22 juin 2015

Louka

 

Date : Décembre 2013
Longueur : 8 508 mots (17 pages Word)
Dans une Ukraine qui vit les prémisses de la révolution de Maïdan, Alina Snavidynia lutte pour survivre au jour le jour. Tandis que son passé la rattrape et que sa vie s’effondre petit à petit, elle trouve réconfort dans son sommeil, bercée par des rêves plus chaleureux à mesure que la réalité devient glaciale.

 

En passant ses mains entre les épis dorés, Alina est parcourue d’une sensation étrange. Le blé qu’elle frôle donne à ses doigts l’impression de caresser un tissu de velours. Où qu’elle jette son regard, la jeune femme ne voit qu’un océan d’or s’agitant sous l’effet d’une brise qu’elle ne sent pas. Sa longue chevelure de jais reste inerte tandis que les céréales agitées battent contre ses hanches. Sous un ciel dénué de tout nuage, elle se tourne lentement et aperçoit derrière elle le même spectacle agraire. Elle lève la tête et fixe, distraite, l’horizon qui marque la séparation nette entre un champ jaune et un ciel bleu. Et tandis que cette image s’imprime dans son esprit, elle remarque que son champ de vision est obstrué par un nouveau-venu. Cet homme lui fait face, à quelques mètres d’elle, comme s’il avait toujours été là. Elle tente de le dévisager, mais les traits de son visage restent flous malgré sa proximité. Tout ce qu’elle peut distinguer, c’est un sourire doux et réconfortant.

Lorsqu’elle ouvre les yeux, la dormeuse se réveille dans sa chambre de la banlieue Ouest d’Odessa, où retentit une sonnerie stridente. Son bras sort de la couette comme une flèche et heurte le radioréveil en le faisant tomber. La sonnerie s’arrête, mais l’appareil bon marché ne fonctionnera plus jamais. Avec un effort surhumain, Alina s’extirpe de son lit. Un café, deux biscuits, une douche brûlante et une micro-séance de maquillage plus tard, la voilà dehors, prête à braver la température hivernale. Elle marche jusqu’à sa voiture et sort ses clés avant de se souvenir qu’une panne de moteur la rend inutilisable depuis une semaine et demie. Il sera difficile de l’amener au garage tant qu’elle ne pourra pas même payer son loyer. Les mains enfoncées dans ses poches, le cou à l’abri dans une muraille de laine, la jeune femme se met en route vers la station de métro Potemkine.

Rêvassant à demi, elle aperçoit six minutes plus tard le panneau arborant l’inscription « Потёмкин ». Du coin de l’œil, elle avise le drapeau ukrainien — jaune en bas, bleu en haut — qui lui rappelle son rêve. Il ne lui en faut pas plus pour passer les minutes suivantes à s’en remémorer les détails. Qui était cet homme dont l’aura lui était si familière ? L’espace d’un instant, elle aurait juré reconnaître Alexeï, mais cette certitude a été aussitôt chassée de son esprit. Son cœur se serre et sa bouche s’assèche, comme à chaque fois qu’elle pense à son défunt frère. La navette souterraine l’emmène aussitôt le long de la ligne 2, qu’elle quitte neuf stations plus loin. Les rues grouillent de voitures bourdonnantes et les trottoirs de ce quartier aisé sont tout aussi bondés. Elle ne se rend pourtant pas dans l’un de ces grands immeubles où siège un quelconque magnat russe, mais dans le restaurant McDonald’s qui trône au croisement de la rue Leonid Koutchma et le boulevard Bogdan Khmelnytsky.

L’un des nombreux fast-foods de la marque américaine à Odessa est déjà à moitié rempli à neuf heures du matin. Discrètement, la jeune femme s’engouffre par la porte de service, ouvre un casier portant son nom – Alina Snavidynia – et se change avant de rejoindre ses collègues.

— Bonjour, ma belle.

L’Ukrainienne répond à son manager par un maigre sourire avant de partir en cuisine préparer des hamburgers. Mais on ne se débarrasse pas si facilement de Sergueï Turbytat. Ce dernier passe les minutes qui suivent à lui rôder autour en susurrant des mots doux. Les commandes s’enchaînent et la jeune femme est incapable de se concentrer. À son troisième Big Mac, elle se retourne, rouge pivoine, et bafouille :

— Sergueï, est-ce que tu peux… me laisser tranquille ? Tu dois avoir d’autres choses à faire, nan ?

Son interlocuteur se contente d’un éclat de rire gras avant de s’éloigner pour harceler une autre de ses collègues. Tant qu’elle a la paix… Les heures passent sans se presser, et une éternité plus tard, Alina passe la porte de service dans ses vêtements de ville. Elle jette un dernier regard derrière le comptoir, mais le regrette amèrement en croisant le clin d’œil suggestif de son supérieur.

Le retour à son appartement est aussi frais que l’aller, mais au sortir du métro, son cœur s’arrête. Cette voiture… ! Cette Lamborghini mauve au capot orné d’une pin-up à la posture aguicheuse… Que fait-elle ici ?! Tremblant de tout son être, Alina parvient à se traîner jusqu’à la porte de l’immeuble. Elle l’ouvre d’un geste fébrile avant de rejoindre son appartement au quatrième étage. Puis elle s’effondre sur son lit et n’entend plus, à l’exception des lointains klaxons, que les battements frénétiques qui émanent de sa poitrine. Ce n’est qu’une coïncidence. Pourquoi prendraient-ils la peine de venir la chercher ? Ça fait plus de deux ans… Elle ne vaut pas un tel investissement. L’adolescente perdue qui était tombée entre leurs mains il y a neuf ans n’est plus là. Aujourd’hui, elle a tiré une croix sur son ancienne vie. Son grand frère s’est sacrifié pour la sauver du proxénète. Si jamais il la retrouve, sa mort n’aura servi à rien. Forcée de fuir, elle n’avait même pas pu enterrer son corps criblé de balles.

Les larmes lui montent aux yeux. Ses mains tremblent de plus en plus. Des symptômes de manque. Quoi de mieux pour s’en détourner qu’une rasade d’alcool ? Elle ouvre un placard et en tire une bouteille de vodka à peine entamée. Il ne lui faut guère plus de cinq minutes pour en vider le contenu. À chaque gorgée, sa douleur et sa tristesse s’estompent dans un nuage chargé d’éthanol. Attablée dans son salon et l’esprit ainsi embrumé, elle a tout oublié de ses détresses, de ses peurs, de ses cauchemars, du rêve de la nuit dernière. Les paupières infiniment lourdes, elle se lève pour rejoindre son lit mais s’effondre à mi-chemin. Son corps heurte la moquette dans un son étouffé, et ce n’est qu’une question de secondes avant que le sommeil ne prenne le dessus.

