22 juin 2015

Huit Offrandes

 

Date : Octobre 2013
Longueur : 2 841 mots (7 pages Word)
Pour conjurer l’épidémie de peste qui sévit dans un hameau isolé, il est décidé d’envoyer huit villageois au milieu de la forêt, ligotés. Les quatre jeunes hommes et les quatre jeunes femmes doivent y attendre l’entité qui règne sur ces terres, mais tous ne sont pas prêts à affronter ce destin funeste.

 

À mon réveil, j’avais toujours sous les yeux le spectacle face auquel je m’étais assoupie quelques heures plus tôt : un chemin de terre grossièrement tracé, sinuant sans raison, tantôt plat, tantôt bossu. En levant la tête, je voyais le même paysage morne qui m’avait vue naître et grandir, cette lande à l’herbe jaunie et clairsemée, surveillée de près par des montagnes aussi vieilles que le monde. Et pourtant, voir une dernière fois cette étendue de bruyères saignait mon cœur à vif. Je détestais ma patrie et pourtant, je n’avais pas la moindre envie d’en partir. Je haïssais mon existence, mais savoir qu’elle s’apprêtait à prendre fin me faisait trembler de peur.

Je fus parcourue d’un frisson lorsque ma main, posée sur la surface dure de la charrette, fut effleurée par celle de ma voisine. Je tournai la tête et, brièvement, nos regards se croisèrent. Nous n’étions pas étrangers les uns aux autres ; les sept personnes agglutinées dans mon dos étaient originaires du même village que moi. Pourtant, dans cette atmosphère pesante, aucun son, aucune voix ne s’élevait, comme si en nous ligotant, on avait aussi cousu nos lèvres. Ce silence oppressant n’était rythmé que par le bruit de la carriole menant quatre jeunes hommes et quatre jeunes femmes à leur mort.

Peu après mon réveil, le décor changea brusquement. Des hêtres nous attendaient, d’un côté ou de l’autre du chemin boueux. Sur leurs branches, une nuée de vautours regardait passer la charrette en raillant ses passagers d’une voix rauque. Puis les arbres se firent plus nombreux jusqu’à progressivement fermer la route sur notre passage, comme pour nous priver de toute retraite. Par-delà les feuillages épais de nos observateurs de bois, le soleil renonçait, fatigué, à illuminer le monde. Dans quelques heures, la nuit tomberait, une nuit dont nous n’étions pas censés voir le terme.

Un choc brusque nous arracha à nos pensées, puis le petit tracé marron s’éloigna pour se perdre derrière un océan de troncs. La charrette cahota encore une quinzaine de minutes sur l’herbe avant se glisser dans une vaste clairière. Du moins, ce que je pensais n’être qu’une clairière jusqu’à apercevoir les arbres brisés et les souches écrasées qui se comptaient par dizaines autour de nous. Par endroits, le sol s’était affaissé sous la charge d’un poids titanesque. Nous savions tous quelle en était la cause. On nous avait conduits ici parce qu’Il était récemment passé, et qu’Il ne manquerait pas d’y revenir.

Un par un, le conducteur du charriot nous fit descendre et nous amena au centre de cette clairière artificielle. Il ne prit pas soin de nous détacher. Quel intérêt ? Il était préférable, pour le bien du village, que nous restions bien sagement à notre place pour nous faire dévorer par le Colosse et apaiser la colère divine. Fuir, c’était permettre à la peste de continuer ses ravages. Fuir, c’était faire preuve d’un égoïsme sans borne. Voilà ce que disait le reste du village, ceux qui n’avaient pas à mourir pour le bien de la communauté. Mais il y a quelque chose de bien pire que de mourir en tant qu’offrande à une entité sacrée. C’est de connaître son funeste destin sans savoir quand la Mort nous tendra les bras.

Sitôt notre chauffeur et son véhicule partis, le silence laissa place à un brouhaha assourdissant de lamentations plaintives, d’invectives enragées et de cris apeurés. Pendant que tout le monde hurlait, Vargan, le fils du teinturier, s’était débarrassé de ses liens en se frottant à une pierre à moitié enfoncée dans le sol. Il a alors obéi aux supplications en nous aidant à nous défaire de nos entraves. Ma cousine Galia était sur le point de s’enfuir lorsque l’apprenti boucher, Lomis, la retint par le bras.

— Où est-ce que tu vas ?

— Pas question que je reste ici.

— Pas question que tu partes.

Les autres n’avaient pas tardé à s’agglutiner autour de cet embryon de dispute, chacun y allant de son petit commentaire.

— Si elle s’en va, j’y vais aussi !

— Réfléchissez un peu ! Si vous quittez la clairière, le sacrifice sera pas complet et tout ça aura servi à rien !

