculs complexes à déterminer ce qu’ils deviendraient une fois adultes. Aucun d’entre eux n’a été informé du résultat afin de ne pas les influencer. Treize ans plus tard, le bilan était sans appel : balayeur ou médecin, femme d’affaire ou professeur des écoles, les carrières choisies étaient exactement celles prédites par l’ordinateur des années plus tôt. »

Cette fois-ci, les personnages modélisés bougent et se transforment à l’écoute du monologue. Après avoir chacun levé la main à l’appel de son nom, ils se sont tous mis à grandir en réponse au « treize ans plus tard ». Sur les murs, dix tableaux sont accrochés. Ces derniers contiennent des informations sur les enfants : nom, prénom, photo, État, ville, origine sociale, situation des parents, frères ou sœurs et surtout, le métier prédit. Dans un cadre bien plus imposant et plus protégé encore que les tableaux, une petite feuille liste succinctement la future carrière de chaque « cobaye ». Dix petites lignes rédigées en police Arial, taille 10. Cette première prédiction de S.I.B.I.L, bien qu’elle ne soit qu’un minuscule bout de papier, a l’air d’être l’objet le mieux gardé de cette aile du musée.

La première chose que remarque Joyce en entrant dans la prochaine salle sont les innombrables affiches qui recouvrent les murs. De tailles et de couleurs variables, toutes vantent sur un ton différent les mérites de « S.I.B.I.L, l’ordinateur qui prédit votre futur professionnel ». Au centre, l’hologramme présente un vieil homme qui parle au micro devant une salle comble, vraisemblablement remplie de journalistes de tout le pays ainsi que de l’étranger. À nouveau, l’application de son téléphone se met automatiquement à parler.

« De nombreuses fuites avaient déjà informé la presse de l’existence de ce projet, et les responsables ont à plusieurs reprises distillé des informations en s’exprimant publiquement, mais en 2032 a eu lieu la première conférence de presse officielle. Le monde entier est venue écouter le PDG de Google, Jacob Albin-Parker, qui deux heures durant a présenté les merveilles de sa création. Les médias, les réseaux sociaux et monsieur et madame Tout-le-monde se sont tous pris de passion pour cette innovation aussi extraordinaire que révolutionnaire ; et les tests ont été proposés à partir du 16 février 2032 dans l’ensemble du pays. Pour la somme modique de 115$, enfants et adultes ont pu découvrir ce que leur réservait l’avenir. Les résultats ont surpassé de très loin les espérances des concepteurs de notre cher S.I.B.I.L, si bien que notre mode de vie a petit à petit assimilé ce dernier.»

Derrière elle, un couple de touristes asiatiques déambule en observant les affiches publicitaires. Ils s’approchent d’elle pour admirer l’hologramme, et une voix s’échappe cette fois-ci de leur téléphone pour expliquer en thaïlandais – semble-t-il – ce qu’ils ont sous les yeux. L’Africaine quant à elle poursuit son chemin dans la salle suivante, où les affiches qui garnissent les murs sont cette fois-ci écrites dans d’autres langues : espagnol, chinois, français, allemand, russe, arabe, italien, indien, japonais, portugais, indonésien… À chaque culture sa façon de glorifier le superordinateur. Une image en trois dimensions de ce dernier trône au centre de la salle. Surélevé, majestueux, il s’agit un cube gris chromé aux bords arrondis. Les cinq lettres dorées qui composent son nom sont gravées sur une plaque noire qui orne la face de la machine. Derrière, de très nombreux câbles relient la grande boîte métallique à divers appareils : plusieurs écrans pour vérifier le statut, la température ou d’autres variables ; un relais qui reçoit les paramètres, puis renvoie la prédiction à l’autre bout du monde à une vitesse phénoménale grâce à la technologie laser ; mais surtout l’alimentation du dispositif qui demande une énergie colossale.