Le ciel maussade laisse place à un azur radieux et un champ doré remplace l’appartement sale. La rêveuse, soudain plus sobre que jamais, se retourne et aperçoit l’inconnu. Son sourire et lui n’ont pas bougé, comme s’ils avaient patienté toute la journée dans ce recoin de son subconscient. Elle s’avance timidement vers lui et s’apprête à prendre la parole, mais il la devance d’une seconde.

— J’ai longtemps attendu pour que tu puisses me voir, Alina.

Cette dernière s’entend aussitôt demander :

— Depuis combien de temps est-ce que vous êtes là ?

— Vingt-trois ans.

Il y a vingt-trois ans, elle quittait péniblement le ventre d’une mère célibataire en lui ôtant la vie. Les souvenirs affluent. Douze longues années de malheur dans un petit orphelinat miteux ont suivi ce matricide. Douze ans avant qu’elle ne rencontre Alexeï, de sept ans son aîné, qui l’avait cherchée sans relâche. Pendant dix-huit mois, elle a connu la joie. Elle a su ce que c’était d’avoir une famille. L’étudiant en philosophie venait la voir trois fois par semaine dans sa petite chambre aux murs tapissés de dessins d’enfants. Il lui a promis de la sortir de là et d’acheter un appartement lorsqu’il aurait l’argent nécessaire. Le plus tôt possible. Il y a des activités très lucratives en Ukraine pour les hommes ambitieux et impatients, mais peu d’entre elles sont légales. Jeté en prison pour avoir transporté de l’héroïne au profit d’un trafic clandestin, il a cessé du jour au lendemain de se rendre à l’Orphelinat Lioubov. Sa sœur, à l’époque, n’a jamais su pourquoi.

Elle a alors senti que c’était à son tour d’écumer la ville à la recherche de sa seule famille. Munie d’un prénom, d’un nom et de quelques phrases de description physique, elle a passé des jours, des semaines à interroger les passants, les barmans, les propriétaires, les administrations, n’importe qui pouvant d’un « Oui » mettre fin à son désespoir. Ce « Oui » est venu d’Oleksandr Zadavol, un bel homme aux vêtements de marque, qui l’a fait monter dans sa voiture, une superbe Lamborghini mauve. C’est aussi de « Mister Zadavol » que vinrent les cinq balles qui ont mis un terme à l’existence d’Alexeï lorsque ce dernier, sorti de prison, vint chercher une prostituée de vingt-et-un ans brisée et humiliée dans un hôtel du centre de Kiev. Rattrapés par le proxénète furieux à l’idée de perdre une de ses filles, elle s’est vue ordonner de démarrer la voiture de son frère tandis que ce dernier gagnait du temps. Sans permis, sans savoir conduire, elle a traversé le pays, changé la couleur et la plaque de la vieille Dacia, et recommencé une nouvelle vie dans ce port baignant au bord de la Mer Noire. Et tout est à recommencer.

— Sèche tes larmes, Alina. Ici, personne ne peut t’atteindre.

— Qu’est-ce que tu veux dire par « ici »… ?

Il s’approche doucement, et les épis de blé s’écartent d’eux-mêmes sur son chemin. Sans se séparer de son sourire chaleureux, il pose ses mains sur les épaules de l’ancienne fille de joie. Le flou de son visage se dissipe peu à peu. Il a quelque chose d’Alexeï, mais c’est à elle qu’il ressemble le plus. Comme un sosie masculin.

—  Ce rêve est ta forteresse. Ton abri personnel. Un havre de paix et de sérénité qui n’appartient qu’à toi. Il est tien, plus encore que ton corps.

La jeune femme est bien placée pour savoir que son corps ne lui appartient pas. Pas complètement.

— Nous avons toute la nuit devant nous. Tu n’as pas envie d’en profiter ?

— Qu’est-ce que tu as en tête ?

— Je pourrais te faire visiter. Je suis certain que cet endroit te plaira.

Ce disant, il s’écarte et regarde derrière elle. Intriguée, elle fait volte-face et découvre, en lieu et place du champ qui l’a accueillie, une forêt d’un vert pur. Son guide s’avance à pas légers sur le tapis de feuilles. Elle le suit non sans jeter un coup d’œil dans son dos : le champ a entièrement disparu. Elle ferme les yeux et se laisse bercer en marchant par le bruissement des arbres. Un oiseau chante, au loin, suivi par d’autres de ses semblables. La mélodie lui rappelle un air qu’elle écoutait à l’orphelinat en attendant son frère. Un frisson de nostalgie lui parcourt l’échine. Lorsqu’elle ouvre les yeux, elle constate qu’un chemin de fer rouillé est apparu au sol. Le ciel, lui, est couvert par un toit de végétation dense. Les bords touffus du chemin se rapprochent petit à petit jusqu’à former un tunnel naturel, éclairé par une lumière blanche brillant au loin.

— Cet endroit te rappelle quelque chose ?

— Le Tunnel de l’Amour, à Klevan. Je voulais y aller, quand j’étais petite.

— Et maintenant, tu y es.

— Mais c’est qu’un rêve. Tout ça, c’est faux.

— Est-ce que tu te sens bien ?

— Oui.

— Cette sensation-là est vraie.

— Mais quand je me réveillerai…

— … tu sauras qu’il y a un lieu où tu seras toujours la bienvenue. Un lieu où tu peux véritablement toucher le bonheur du doigt. Un lieu où quelqu’un t’attend.

Tous deux marchent en silence. La question qui occupe son esprit coule jusqu’à sa langue, mais elle hésite à la libérer. Une fois de plus, son compagnon de marche prend les devants.

— Tu veux savoir qui je suis.

— Oui.

— Nous nous sommes déjà rencontrés.

— Quand ?

— Il y a vingt-trois ans.

— Je n’étais même pas née.

— C’est normal. Tu m’as perdu à ta naissance.

La vérité, comme un torrent d’eau brûlante, se déverse sur elle et s’engouffre dans tous les pores de sa peau.

— Tu es mon frère jumeau.

— C’est exact.

— En tuant notre mère, je t’ai empêché de naître.