— Et puis où est-ce que vous comptez aller ?

— N’importe où plutôt qu’ici !

— T’es sourde ? Je t’ai dit de rester !

— J’ai pas d’ordre à recevoir d’un boucher.

— Espèce de garce !

C’est lorsqu’il abattit son poing sur le visage de Galia que cette désunion fit voler en éclat toute retenue. Avant même que j’aie pu esquisser un geste pour calmer le jeu, Haroth s’était déjà jeté sur l’agresseur de sa fiancée. Au milieu des cris, des coups et des pleurs, la moitié d’entre nous était totalement désemparée. J’étais malgré tout sur le point d’intervenir lorsqu’une tape sur mon épaule retint mon attention. Yulie, ma voisine pendant le trajet, s’était rapprochée de moi pour me chuchoter à l’oreille :

— Tirons-nous d’ici pendant qu’ils sont occupés.

Face à mon hésitation, elle grimaça avant de reprendre :

— On a pas toute la journée. Si ça te tente pas, je peux aussi partir sans toi.

Tout le monde au village connaissait la réputation de Yulie, et ses mœurs légères ne lui avaient pas attiré que des amis. J’avais beau ne pas la porter dans mon cœur, je n’avais pas plus envie qu’elle de perdre la vie. Je hochai lentement la tête et, après un sourire de sa part, nous étions sur le point de fausser discrètement compagnie aux sacrifiés lorsqu’une voix retentit derrière nous :

— Merde, Lomis ! NON !

Le visage d’Haroth devint violacé, puis bleu tandis que la main ferme de l’apprenti boucher se serrait sur sa gorge. Ni les tentatives de Malnus pour l’en empêcher, ni les sanglots de Galia, plaquée au sol par la sœur du boucher, ne purent sauver le boulanger. La strangulation achevée, le garçon au visage rougeaud se releva et jeta un regard noir au reste de l’assemblée.

— Si d’autres sont tentés de se faire la malle, qu’ils le disent maintenant.

— Je te jure que je vais te crever, fils d…

— Toi, ta gueule !

Pour appuyer son ordre, Lothée enfouit le visage de la jeune veuve dans l’herbe ruisselante de larmes. À mes côtés, Yulie fixait, livide, le cadavre de son premier amour. S’ensuivit un long silence gorgé de sanglots, que l’assassin rompit d’un ton brutal.

— Putain, où est Vargan ?!

En une fraction de seconde, tous furent rappelés à l’existence du timide cordonnier. Six têtes se tournèrent dans tous les sens pour en trouver la trace, sans succès.

— J’y crois pas, sérieux ! Comment vous avez pu le laisser se casser ?! Vous l’avez fait exprès ou qu…

Un cri retentit. La voix nasillarde du fuyard était reconnaissable entre mille. Quant à savoir ce qui l’avait fait crier, les hypothèses ne manquaient pas.

— Ça venait de par-là ! C’est Lui ! Il arrive pour l’offrande !

— Impossible, Lothée. On l’aurait entendu venir…

— Si t’en es si sûr, pourquoi t’irais pas voir ?

— Ben je…

Les yeux de Malnus parcoururent le groupe à la recherche d’une aide providentielle, mais chacun se garda bien de croiser son regard. C’est pourtant mon nom qu’il prononça d’une voix implorante.

— Esmer…

Un rire gras éclata dans son dos, celui du garçon boucher.

— ‘Faut vraiment être désespéré pour demander l’aide d’une muette !

Le fils du laitier comprit qu’il était inutile de chercher une échappatoire. Aucun d’entre nous n’était prêt à prendre sa place. Le jeune homme s’éloigna en traînant les pieds, préférant ne pas risquer la colère de la brutale fratrie. Trente secondes plus tard, Lothée lâcha :

— Merde, si j’avais su qu’il irait vraiment voir, ce con…

— J’espère juste que ça va pas faire foirer le sacrifice.

— T’es sérieux, là, Lomis ? T’es assez débile pour croire à ces conneries ?

Il n’en fallait pas plus pour que le principal concerné perde son sang froid et s’avance, menaçant, vers ma voisine.

— Putain, Yulie, c’est la première fois que t’ouvres ta grande gueule et c’est pour chercher les emmerdes ? J’ai déjà collé une mandale à cette traînée, mais je peux aussi défoncer la reine des putes !

— T’approche pas de m…

Un nouveau cri mit fin à l’altercation. Près de la lisière, Malnus courait à en perdre haleine sans que l’on sache ce qui était à sa poursuite. Du moins jusqu’à ce qu’ils surgissent de l’ombre. Neuf d’entre d’eux. Le poil gris, les crocs saillants. Le sang du cordonnier gouttait encore de leurs gueules à demi ouvertes. Leur nouvelle proie ne fut pas assez rapide et l’un de ses poursuivants lui bondit dessus pour l’immobiliser. Les autres, quant à eux, semblaient plutôt attirés par le festin qui les attendait au centre de la clairière.