« S.I.B.I.L, qui est toujours basé à San José, dans la Silicon Valley, a été progressivement perfectionné pour pouvoir effectuer ses calculs plus rapidement que jamais. Si ces derniers lui prenaient trois minutes et dix-neuf secondes à ses débuts ; il n’avait plus besoin que d’une seconde et six dixièmes en 2041, lui permettant de traiter 53 250 cas par jour, voire 54 000 en supprimant la maintenance quotidienne de dix minutes. Ces améliorations étaient nécessaires pour pourvoir aux besoins des Européens et des Japonais vers lesquels S.I.B.I.L a été exporté un an plus tôt. L’objectif de Google et des États-Unis était, à terme, de permettre au monde entier de profiter des services de S.I.B.I.L. À ce jour, l’expansion de ce fabuleux ordinateur se poursuit toujours. »

Les coins de la cinquième chambre sont occupés par des statues de cire qui représentent chacun des personnages célébrissimes dont S.I.B.I.L a anticipé la vocation des décennies plus tôt : Selene Hargrave, la première présidente transsexuelle des États-Unis ; Duane Brobst, le médecin qui a mis fin à la peur du Sida ; Minh Hitchens, le quadruple-champion olympique de natation ; et enfin Shani Boyers, Prix Nobel de la Paix en 2061, qui a œuvré pour la reconnaissance de la République de Palestine aux États-Unis et en Israël. Au milieu de la pièce, c’est à présent une gigantesque file d’enfants virtuels qui apparaît en miniature devant une porte automatique. Certains d’entre eux discutent avec leurs parents, à leurs côtés, qui tentent de les rassurer.

« Dès lors que S.I.B.I.L fut déclaré d’utilité publique en 2046, le test est devenu obligatoire pour tous les enfants âgés entre sept et neuf ans. Ce n’était pas un changement brutal car les prédictions étaient déjà bien intégrées dans nos vies. La différence majeure, c’est que les frais ont été pris en charge par les États, et que l’État fédéral a développé de nouvelles infrastructures pour optimiser les tests. La société s’était déjà adaptée depuis quelques décennies aux prédictions de S.I.B.I.L, par le biais par exemple de bourses versées aux étudiants qui suivent le chemin qui leur avait été montré ; mais cette reconnaissance officielle de la part du gouvernement a poussé cette adaptation jusqu’à une véritable révolution de l’ « American Way of Life« . Une institution à part entière a été créée et des aides ont été apportées à tous les échelons de la société pour permettre à chacun de réaliser sa destinée. Au final, même les personnes âgées, nées dans une époque sombre faite de doutes, d’incertitudes et d’erreurs, ont peu à peu fini par accepter de vivre avec S.I.B.I.L. Aujourd’hui, cette merveille de la technologie nous permet de vivre pleinement notre vie en exploitant au mieux nos capacités. Plus d’erreurs de parcours, plus de vocations ratées. S.I.B.I.L veille à ce que nous accomplissions ce pour quoi nous sommes nés. Nous espérons que cette visite vous a plu. N’hésitez pas à explorer les autres sections du Technomusée de New York.»

Le couloir que suit ensuite la jeune femme la ramène dans le hall, où le quadragénaire derrière le guichet lui sourit en lui proposant de faire un don au musée. Elle s’exécute en déposant une pièce de 2$, puis passe les portes automatiques en extirpant son téléphone de sa poche. Un appel manqué de Stanley datant d’il y a sept minutes. Son téléphone a pris soin de lui-même d’augmenter à nouveau le volume de la sonnerie, mais à quoi bon si elle fonctionne une fois sur deux ? Elle rappelle aussitôt son lointain cousin, mais cette fois-ci, c’est lui qui ne répond pas. Elle n’avait l’intention d’aller à sa rencontre que le soir venu, mais quelle importance ? Autant se réconcilier de suite avec l’unique visage familier de cette ville immense. D’après le GPS, sa maison n’est pas très loin, à onze minutes de marche ; et en effet, sitôt quelques rues traversées, elle commence à reconnaître le quartier qu’elle a arpenté la veille.

À peine arrivée face à l’immeuble, elle voit son cousin en sortir. Ce dernier, qui ne s’attendait pas à la voir sur le pas de la porte, sursaute en poussant un « Ah ! » de surprise. Il s’apprête ensuite à prendre la parole, mais sa cousine ne lui en laisse pas l’occasion.