— Ne sois pas si dure envers toi-même. J’aurais malheureusement fait de même si j’étais venu au monde en premier. Notre vie s’est jouée à pile ou face.

— Est-ce que tu as… un prénom ?

— Non. Tu voudrais m’en donner un ?

— Louka… ?

— J’aime bien. J’en prendrai soin.

— Je me sens m’effacer.

— C’est parce que tu es sur le point de te réveiller.

— Est-ce que je vais te revoir ?

— J’en suis sûr.

La lueur blanche qui termine le tunnel s’agrandit de seconde en seconde jusqu’à l’envelopper entièrement. Lorsqu’elle faiblit enfin, le tapis feuillu devient une moquette rêche et imprégnée de bave. Alina tente de se relever, sans le moindre succès. La gravité la cloue violemment au sol. Elle prend appui sur ses bras tremblants et décolle son buste, puis ses hanches. Accroupie, elle se donne une vingtaine de secondes pour reprendre ses esprits, puis se lève en s’aidant de la table adjacente. Son appartement lui semble sens dessus dessous, mais c’est sa vision troublée qui cause cette illusion. Elle fait un pas, deux pas, et manque de s’écrouler. Sa tête va exploser. Elle jette un œil vers sa table de chevet, mais son radioréveil n’y trône plus depuis la veille. C’est son téléphone portable qui finit par la renseigner : 11 : 48. Elle se précipite dans un demi-sommeil vers sa cabine de douche et, sans prendre le temps ni de déjeuner, ni de se maquiller, se met aussitôt en route. Sur le chemin, elle  maudit la panne de métro qui la paralyse pendant onze longues minutes, mais finit par arriver à destination.

À son lieu de travail, la jeune femme est accueillie par les regards gênés de ses collègues et celui, lubrique, de son manager. Ce dernier lui fait la surprise de la laisser en paix durant les heures qui suivent, et bien qu’elle s’en réjouisse, elle ne tarde pas à découvrir la raison de ce miracle. C’est à la fin de son service qu’elle est convoquée par Sergueï au fond de l’arrière-cuisine, à l’abri des oreilles indiscrètes.

— T’es arrivée très en retard aujourd’hui, ma chérie.

— Désolée. Ça n’arrivera plus, j…

— Et en plus de ça, t’avais la tête ailleurs toute la journée.

— J’ai juste quelques soucis en ce moment, mais…

— On a tous nos propres problèmes, Alina. Mon chien vient de mourir. Est-ce que pour autant je bouscule Maria deux fois en une demi-heure ?

— Je me suis déjà expliquée là-dessus, et on en a parlé entre nous. Elle a compris et l’affaire est close, c’est tout.

Elle fut prise d’une envie irrépressible de tourner les talons et de laisser son interlocuteur planté là, mais se contenta de se mordre la langue tandis que l’autre posait sa main sur le mur avec un large sourire dégoulinant de confiance en soi.

— Quand même… ça et ton retard de plusieurs heures. Je suis pas sûr que ça plaira à la hiérarchie.

— Dis-leur si ça te chante. C’est ton boulot, non ?

— Mais c’est que tu deviens insolente, dis-donc ! Tu sais, je pourrais arranger la vérité et personne n’y trouverait rien à redire. Aucun de tes collègues ne lèvera le petit doigt pour te défendre. À rester trop distante, on finit par s’isoler.

— Tu veux me faire virer ?

— T’es une belle femme, Alina. T’as encore une chance de t’en tirer.

— Je préfère encore déposer ma lettre de démission.

Un rire rauque jaillit de la gorge qu’elle rêve d’étrangler.

— T’as toujours pas compris comment marchait la vie, ma pauvre fille. T’as fait aucune étude et tu crois que tu vas devenir une petite princesse ? Tant que tu refuseras d’écarter les cuisses en murmurant « Oui monsieur », tu resteras une chômeuse et une ratée. Non, vraiment, il te reste plus qu’à faire les trottoirs.

Son bras agit sans attendre l’autorisation de sa tête et ce n’est qu’en entendant le bruit sec de sa gifle qu’elle se rend compte de ce qu’elle a fait. Elle sourit, puis soupire sur un faux air triste :

— Voilà la délicieuse faute professionnelle qui aura ma peau.

Ce disant, elle se retourne et sort sans rien ajouter. Elle tend l’oreille, mais n’entend pas même l’autre hurler son nom. La tête haute, elle marche droit devant elle dans le fast-food, puis dans la rue. Les émotions se bousculent dans sa tête. La colère, la joie, la haine, la satisfaction, l’abattement, la fierté. Elle a perdu sa seule source de revenus, mais elle a réussi à rester digne. L’Ukrainienne baisse la tête et voit ses mains trembler. Elle les enfouit dans ses poches et poursuit son chemin en tâchant de ne pas y penser, mais un frisson glacial remonte le long de ses deux bras avant de parcourir son échine. Ses pensées, alors, ne sont plus occupées que par la source de ses uniques plaisirs et de sa honte. Elle chasse cette idée, mais elle revient plus forte, prend possession d’elle. Le spectre de la dépendance se matérialise à ses côtés pour lui souffler des mots doux au creux de l’oreille. Elle secoue la tête, ferme les yeux et se concentre de toutes ses forces sur son frère onirique.

Le trajet en métro lui est d’autant plus pénible que son compartiment est bondé, mais au moins l’odeur aigre émanant des aisselles de son voisin lui permet-elle de se détourner de son obsession néfaste. Celle-ci n’en revient pourtant pas moins au galop pour tenter de la pourfendre, et par un cruel signe du ciel, elle aperçoit Vassili assis sur le perron de son immeuble. Elle ne connaît pas son nom de famille et n’a pas la moindre envie d’en savoir plus sur lui. Il croise son regard et sourit de toutes ses dents. Ça ne le rend pas plus attirant. L’homme à la bedaine bien remplie se lève péniblement et rejoint la jeune femme dont les jambes refusent de bouger. Arrivé à son niveau, il la regarde quelques secondes, puis s’exclame avec son accent de Kharkiv :

— Pile à l’heure, Alina !

Évidemment. Toutes les semaines, il l’attend devant chez elle. Toutes les semaines, elle cède. Pas cette fois. Elle esquisse un mouvement vers la gauche pour se dépêtrer de cette conversation, mais il se place instantanément sur son chemin avec une mine étonnée peu crédible.

— Tu vas pas me faire croire que t’en as pas envie, quand même ?