— ‘Manquait plus que ces putain de loups !

— On fait quoi ?!

— T’as vraiment b’soin d’une réponse ? On se casse !

Ce fut notre signal. Passé cet instant d’hébétude, nous nous mimes tous les cinq à courir. Même Galia s’était relevée. Plus rapide que quiconque, elle rattrapait peu à peu l’avance qu’avaient pris les deux jumeaux. Loin derrière, je me voyais déjà en future victime de la meute lorsque le peloton de tête s’arrêta subitement.

— Lâche-moi, salope !

— C’est ça, rêve !

Ma cousine s’était jetée sur le meurtrier de son fiancé et l’avait stoppé dans son élan. Lothée revenait sur ses pas pour aider son frère lorsque Yulie la fit tomber d’un croche-pied, nous permettant de prendre elle et moi la tête de la course.

— REVIENS-LÀ, SALE PUTAIN !

— Je te ferai pas ce plaisir.

Des hurlements de loups s’élevèrent dans notre sillage. Les cris de Lomir et de Galia s’éteignirent presque en même temps. Puis ce fut au tour de Lothée de se taire définitivement. Yulie, devant moi, menait le chemin à travers les arbres. Et puis je sentis mon mollet s’ouvrir. Je tentai de poursuivre, mais le loup qui avait refermé ses crocs sur ma jambe n’avait aucune intention de me laisser partir. Je perdis mon équilibre et tombai, voyant venir derrière moi une cohorte de bêtes. Les yeux fermés, j’ai prié pour la première de ma vie. Prié les dieux, prié les créatures antiques, prié le Colosse. Prié pour une mort rapide.

La secousse me fit rouvrir les yeux. Face à moi, les loups levaient la tête, leurs sens à l’affut. Puis en vint une autre, plus forte, et les animaux s’enfuirent tous d’un même mouvement. À la troisième secousse, j’entendis la voix de Yulie dans mon dos.

— Il les a fait fuir.

Mon cœur battait si fort qu’il semblait vouloir sortir de ma poitrine. Mes poumons me brûlaient à chaque bouffée d’air. Ma jambe était en charpie. Et pourtant, je m’obstinais à me demander si j’étais encore vivante. Ma camarade me souleva laborieusement et, à mon air interrogateur, me répondit d’une voix calme :

— J’ai pas l’intention de t’abandonner.

Pendant ce temps, les secousses redoublaient d’intensité.

— Tant qu’on restera près de Lui, les loups devraient nous foutre la paix.

Et ce disant, elle m’aida à rejoindre la clairière. Si j’avais pu parler, je lui aurais rappelé qu’une rencontre avec le Colosse nous serait tout aussi fatale que de croiser à nouveau la route de prédateurs, mais après tout, puisque la Mort nous encerclait, je pouvais au moins laisser à ma nouvelle amie le soin de choisir comment se jeter dans ses bras.

En chemin, nous fumes ébranlées par une nouvelle secousse, toute proche cette fois-ci. Je manquai de tomber, mais Yulie m’agrippa fermement. Plus loin, en lieu et place de la clairière, il y avait un roc massif large d’une trentaine de mètres. Il était surmonté d’un pilier recouvert de mousse qui s’élevait plus haut que je n’osais lever les yeux. Puis cette colonne de pierre se mit à frémir avant de s’envoler vers le soleil couchant, déracinant la barrière d’arbre qu’elle heurtait.

— Allez, on le suit !

Elle est folle. Elle va nous tuer. Elle ne se rend pas compte du danger. Ces mots s’entrechoquaient dans ma tête, se battaient entre eux pour le privilège d’occuper mon esprit. Et mon corps, lui, suivait ma comparse à travers les arbres réduits en miettes et les troncs jonchant la voie. Lorsque le pied du Colosse s’éleva au-delà de la cime des arbres, nous n’avions plus qu’à deviner où il épouserait à nouveau la terre. Par chance, il ne dévia pas, et nous marchâmes sur ses traces pendant de nombreuses secousses – car c’est ainsi que nous mesurions le temps. Après douze d’entre elles, Yulie rompit le silence d’une voix grave.

— Comment j’ai pu être aussi conne…

Face à mon regard inquisiteur, elle poursuivit.

— Je croyais avoir laissé tout ça derrière moi, mais en voyant son cadavre, tout est revenu…

Haroth. Lui et Yulie formaient un beau couple, lorsqu’ils n’étaient qu’adolescents. Du moins, jusqu’à ce qu’elle le trompe avec son frère.