« Je te demande pardon pour hier soir. Je sais que j’ai dépassé les bornes. C’était pas une très belle manière de te remercier de ton hospitalité…

— Dépassé les bornes ? C’est moi qui t’ai poussée à bout et qui t’ai insultée. S’il y a quelqu’un ici qui doit se sentir misérable, c’est moi. Tout ce que t’as fait, c’était… »

Il s’arrête au milieu de sa phrase, hésitant, puis fixe le sol quelques secondes et se gratte l’arrière du crâne.

«  … c’était dire la vérité. C’était pointer du doigt les errements de la société. C’était dénoncer l’injustice du système. »

Après un bref soupir, il conclut son excuse.

« Bref, t’avais raison. Désolé.

— Je continue à penser que c’était déplacé de ma part de m’emporter, mais en tout cas, on est quittes.

— Tiens, qu’est-ce que tu dirais d’aller manger quelque part ? Je t’invite.

— Ça se refuse pas ! »

Tous deux se mettent à marcher en direction d’un restaurant à quelques rues de là, tout en poursuivant leur conversation :

« J’y ai pas mal réfléchi après ton départ. Cette nuit aussi. On entend tellement parler de S.I.B.I.L qu’on manque peut-être de recul.

— Remarque, j’imagine qu’il y a quand même quelques points positifs…

— La criminalité est plus basse qu’il y a un siècle. En tout cas, on a un petit peu moins de psychopathes meurtriers, vu qu’ils sont pris en charge très tôt. »

L’étrangère est sur le point de répondre lorsqu’ils sont interrompus par des cris, sur le trottoir d’en face. Un homme en chemise brune hurle et fait signe aux passants de venir voir quelque chose dans le bar situé derrière lui.

« ‘Faut que vous voyiez ça ! C’est S.I.B.I.L ! Y a un mec qui… enfin ce serait mieux que vous regardiez ça vous-mêmes, venez ! »

Joyce et Stanley se regardent, hébétés. N’étant guère pressés, ils prennent le temps de suivre l’homme dans le bar où une foule de New-Yorkais sont déjà massés.  Ce n’est qu’en levant les yeux vers l’hologramme projeté sur un socle surélevé qu’ils comprennent qu’ils sont en train de vivre un jour historique.

Le bar « O’Brian’s Hovel », par sa taille, peut contenir à peu près cinquante personnes lors des concerts que le gérant organise chaque jeudi soir. Pourtant, à seulement onze heures du matin, ce sont pas moins de cent vingt personnes qui s’y serrent pour jeter un œil au reportage diffusé au centre de la salle. Joyce et son hôte sont ravis d’avoir pu trouver une place, car alors que l’endroit est bondé, d’autres personnes affluent pour ne rien rater du reportage qui va changer la face du monde.

« … en outre, après une longue série d’entretiens, J’ai pu intégrer l’équipe d’ingénieurs de Google en mars 2078. Quatre ans plus tard, grâce à une promotion, J’ai eu accès à des informations confidentielles que nous continuerons à dévoiler tout au long de la semaine et qui, je pense, vous feront froid dans le dos. J’ai déjà révélé au début de ce reportage que la marge d’erreur de S.I.B.I.L était non pas de 0,08% comme on l’affirme, mais de 19%. Voici maintenant un extrait de ce que j’ai pu enregistrer à l’aide d’un holoregistreur miniature. »

Les images de la façade de la forteresse de S.I.B.I.L, qui illustraient les explications du journaliste d’investigation, laissent place à un enregistrement de piètre qualité, mais où l’on distingue deux hommes en train de discuter devant une machine à café.

«  … suis pas sûr qu’il se rende bien compte de ce qu’il risque.

— Lui, il risque rien. Par contre, s’il continue à tirer la tronche en inventant des excuses à chaque fois qu’on lui parle d’augmenter les subventions, ce sont ses gosses qui vont morfler.

— Ah ouais mais attends, ils sont pas trop vieux ?

— T’inquiète, la plus petite a six ans. On a encore deux ans au minimum pour convaincre le ministre de se montrer un peu plus généreux. S’il refuse toujours… ben la miss finira concierge.

— Tiens au fait, le neveu de ma copine passe le test la semaine prochaine.