— C’est pas la question, je…

— Oh, j’ai compris… t’as pas les moyens.

— Voilà.

Elle tente de passer mais l’autre fait barrage, une fois de plus.

— Tu sais bien qu’il y a toujours d’autres solutions. T’as de la chance d’avoir un corps comme le tien, Alina. Avec lui, tu peux te payer beaucoup de choses sans dépenser un seul kopeck.

— C’est hors de question.

— Tu me l’as dit aussi la semaine dernière, ce qui t’a pas empêchée de changer d’avis.

— J’ai dit ensuite que c’était la dernière fois.

— Ça, tu le répètes depuis des mois.

Cette fois-ci, elle le bouscule brusquement pour rejoindre la porte de l’immeuble. Elle s’attend à tout moment à être rattrapée ou tirée par le bras, mais alors que la porte s’ouvre, l’autre se contente de rire.

— Je bouge pas d’ici. À toute à l’heure.

La porte claque et l’ex-prostituée s’empresse de rejoindre son appartement, comme si mettre de la distance entre elle et le tentateur pouvait lui permettre de reprendre le contrôle de son cerveau. Sitôt entrée, elle ferme la porte à double-tour et jette la clé dans un coin de la pièce, s’assoit  sur son lit et ferme les yeux. Elle pense à ses rêves, elle pense à son enfance, à Alexeï, au Tunnel Amour, au champ de blé, à des éclats de rire enfantins, à des couples enlacés au milieu d’un parc, elle pense à tout ce qu’il y a de bon dans ce monde, dans cet univers. Elle pense à Dieu, aux Saints, à la religion et à la philosophie. Elle pense à l’art et la musique, fait résonner dans sa tête une symphonie de Beethoven, elle se souvient d’un client, un habitué, qui aimait l’écouter pendant l’acte. Elle pense à d’autres clients, à Oleksandr Zadavol, à sa Lamborghini mauve, à son frère mort, à sa fuite, à son errance, à son désespoir. Elle ouvre les yeux et voit l’horrible spectre l’observer.

Elle s’allonge sur son lit en position fœtale pour laisser passer son désir ardent de dévaler les escaliers. Mais il ne passera pas. Il ne passera jamais. À quoi bon l’ignorer ? Pourquoi se torturer ainsi ? En y cédant, elle peut gagner une semaine. Dans sept jours ce sera peut-être différent. Ce sera moins difficile. L’important, c’est de se débarrasser de son manque. Elle n’a qu’à sacrifier son corps. Ce n’est pas si dur. Elle sait le faire. C’est la seule chose qu’elle sache faire. Après un millier de passes, elle ne va mourir pour si peu. Elle en a peut-être même envie. Est-ce que c’est encore de la prostitution, si elle en a envie ? Et puis elle le fait de sa propre initiative. Elle est maîtresse de son corps. Elle en fait ce qu’elle veut. « Ton corps est ton seul outil, alors autant le mettre à profit ». Le visage d’Oleksandr prononçant ces mots lui revient distinctement en mémoire. « La prochaine fois que tu viendras te plaindre d’avoir un travail, un salaire et un toit, tu repartiras avec autre chose que des bleus. ». Ses sanglots sont entrecoupés de hoquets étouffants. Les yeux noyés, brûlants, elle cherche à quatre pattes le trousseau qu’elle a jeté cinq minutes plus tôt. Un ultime sursaut de lucidité l’arrête lorsqu’elle tend la main vers la poignée, mais le spectre fait taire cette voix dissidente sans le moindre mal.

Lorsque la porte d’entrée s’ouvre, Vassili se tient juste derrière, droit, souriant, fier de sa supériorité psychologique. Sa compagne pour la nuit n’a même pas besoin de lui dire quoi que ce soit. Elle se contente, honteuse, de remonter les escaliers lentement, pour retarder l’échéance. Pour retarder sa déchéance. Une fois dans l’appartement, Alina inspire et trouve le courage d’imposer ses conditions :

— Cette fois, je la veux avant.

Le trentenaire sourit, à demi-amusé par cette soudaine assurance. Dans sa grande magnanimité, il daigne accepter en déposant un petit sachet blanc dans le creux de la douce main tendue devant lui. Puis il la regarde s’affairer sur la table du salon. Un reste de poudre blanchâtre s’éternise au bord de ses narines rougies. Elle s’en débarrasse d’un geste. Un sourire béat s’attarde sur ses lèvres. Il lui prend la main et la déshabille délicatement, comme une poupée de porcelaine. Ce sont ensuite ses propres vêtements qu’il ôte, puis il pousse sa conquête sur le lit, s’allonge sur elle, et souffle dans son oreille.

— Et tu n’as pas dépensé un seul kopeck…

Toutes les drogues du monde ne sauraient lui faire ignorer l’immonde sentiment de dégoût qui la prend en sentant son corps assailli. L’euphorie propre à la cocaïne n’a duré qu’un court instant avant de laisser place à un vide abyssal que rien ne pourrait combler. À chaque saccade, elle sent son estime de soi s’évaporer, son âme éclater en mille morceaux, son univers s’effondrer. Elle ferme les yeux et consacre tout son esprit à fixer le noir infini de ses paupières closes, mais ce que l’œil perd, l’oreille et la peau compensent. Le souffle torride de son partenaire la couvre de chair de poule. Ses baisers passionnés sur son cou, sa joue, son épaule, sa poitrine puis son cou à nouveau lui font l’effet de piqûres de frelon. Une voix lointaine, lui parvient, rendue à peine audible par la forteresse d’épines dans laquelle elle se mure pour ne plus rien sentir.

— Putain, ce que t’es sèche !

Ses yeux, pourtant, sont plus humides que jamais. Elle voit défiler devant ses yeux tous les clients qu’elle a eus. Jeunes, vieux, beaux, laids, doux, brutaux, chacun d’eux apporte une larme. Une voix, sans doute la sienne, murmure plaintivement :

— C’est la dernière fois…

Les râles virils se font de plus en plus rapides jusqu’à ce qu’un ultime cri de jouissance résonne dans la pièce plongée dans l’obscurité. Elle pourrait presque sentir une main forte caresser sa joue, si elle avait encore un corps. Et si celui-ci était doté de l’ouïe, elle entendrait le lit grincer une dernière fois, puis une porte s’ouvrir et se fermer. Mais elle n’a plus de corps. Elle n’a qu’un esprit vaguement conscient de soi qui flotte dans un gouffre ténébreux et insondable. Et puis son esprit cesse de planer. Il tombe, toujours plus vite avant d’atterrir sans la moindre douleur. En ouvrant les yeux, Alina se découvre allongée au milieu du champ de blé.