— Si je l’avais aidé au lieu de chercher à m’enfuir, on aurait pu être trois à suivre le Colosse…

Ou bien j’aurais été toute seule. Ou morte. Lomis et Lothée ne se seraient sûrement pas privés de lui faire subir le même sort qu’au jeune boulanger.

— Et puis si Arben était là…

Pourquoi parlait-elle de lui ? Mon cœur saignait à la simple évocation de son nom. Je voulais lui crier de se taire, de laisser sa mémoire tranquille, de laisser mon Arben en paix, mais j’étais déjà bien trop faible pour communiquer par gestes.

— Peut-être… que le sacrifice aurait vraiment mis fin à la peste…

Mais ça ne l’aurait pas ramené à la vie.

— Tu crois qu…

À la vue de mes larmes, elle souffla un bref « Désolée » puis se tut. Ce ne fut qu’une vingtaine de secousses plus tard que sa voix résonna à nouveau dans la pénombre.

— Je me demandais… Est-ce que t’aurais fait pareil pour moi ? Tu sais, si les rôles étaient inversés…

Je hochai doucement la tête en souriant. Elle sembla satisfaite. Je ne pouvais pas lui dire la vérité. Cette fois-ci, c’est moi qui formulai de mes lèvres muettes un inaudible « Désolée » tandis que mon mensonge teintait mes joues de pourpre.

— Oh merde !

Elle pressa le pas, me forçant à suivre un rythme trop rapide pour ma jambe valide.

— Il a pris de l’avance !

En effet, depuis quatre ou cinq secousses déjà, les pas du géant s’étaient fait plus faibles, moins retentissants. Au loin, des loups hurlaient pour saluer la tombée de la nuit.

— Allez ! En principe, on devrait bientôt sortir de cette forêt !

Neuf petites secousses plus tard, nous eûmes le plaisir de voir la masse de végétation s’éclaircir. Sitôt sorties de cet amas sombre de branches et de feuilles, nous vîmes face à nous d’interminables champs de blé le long d’une rivière. À côté du cours d’eau, le Colosse se tenait immobile face à nous. Même courbé, il était démesurément grand.

Du fond des deux gouffres qui creusaient son visage rocailleux, d’immenses flammes jetaient leur éclat vers nous. Ce brasier nous sondait, Yulie et moi, comme l’œil d’un homme observant un asticot. Les crevasses qui ornaient sa figure semblaient plus anciennes encore que les montagnes jalonnant notre village. Sa bouche s’ouvrit lentement, presque timidement, et nous laissa entrevoir entre ses lèvres grises un bain de lave en fusion. Sa bouche close, l’être se redressa d’un mouvement infiniment lent.

Il ramena à lui sa lourde main gauche, posée sur le flanc d’un mont adjacent, puis desserra le poing de l’autre comme un énorme rocher dévoilant des phalanges chacune plus grosse qu’un arbre. L’âtre qui illuminait ses orbites rocheuses nous lâcha alors pour regarder le champ de blé. D’un geste lourd, le Colosse se détourna de ses deux insignifiantes observatrices pour enjamber la rivière avec une facilité déconcertante. La forêt qui recouvrait son dos s’agitait à chaque pas, faisant choir des feuilles ou des fruits sur son sillage.

Yulie et moi continuâmes à le fixer bien après son départ, captivées par ce spectacle fascinant. Ce ne fut que lorsque de nouveaux hurlements de loups se firent entendre dans le bois que nous sortîmes de notre contemplation.

— Bordel, c’était vraiment…

Ne parvenant pas à trouver ses mots, elle regarda autour de nous. Derrière les champs de blé, une petite ville se dressait.

— Si je me trompe pas, là-bas ça devrait être Briasbourg. Le nom devrait t’être familier. Ils sont connus pour leur jambon.

Sauf que faute d’argent, on ne risquait pas d’y manger beaucoup de viande.

— Il vaudrait mieux pas traîner ici, surtout qu’avec le sang que t’as perdu, les loups auront pas de mal à nous retrouver. Allez viens, on a plus beaucoup de chemin à faire ! Ils refuseront pas d’aider deux demoiselles en détresse !

Me remettre à marcher après cette pause m’arracha une grimace de douleur ; mais toujours appuyée contre ma camarade, je traînai ma jambe meurtrie jusqu’à la bourgade. Sans que je m’en aperçoive de suite, un sourire s’était dessiné sur mes lèves. Un sourire sincère, cette fois. Je pressai le pas. Oui, c’était probablement mieux que de mourir en tant qu’offrande au cœur d’une obscure forêt.

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