— Y a un métier qu’il veut en particulier ?

— Nan, justement, et je sais que depuis le ministre de l’urbanisme est venu voir le dirlo, c’est direct « éboueur » quand y a pas de variables vraiment déterminantes.

— T’as parlé à son père ?

— D’après ma copine, il aimerait bien que le petit soit avocat.

— Ouais, ça devrait se faire sans trop de problèmes. Note-moi le nom et le prénom du gamin, j’irai en toucher deux mots à Andrew et il fera ce qu’il faut.

— Super. Merci mec, tu gères ! Oh, Sam, on t’avait pas vu ! Tu viens boire un café avec nous ? »

L’enregistrement s’arrête là, mais il n’en faut pas plus pour que des huées se fassent entendre dans toute la pièce. Un hologramme de Samuel Levis, le journaliste infiltré qui a mené toute l’enquête, apparaît alors. En costume-cravate, les cheveux mi-longs, il caresse sa barbe de trois jours en poursuivant son monologue.

« J’espère que ces quelques images sauront convaincre les quarante-sept personnes qui, depuis le début de ce reportage, m’ont déjà envoyé des messages d’insultes. Je souhaite d’ailleurs bien du courage aux quatre qui comptent porter plainte pour diffamation, parce que leur avocat aura fort à faire. Je vous apporterai bien d’autres informations dans le courant de la semaine. Demain, vous saurez tout sur Fletcher Leaf, le célèbre « futur génocidaire » pris en charge dans un centre spécial dès ses huit ans, et qui se trouve être, par le plus grand des hasards, le fils que l’ex-femme du directeur de Google a eu avec un homme d’affaire britannique. À la prochaine fois ! »

L’image se coupe, et l’homme laisse sa place à une blonde en tailleur gris, que Joyce reconnaît comme la présentatrice du journal télévisé. Cette dernière se met aussitôt à parler.

« Nous continuerons, dans le cadre de notre collaboration avec Samuel Levis, de le laisser s’exprimer tous les midis malgré les pressions extérieures, auxquelles nous ne cèderons pas pour des raisons d’éthique.  Les réactions face à ces révélations sont variées. Si une partie de l’opinion publique défend toujours Google en mettant en avant ce que la compagnie a fait pour l’humanité, voire en démentant formellement les accusations ; la majeure partie de la population bouillonne. Nous retrouvons Tobey, notre envoyé spécial au siège de S.I.B.I.L à San José, en Californie. »

La façade du bâtiment que Levis montrait au début de son reportage apparaît une nouvelle fois en hologramme, seulement cette fois-ci, des centaines de personnes se tiennent devant et hurlent à pleins poumons. Certains brandissent des Baldwin N9 malgré l’interdiction du port d’armes laser, pour lequel le gouvernement démocrate a bataillé il y a huit ans.

« Bonjour, Eva. Je me trouve en effet devant le lieu où se trouve le « corps » de S.I.B.I.L si je puis dire, et cet endroit qui jusqu’à ce midi était considéré comme un véritable sanctuaire, presque vénéré, est depuis cinq minutes exposé à la colère de la foule. Comme vous pouvez le voir, plusieurs centaines de personnes sont spontanément venues ici, et si les habitants continuent  se ruer ici par grands groupes, la place sera bientôt noire de monde. »

Mais l’envoyé spécial est soudain bousculé, et un homme se jette devant la caméra, une grenade artisanale à la main, en criant « On va l’exploser, cet ordi de merde ! ». À ses côtés, un barbu massif brandit un énorme marteau en vociférant. Le dénommé Tobey, paniqué, revient dans le champ en poussant délicatement les deux gêneurs, puis se redresse. Des cris se font entendre, et la cohue commence à s’agiter derrière lui. Il regarde alors l’holocaméra, visiblement mal à l’aise.

« Ça y est ! Les forces anti-émeute de la police ont lancé l’assaut contre les manifestants. Ils… »

Les mouvements de la foule se font de plus en plus brusques et quelqu’un bouscule violemment l’holocaméra, qui se retrouve projetée. Lors de ce vol plané, on peut distinctement entendre l’homme à la grenade, à plusieurs mètres de là, brailler « MORT À SIBIL ! ». L’image se brouille au moment du choc, que l’on devine brutal.