La muraille d’épines se transforme en muraille d’épis. Autour de son visage s’élèvent des plantations de blé qui, du sol, lui paraissent gigantesques. Elle prend appui sur ses jambes et émerge de la marée d’or. Louka l’attend, quelques mètres plus loin. Son sourire chaleureux n’a pas quitté ses lèvres. Elle court vers lui et se jette dans ses bras. Ses sanglots ont repris, l’effet de la drogue semble volatilisé. Il lui caresse les cheveux et chantonne une douce berceuse. À chaque mot, la jeune femme sent ses nerfs s’attendrir, son corps se détendre, ses problèmes s’envoler. Une fois le dernier couplet achevé, ses joues sont sèches.

— Qu’est-ce que c’était ?

— La chanson avec laquelle elle nous aurait bercés, si les choses s’étaient passées autrement.

— Comment est-ce que tu la connais ?

— Je ne sais pas. Je la connais, c’est tout.

Doucement, tout doucement, les jumeaux relâchent leur étreinte mutuelle. Elle le regarde dans les yeux. C’est son portrait craché, en homme. S’il avait vécu, il n’aurait pas eu à faire face aux mêmes épreuves. Il aurait mieux réussi. Un terrible sentiment d’injustice se saisit de son cœur exsangue. Il secoue la tête et proteste.

— Je sais ce que tu penses, mais on ne sait pas comment les choses auraient pu se dérouler, et se morfondre ne servira qu’à te faire du mal.

— C’est la seule chose que je puisse faire, maintenant.

— Tu peux aussi survivre un jour de plus, et puis un autre. Chaque nuit, tu pourras revenir ici.

— Et si je ne viens plus ? Et si d’un coup, je m’endors sans me retrouver ici ?

— Alors ça voudra dire que t’en as plus besoin. Ça signifiera que tu as repris le contrôle de ta vie et que tu n’as plus besoin de ton refuge. Ce jour-là, je serai infiniment heureux pour toi.

— Tu te retrouveras tout seul.

— Je ne disparaîtrai pas. Je resterai ici, à t’observer sans te juger.

— Tu m’as observée aujourd’hui ?

— Tu n’as rien à te reprocher, Alina. L’addiction est un fléau qui métamorphose ses victimes. Il ne disparaîtra pas du jour au lendemain, mais tu peux le chasser, lui et… l’autre Alina, celle qui t’a fait faire ce que tu as fait.

L’intéressée reste silencieuse. Elle tourne son regard vers l’horizon jaune et bleu.

— Je voudrais marcher dans la forêt de la dernière fois.

— Nous irons où tu veux.

L’instant d’après, tous deux marchent côte à côte dans un tunnel de broussailles. Il n’est pas exactement le même que la dernière fois. Le feuillage environnant est légèrement plus foncé, mais ça n’a aucune importance.

— Est-ce qu’on peut atteindre la lumière, au bout ?

— C’est ton rêve. Est-ce que tu veux l’atteindre ?

— Oui.

— Alors on peut.

L’éclat brillant se rapproche de plus en plus jusqu’à devenir presque aveuglant. Elle n’a plus qu’un pas à faire, et ensuite… se réveillera-t-elle ? Il n’y a rien au monde qu’elle désire moins que de retrouver la vraie lumière du jour. Son frère prend sa main, et ensemble ils franchissent le pas. Elle ferme les yeux… et les ouvre face à une petite maison. Les murs sont faits de pierres, et au centre du toit de paille se dégage une cheminée grise crachant un flot ininterrompu de fumée. Cette chaumière pittoresque est protégée par une barrière naturelle : à l’exception du sentier aquatique que creuse une rivière, une masse compacte d’arbres encercle ce jardin secret que nul ne peut souiller.

— Elle te plaît ? C’est la maison dans laquelle nous aurions vécu. Toi, moi, notre mère et Alexeï. Il aurait coupé du bois pour que nous puissions tous nous réchauffer près de la cheminée. Là, elle nous aurait raconté des dizaines, des centaines d’histoires. Sans bouger, nous aurions bu ses paroles sans la quitter des yeux. Grand-frère aurait souri à l’écoute de ces fables pour enfants tout en appréciant ces instants magiques. Je me serais imaginé être l’un de ces héros que rien n’arrête et dont le cœur pur vient à bout des pires obstacles. Tu aurais songé avec émerveillement à ces princesses dont la beauté fait le tour du monde, à ces châteaux fantastiques remplis de vie.

Elle se prend une fois encore à sourire et lance :

— Ou alors j’aurais peut-être pensé devenir une héroïne courageuse pour sauver un beau prince incapable de se défendre…

— Voilà qui sonne plus crédible.

Ils éclatent de rire, puis il lui tend la main. Elle la prend et se fait conduire à l’intérieur de sa demeure fantasmée. Aux murs de bois sont accrochées des photographies de toute la famille. Tous les quatre. Sur l’une d’entre elle, on y aperçoit même sa mère aux côtés d’un homme dont elle partage les traits. Le sol est recouvert de tapis chacun d’une couleur différente. Sans avoir jamais vu cette pièce, elle ne peut s’empêcher de sentir son cœur s’embraser de nostalgie. Elle y déambule, touchant un objet, attardant son regard sur un autre. Louka s’assoit sur un vieux fauteuil de cuir grinçant, près de la cheminée. Elle le rejoint et s’assoit face à lui, dans une chaise à bascule.

— Pourquoi est-ce que c’est toi qui as le siège le plus confortable ?

— Je suis plus vieux que toi de quelques secondes. Ça fait de moi l’aîné, non ?

— Là, c’est toi qui rêves.

Elle se lève précipitamment et tente de l’extraire du fauteuil. Lui ne se laisse pas faire. Il la repousse une fois, deux fois, toujours sans brusquerie. Puis elle le prend par surprise en le chatouillant. Il hurle de rire et se lève d’un geste vif.

— C’est bon ! C’est bon ! T’as gagné !

Mais Alina ne pense guère à sa victoire. Elle fixe l’âtre et son sourire disparaît. Anxieuse, elle se tourne vers son compagnon de chamailleries

— Je sens que je vais me réveiller d’un moment à l’autre

— Il fallait que ça arrive.

— J’ai aucune envie d’y retourner…

— Ce n’est qu’un mauvais moment à passer.

— Je veux rester ici…

— À ce soir.

Le feu, Louka, la chaumière, tout se brouille et se mélange jusqu’à ne plus former qu’une bouillie grisâtre, de la même couleur que le plafond qu’elle contemple en ouvrant les yeux. Elle reste là, immobile pendant plusieurs minutes. Ce n’est pas comme si elle avait autre chose à faire. Sur la table de chevet, un petit sachet blanc n’attend qu’elle. Dehors, le temps est aussi triste qu’à l’accoutumée. Elle se redresse péniblement, la bouche pâteuse et le dos endolori, puis s’arrache à l’emprise moelleuse de sa couverture en sortant de son lit, nue. Tout en évitant soigneusement de croiser le regard de son reflet dans le miroir, elle se prépare en silence. Quinze minutes plus tard, elle est prête à sortir munie d’une carte de transports en commun, mais pour aller où ? La réponse lui paraît évidente : n’importe où plutôt que dans cet appartement où flotte encore la sueur et le parfum de Vassili. L’envie la prend soudain de se rendre au sud de la ville. D’observer la mer et de réfléchir sur sa vie, de l’affronter, de penser à ce qu’elle a fait, à ce qu’elle va faire. Le métro l’emmène bruyamment vers le port d’Odessa, où elle sort en affrontant un vent terrible. Celui-ci souffle de face, mais elle avance malgré tout, petit à petit, pas après pas, jusqu’à se jeter sur un banc qui lui sert d’ancre.

La mer est démontée. Les vagues se montent furieusement les unes sur les autres, comme pour essayer de se noyer entre elles. De ces luttes aquatiques surgit un poisson, propulsé vers les serres d’un oiseau. Celui-ci l’emmène au loin, où il aura tout le loisir de lui faire regretter sa malchance. Mais le poisson parvient à s’échapper et retourne dans les flots. Le regard d’Alina revient sur ces ondes déchaînées. Elle est comme ce poisson. Échappée des griffes d’un prédateur, elle a plongé dans une vie aux remous chaotiques, qui menace à chaque instant de l’exposer à une mort certaine. L’oiseau, au loin, tourne en cercle autour du point de chute de sa proie, prêt à saisir la moindre occasion pour rattraper son erreur. Il n’y parvient pas et, las, s’envole vers l’horizon. Elle continue à fixer les remous violents. Ce serait si facile. Elle n’a qu’à se lever, faire trois pas jusqu’au bord et… Non. C’est hors de question. Un intense désir de vivre s’empare d’elle. Elle est encore si jeune. Combien de décennies a-t-elle encore à vivre ? En s’y mettant dès aujourd’hui, elle peut se préparer pour un avenir meilleur. Elle n’a qu’à se renseigner sur l’Université d’Odessa, trouver ce qu’elle voudrait y étudier, emprunter des livres à la bibliothèque et s’inscrire dans un cursus l’été prochain. En attendant, elle trouvera un autre travail. Tout n’est pas perdu. Elle se lève et se met à marcher vers la station de métro, régulièrement désarçonnée par le vent. Son estomac l’appelle à l’aide, mais elle n’a pas pris son porte-monnaie. Son seul secours est de retourner à l’appartement, où il lui reste quelques provisions.

Mais ses plans changent du tout au tout lorsqu’au détour de sa rue, elle aperçoit une voiture violette juste devant son immeuble. Vassili, sur le porche, sert la main d’un homme dont elle ne distingue le visage que lorsqu’il se retourne. Ivan. L’homme de main d’Oleksandr Zadavol. Par chance, il ne voit pas la jeune femme qui l’observe à l’autre bout de la rue. Celle-ci prend les jambes à son cou. Pour aller où ? Elle n’en a aucune idée. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle peut dire adieu à son ancien appartement, à ses affaires, à toute la vie qu’elle a tenté de construire. Envolé, le repas avec lequel elle comptait soulager son ventre affamé. Sans ralentir une seule seconde, elle entre une nouvelle fois dans la station de métro Potemkine.

Elle s’assoit sur un banc dans la structure souterraine et réfléchit longuement. Elle ne connaît personne dans cette ville et n’a rien sur elle. Si Oleksandr a pu parvenir à retrouver sa trace jusqu’à Odessa, c’est qu’il lui faut repartir. La frontière moldave n’est pas très loin à l’ouest. Mais comment y aller ? Sa réflexion ne la mène nulle part, et la faute en revient probablement à son estomac vide. Alina n’aurait jamais cru en arriver là, mais il va lui falloir mendier. Elle monte dans le métro suivant, direction l’artère principale de la ville. Là, elle s’installe à la vue de tous, tête baissée, main tendue, et attend. Une foule de chaussures passe devant elle sans que le son d’une pièce ne retentisse à ses oreilles patientes. Elle lève la tête et regarde défiler les passants qui tous semblent subitement occupés en entrant dans son champ de vision. Si affairés qu’ils prennent bien soin de ne pas croiser son regard. La jeune femme ne peut guère leur en vouloir, elle a toujours fait la même chose. Et puis après une demi-heure d’attente entre désespoir et persévérance, un visage connu apparaît face à elle. Maria. Son ancienne collègue. Celle-ci la reconnaît et s’arrête, visiblement interloquée.

— Alina… ? Qu’est-ce que tu fais là ?

La jeune femme sourit doucement.

— J’ai plus de maison et pas d’argent. Il faut bien que je vive…

Son interlocutrice se met à réfléchir pendant quelques secondes, puis lâche :

— Je t’aurais bien dépannée, mais je vis avec mon copain et… euh…

Et il n’est pas question que le joli minois d’Alina le pousse à des envies d’adultères, pense-t-elle sans doute.

— Tiens, par contre j’ai trente hryvnias sur moi… Avec ça, tu devrais pouvoir te payer un sandwich, ou quelque chose comme ça.

— Merci…

Elle lui adresse un large sourire, lance un dernier « Bonne chance ! » et repart dans sa direction. La mendiante regarde son maigre butin. Il y a peu de chances qu’elle soit aussi chanceuse pour le repas du soir. Elle attend encore une dizaine de minutes dans le froid, sans vraiment croire à un nouveau miracle, puis se lève pour aller acheter un sandwich non loin. L’affamée tente de négocier le prix, sans succès. En sortant de la petite boulangerie avec un sandwich au crabe, il ne lui reste que soixante-dix kopecks.