Des applaudissements tonnent autour de l’étrangère, qui s’interroge. Comment se fait-il que tous ces gens soient aussi prompts à retourner leur veste, eux qui hier encore n’auraient pas hésité à défendre becs et ongles l’ordinateur qu’ils chérissaient ? Stanley voit la surprise dans son regard, et en haussant le ton pour se faire entendre au milieu des acclamations, il lui explique :

« Je pense qu’au fond de nous, on savait tous que ce genre de magouilles avait lieu. Ça s’est toujours fait à toutes les époques, alors pourquoi pas maintenant ? Tout ce dont on avait besoin, c’était de preuves accablantes.

— Tu crois que S.I.B.I.L va être abandonné ?

— C’est qu’une machine, un outil. Il pouvait être utilisé pour faire le bien comme le mal, et comme toutes les inventions, il a été mis au profit du pouvoir et de la richesse. En soi, c’est seulement un tas de composant qui donne un avis sur ta future carrière en prenant des tonnes de données en compte. Ce sont les lobbies, les médias, le gouvernement qui s’en sont servis pour asservir le peuple. Il sera peut-être repris en main par une OGN et surveillé de près, mais même comme ça, les gens ne lui feront sûrement plus confiance.

— En tout cas, il y a peu de chances de voir les prédictions professionnelles débarquer au Kenya, maintenant.

— Non, c’est sûr.

— Hé ! Au fait ! Et ce restaurant ?

— Exact ! J’avais complètement oublié, désolé…

— Compte tenu de la situation, c’est pardonnable. »

Ils sortent du « O’Brian’s Hovel » le sourire aux lèvres, une fois le gros de la foule à l’extérieur, puis reprennent leur route en constatant que l’atmosphère, dans les rues, a changé du tout au tout. Les New-Yorkais qu’ils croisent sont soit réjouis, soit furieux ; ou bien pour ceux qui ne sont pas encore au fait, complètement perplexes face à cette agitation ambiante. Même chose à « La Forchetta Dorata », où les tables voisines n’ont que les mots « S.I.B.I.L », « Google » et une demi-douzaine de noms d’oiseaux à la bouche. C’est d’ailleurs sur ce sujet qu’ils discutent eux-aussi tout au long du repas, qui dure trois quarts d’heure. Lorsqu’ils sortent enfin, le ventre bien rempli, la première chose qu’ils remarquent est l’obscurité : le ciel bleu a viré au gris, et l’ambiance est électrique sur le chemin du retour.

« Il va y avoir de l’orage. Et un gros. »

À leur retour dans l’appartement de Stanley, tous deux dégoulinent d’eau. La jeune femme se change dans la salle de bain, tandis que son cousin enfile de nouveaux vêtements dans sa chambre. Dehors, le tonnerre et la pluie se font assourdissants, si bien qu’en allumant l’holoviseur, l’hôte est obligé de monter le son pour entendre quelque chose. La présentatrice, qui semble n’avoir pas bougé d’un pouce depuis leur départ du bar, est livide, et ils ne tardent pas à comprendre pourquoi.

« … nombre de morts reste incertain, mais une chose est sûre, c’est qu’ils se comptent par dizaines aussi bien dans les rangs des émeutiers que parmi les forces de l’ordre. Le bilan risque de s’alourdir d’ici ce soir, car les heurts se poursuivent devant le bâtiment. Nous sommes par ailleurs sans nouvelle des employés restés à l’intérieur depuis qu’une partie de la foule s’y est frayée un chemin. D’autres affrontements ont eu lieu dans plusieurs grandes villes, telles que Seattle, Los Angeles, Chicago et à différents endroits dans le New Jersey sans que l’on puisse dire, une fois encore, combien ils ont fait de victimes. »

« Décidément, t’as pas choisi le bon moment pour venir…

— Oui, que ce soit pour ça ou pour la météo.

— Bon, j’ai mis la cafetière en route, y a plus qu’à attendre.

— Je change de chaîne ? Ils ont peut-être plus d’informations ailleurs.

— Essaie toujours, on sait jamais. »

Joyce s’empare de la télécommande sur la table basse et pointe vers l’holoviseur en zappant vers différents journaux télévisés, qui ne sont guère plus avancés. Finalement, elle retourne sur la chaîne précédente et repose la télécommande au moment où la présentatrice sursaute et parle plus vite.

« N… Nous avons du nouveau ! Plusieurs vidéos amateurs nous sont parvenus ! Toutes montrent le même spectacle. »

Le premier élément qui surprend dans les images diffusées une seconde plus tard, c’est le bruit. Une centaine de personnes rassemblées hurlent dans une grande salle dont les murs résonnent. L’endroit est rempli d’une masse d’Américains furieux, à l’exception d’un seul endroit : le centre de la pièce. Même si elle n’avait pas visité le musée, la touriste aurait aisément pu reconnaître le cube chromé orné de l’inscription S.I.B.I.L dorée. Un homme s’approche. C’est le barbu qui brandissait, plus tôt, un marteau à deux mains à côté de l’envoyé spécial. Il se pose à côté de la boîte métallique tandis que les cris aux alentours redoublent. Il lève le marteau. Fixe le cube. Reste ainsi deux ou trois secondes. Puis il assène un coup d’une brutalité inouïe. Le craquement sec du métal est noyé par un cri général si assourdissant que Stanley et Joyce sont forcés de se boucher les oreilles. S.I.B.I.L éclate en une quinzaine de morceaux qui volent à travers la pièce. Des dizaines d’émeutiers se battent alors pour en attraper les fragments et l’emporter avec eux comme souvenir tandis qu’un tonnerre d’applaudissements se fait entendre. Face à cette vision, Joyce ne peut s’empêcher de repenser à ces images de la chute du mur de Berlin ou de celui de Jérusalem. Elle se tourne vers son cousin pour faire un commentaire, mais ne s’attend pas à voir couler de ses yeux un filet de larmes.

« Stan… ?

— Je… je sais même pas si c’est de la joie ou de la tristesse… cette machine… elle a vu plusieurs générations grandir. Elle était là, partout, tous les jours, dans nos conversations, dans les images sur la télévision, puis sur l’holoviseur, même dans nos pensées. Peut-être que j’aurais aimé pouvoir choisir ce que je voulais faire, mais… mais c’est quand même S.I.B.I.L qui a fait ce que je suis ! C’est une part de mon identité, que je le veuille ou non… »

Les yeux humides, il rit nerveusement.

« Tu dois me trouver bizarre, nan ? S’être attaché à une machine comme ça… surtout après ce que j’ai dit ce midi…

— Non, c’est pas bizarre du tout. C’est peut-être une machine, mais elle ne méritait pas ça… »

Elle s’approche de lui et le serre dans ses bras. Il se laisse d’abord faire sans bouger, puis l’enlace à son tour. L’orage continue à gronder au dehors. Ils restent ainsi pendant presque une minute avant que la présentatrice n’élève la voix.

« … plusieurs hackers impatients sont parvenus à pirater l’ordinateur personnel de Samuel Levis malgré de nombreuses protections. Toutes les preuves qui devaient être distillées jour après jour cette semaine viennent d’être mises en ligne sur Internet à la disposition de tout un chacun. On y trouve notamment des copies de mails, de notes de services, mais également des rapports de réunions qui montrent incontestablement l’implication des plus hautes sphères du pouvoir dans ce que nous pouvons à présent nommer le Sibilgate. Il ne fait aucun doute que le mécontentement populaire ne s’arrêtera pas de sitôt, et qu’il sera bientôt orienté vers la classe politique. »

L’Africaine soupire en regardant par la fenêtre la pluie tomber.

« C’est pas prêt de s’arrêter…

— Levis a ouvert une boîte de Pandore, et deux heures après, son reportage lui échappe déjà. Cela dit, beaucoup se souviendront de lui comme d’un héros, un lanceur d’alerte plus important qu’Edward Snowden, Joe Friddle et Patricia Gercy réunis.

— Ou bien comme un héros qui dans sa recherche de la vérité aura fait couler beaucoup de sang.