Elle le savoure tout en gardant en tête l’éventualité qu’il s’agisse de son dernier repas avant de longues heures. Puis, après avoir dévoré son déjeuner jusqu’à la dernière miette, la sans-abri tente sa chance dans une rue adjacente. Les heures passent et sa paume reste vide. Après deux heures, un cortège de manifestants passe devant elle, portant des drapeaux de l’Union Européenne et braillant des insultes au gouvernement. Ces considérations lui semblent bien loin, à elle… Le temps passe, et une ou deux mains généreuses lâchent gracieusement quelques pièces. Pas de quoi acheter quoi que ce soit, cela dit. Le soleil, qui termine lentement son voyage de ce côté-ci de la Terre, fuit derrière un immeuble. Elle attend encore quelques heures, assise au même endroit, et récolte même cinq autres hryvnias. Le vent qui s’est calmé depuis la mi-journée se lève brusquement et la température s’en ressent. Cela n’empêche pas la jeunesse d’Odessa de sortir, mais la vue de ces jeunes fêtards partis s’enivrer en roucoulant sur son passage lui rappelle à quel point les rues seront peu sûres dans quelques heures.

Elle erre jusqu’à un parc et l’envie lui prend de s’y installer. L’endroit n’est pas dénué de dangers, mais où d’autre peut-elle dormir ? Elle s’avance timidement, la gorge nouée à l’idée d’une mauvaise rencontre. Une ombre titubante passe en crachant un flot d’insultes incompréhensibles adressées à Dieu-sait-qui. La source de ces jurons trébuche et tombe, mais peine à se relever. Alina hésite, avance d’un pas, puis se retourne et s’éloigne de l’inconnu. Prudence est mère de sûreté, et elle peut difficilement se permettre un abus de compassion. Quelques centaines de mètres plus loin, un banc discret au bord d’une petite mare gelée attire son œil. Personne aux alentours. Voilà son lit pour la nuit. Sa surface rigide l’incommode fortement, mais les alternatives brillent par leur absence. La brise porte quelques premiers flocons sur son corps pris de frissons. Cela n’empêche pas le sommeil de venir la trouver une dizaine de minutes plus tard pour la plonger chez elle.

— Salut, sœurette.

Ce n’est plus sur un banc froid et dur qu’elle est allongée, mais sur un lit douillet, recouverte d’une épaisse couette. Adossé au cadre de la porte, Louka l’observe avec son éternel sourire. Elle écarte la couverture d’un geste et saute hors de son nid confortable. L’étreinte glacée de l’hiver Ukrainien s’est retirée au profit de la chaleur réconfortante d’un amour fraternel.

— Salut ! Qu’est-ce que tu vas me montrer, cette fois ?

— Qu’est-ce que tu veux voir ?

Après une courte pause, elle répond :

— La plage. Je sais qu’y en a une à Odessa, mais j’ai jamais eu de raison d’y aller.

— On peut y aller maintenant. Tu n’as qu’à ouvrir cette porte, au fond de la chambre.

— Où est-ce qu’elle mène ?

— À la plage.

La réponse est à la fois si logique et déroutante qu’elle lui arrache un éclat de rire. Faisant confiance à la magie onirique, elle découvre derrière le seuil de bois une étendue de sable fin où gisent çà et là quelques coquillages. Elle y court, s’accroupit, plonge dans le sol une main qu’elle émerge en tenant des milliers de grains minuscules. À sa gauche, la mer flue et reflue paisiblement. Lorsqu’elle se relève, Alina a huit ans. Son jumeau est lui aussi rajeuni.

— Tu peux m’expliquer, Louka ?

— C’est ton rêve, tu devrais savoir mieux que moi ce qu’il s’y passe.

— On en a, du temps à rattraper, hein ?

— Hop-là.

— Pourquoi est-ce que tu me touches ?

— C’est toi le chat !

Après une seconde d’hébétude, elle se met à le poursuivre à vive allure, mais il est trop rapide pour elle. Ils courent trois longues minutes avant de s’effondrer sur le sable, dont ils se servent alors pour bâtir d’immenses forteresses éphémères aussitôt submergées par les vagues. Lorsqu’elle a suffisamment barboté dans celles-ci, la fratrie émerge pour se trouver au bord d’une rivière, en pleine forêt.

— Je vais même pas m’étonner d’être arrivée ici.

Son compagnon de jeu ne l’est pas plus qu’elle. Toujours en maillot de bain, il lui lance :

— La maison est de ce côté. On fait la course ?

— Le dernier arrivé a un gage !

Chacun s’élance au même moment et, Louka en tête, longe le cours d’eau menant à la petite chaumière. Le gage de la petite fille est de devoir compter jusqu’à trente, le temps que son frère se cache. À mesure que les chiffres défilent mentalement, une question lui vient en tête. Impossible, dès lors, de s’en débarrasser. Le doute empoisonne son esprit, et lorsqu’elle met enfin la main sur l’enfant caché, cinq minutes plus tard, ce dernier s’aperçoit de suite que quelque chose ne va pas.

— Tu te poses enfin cette question…

— S’il te plaît, dis-moi que j’ai tort !

— Qu’est-ce que tu feras si c’est le cas ?

— Je… je sais pas…

— Pose-la-moi, et on verra bien.

Tout en ne quittant pas son interlocuteur enfantin du regard, elle prend son inspiration et se lance :

— Est-ce que je t’ai inventé de toutes pièces ? Juste pour me rassurer ? Pour me donner l’illusion d’avoir quelqu’un ?

— Oui.

— J’étais seule dans le ventre de ma mère, pas vrai ?

— Je n’ai jamais existé autre part qu’ici, mais ça ne me rend pas irréel pour autant. Pas plus irréel que si j’étais le fantôme d’un nourrisson mort avant de naître.

— Mais je ne t’ai crée que pour remplacer Alexeï. C’est… injuste.

— Tu m’as crée pour aller mieux. Pour trouver du réconfort dans tes rêves. J’ai été ravi de pouvoir t’aider.

— J’ai peur de la vraie vie…

— Ne t’en fais pas. Tout ira bien.

— Est-ce qu’on pourra quand même se revoir ?