— C’est pas un simple scandale. Toutes les dernières décennies sont sévèrement remises en question. Il va y avoir un coup de balai chez les politiciens, et les corrompus d’aujourd’hui seront remplacés par les corrompus de demain, mais tout ça se fera sans S.I.B.I.L. On passe à une autre époque. On passe au siècle suivant, même. Aujourd’hui, on est entré dans le XXIIe siècle.

— Pour la première fois depuis tant d’années, il n’y aura plus personne qui décidera à la place des gens. Ça va leur faire bizarre, de faire des choix et des erreurs dont ils devront porter la responsabilité…

— C’est certainement pas cette année que le taux de suicide va baisser…

— Exact… »

D’autres informations suivent dans le courant de l’après-midi, tels que de violents affrontements avec les forces de l’ordre à San Francisco, ou l’incendie d’un bâtiment gouvernemental à Miami. En début de soirée, le nombre de victimes est finalement connu : 279 à San José, dont 64 émeutiers, 41 policiers, et tous les employés de Google qui ne s’étaient pas cachés à temps. Quant aux décès dans le reste du pays, il s’avère à minuit que le bilan dépasse le millier de morts en totalisant les vingt-deux villes où le conflit a été le plus violent. La vague de rébellion ne faiblit pas dans les jours qui suivent, si bien que l’avant-veille du départ de Joyce, la Chambre des Représentants vote la mesure de l’ « impeachment » qui destitue la présidente Darcy Elson de ses fonctions. Les violences ne tardent pas à cesser, et lorsque la Kényane est finalement conduite à l’aéroport pour rentrer dans son pays, le bilan définitif est donné à la radio.

« Dis-moi que je rêve ! Joyce, il a bien dit…

— Ouais, 4 317 morts.

— Merde… »

Le chiffre est bien plus lourd que les estimations données jusque là, et cela démontre de l’ampleur du mouvement de contestation. Cette frustration latente s’est éveillée sous sa forme la plus sauvage lorsque chacun s’est rendu compte que le système qui l’avait vu grandir était corrompu jusqu’à la moelle. Bien sûr, seuls les naïfs peuvent croire à un monde sans corruption, mais de là à penser que S.I.B.I.L ait été instrumentalisé de la sorte…

« On est arrivés.

— Oh, déjà ? C’est passé vite !

— J’aimerais vraiment t’accompagner et attendre avec toi, mais ça la fout mal d’arriver en retard au boulot après une semaine de vacances…

— T’inquiète pas, je comprends.

— Désolé pour la fin de ton séjour, au fait… ça m’étonnerait que tu sois venue aux États-Unis pour regarder des films et jouer aux jeux-vidéo…

— On s’adapte comme on peut ! Avec le temps qu’il faisait et les bagarres dans les rues, j’avais rien à faire dehors, de toute façon.

— Ouais… enfin bref, il faudra qu’on reste en contact.

— Évidemment ! Je reviendrai quand ce sera plus calme ! »

Elle détache sa ceinture et l’embrasse sur ses deux joues, puis ouvre la portière et sort en faisant un signe de la main à son cousin.

« À la prochaine, Joyce !

— À plus ! »

Et tandis que la voiture, derrière elle, s’envole pour se rendre à l’autre bout de la ville, elle marche, rêveuse, vers le terminal. Rien ne s’est passé comme elle l’espérait, le pays a subi un profond traumatisme, la société est en train de basculer vers un nouveau modèle, et pourtant elle ne regrette pas un seul instant son voyage. Elle a la sensation d’avoir vécu l’Histoire, d’en avoir fait partie. Alors qu’elle n’a joué aucun rôle, elle a partagé les sentiments des Américains, le temps de quelques jours : les angoisses de ceux qui se sont cloîtrés chez eux, les espoirs de ceux qui imaginent le monde de l’après-Sibilgate, et l’amertume de voir que l’argent passe une fois de plus avant l’intérêt de l’humanité. Elle rêvait en venant ici de se sentir Américaine ; c’est chose faite. La tête remplie de souvenirs inoubliables, elle monte les escaliers qui la mènent dans l’avion de retour vers le Kenya. Une contrée qui ne connaîtra jamais S.I.B.I.L.

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