Il semble hésiter, l’espace d’une seconde. Elle voudrait en savoir plus, mais la réalité la tire soudain en arrière, comme la main glacée d’un bourreau extirpant un enfant du confort de son bain chaud. Dès son réveil, Alina est accueillie par une atmosphère plus froide encore que la veille. Le petit étang non-loin est recouvert d’une épaisse couche de glace. Elle souffle sur ses mains pour les réchauffer, mais ce sont surtout ses pieds qui auraient besoin de chaleur. Sitôt debout, l’Ukrainienne vacille. Pourquoi a-t-elle eu la mauvaise idée de laisser le petit sachet de cocaïne chez elle ? Elle n’aurait pas eu à sentir cette envie fulgurante d’assouvir son besoin. Non… en réalité, c’est une bonne chose. En l’absence de poudre blanche, elle sera forcée de mettre fin à son addiction. Ce sera difficile, mais elle n’a pas d’autre choix. À en juger par la couleur du ciel, il est encore tôt. Ce teint s’éclaircit peu à peu tandis que les rues adjacentes au parc, elles, se remplissent. Dans l’une d’entre elle, la mendiante tente en vain de rassembler de quoi s’acheter un repas. Si les dons se comptent dès le départ sur les doigts de la main, ils se raréfient toujours plus au fil des heures, lorsque la jeune femme se retrouve très mal en point.

Les rétines brulantes, l’estomac creux, la tête prête à exploser, elle n’a pas à chercher loin pour trouver la source de ses tourments. Son cerveau de plus en plus désespéré enchaîne les tentatives pour la pousser à rentrer chez elle. Ivan ne l’a pas trouvée, alors il est sans doute reparti. Elle n’a qu’à être discrète. Cinq secondes, c’est tout le temps qu’il lui faudrait pour agripper le petit sachet posé à son chevet. Et puis s’il est seul, elle pourra peut-être le neutraliser et lui échapper. La naïveté et le désespoir de la part dépendante d’elle lui arracherait presque un sourire cynique. Ce dernier s’efface lorsque lui vient une pensée qui la glace d’effroi. « Vas-y, et si tu te fais prendre, ta vie ne pourra pas être pire que celle d’une mendiante morte de froid. » Terrifiée par cette tentation qui pourrait bien lui coûter toute chance de salut, il lui prend l’envie soudaine de s’éloigner le plus possible d’Odessa. De l’Ukraine. D’aller loin à l’Ouest. Vers la France, l’Espagne ou la Grande Bretagne… une petite voix en elle tient à lui rappeler que livrée à elle-même dans un pays dont elle ne connaît rien, elle risque de renouer avec son passé, mais elle a appris à se méfier des petites voix qui la harcèlent sans cesse.

L’ex-prostituée prend la troisième ligne de métro vers l’extrême ouest de la ville. De là, elle prend le bus pour en traverser la périphérie, tout en remerciant gracieusement sa carte de transports, seul vestige de ses anciennes possessions. Descendue dans la banlieue occidentale du port ukrainien, elle se met en route à pied vers la sortie puis longe une large route rongée par le verglas. Elle marche, marche de nombreuses heures en sentant passer des bolides à une poignée de centimètre de son bras. D’autres voitures, plus lentes, ralentissent en la dépassant. L’une d’elle s’arrête à son niveau. Son cœur s’arrête, mais en lieu et place de la Lamborghini mauve qu’elle craint tant, il ne s’agit que d’une vieille Moskvitch beige de l’époque soviétique conduite par un homme de son âge.

— Vous allez quelque part ?

Alina fait un signe de la main vers l’horizon.

— Par là.

— J’vais à Chisinau. Vous voulez monter ?

Elle hésite un peu, puis s’aperçoit qu’elle n’arrivera à rien si elle ne fait pas preuve d’un minimum de confiance à l’égard de son prochain. Sans parler de l’économie de temps qui s’offre à elle. Elle sourit, puis accepte de monter à bord de l’automobile. Son esprit est hanté par la pensée de la cocaïne, mais elle tâche de n’en laisser rien paraître. Les dix minutes suivantes sont marquées par diverses tentatives pour lancer une conversation, qui échouent aussitôt. Puis arrive la fameuse question.

— Mais sinon, vous allez où ?

— À l’ouest.

— Mais où ça ?

— Je sais pas.

Il éclate de rire, mais se calme en voyant que la jolie passagère ne partage pas son hilarité.

— Vous avez aucune idée de votre destination ? La Moldavie ? La Roumanie ? La Suisse ? La France ? Les États-Unis, même ?

— Tout plutôt qu’ici.

— Ah ! Vous aussi, vous pensez que le pays va bientôt se casser la gueule ?

— Mmh ?

— Ces manifs pour l’Union Européenne, là. Elles vont mal finir, leurs conneries.

— C’est pas vraiment ce que…

— Mais ça vous dérange pas plus que ça de laisser vos proches derrière vous pour tout plaquer, comme ça, sur un coup de tête ?

Voilà quinze minutes qu’ils se connaissent et l’étranger — ou Ramzan, comme il dit s’appeler — s’échine déjà à tout savoir d’elle. Peine perdue, puisqu’à défaut de lui livrer son histoire, elle se contente d’un « Non » froid et sec, qu’attendait justement son interlocuteur pour rebondir :

— Ah, vous avez pas de copain, alors ?

— Non.

— Moi aussi, j’suis célibataire.

— D’accord.

Un ange passe, après quoi le conducteur repart à l’assaut.

— Mais c’est parce que ça vous intéresse pas ou…

— Oui.

— Ha ha… vous êtes un peu bizarre…

Et la discussion replonge dans les méandres du silence, d’où Ramzan l’extrait en riant après un quart d’heure qu’il juge fort ennuyeux.

— Dites-donc, l’auto-stop avec vous, c’est pas comme dans les films !

— Et de quel genre de films vous parlez ?

— Oh… euh… vous savez… des films où les demoiselles se montrent un peu plus reconnaissantes d’être dépannées…

— Si ça pose problème, je peux toujours descendre ici…

— Nan, nan laissez tomber…

Là-dessus, la jeune femme abandonne avec plaisir cette conversation pour se consacrer entièrement à repousser les assauts de son cerveau désespéré. Ce n’est pas tout à fait le cas du propriétaire de la voiture, qui à défaut de prendre la parole, se met à frôler délibérément la jambe de sa voisine en manipulant la boîte de vitesse. Tandis que le ciel, dénué d’astre, s’assombrit à l’approche de la capitale moldave, Alina sort soudain de son mutisme.

— J’ai l’impression qu’il y a un problème avec les feux d’arrêt.

— Hein ?

— Quand vous avez freiné, toute à l’heure, j’ai regardé dans le rétroviseur et j’ai vu aucune lueur derrière la voiture.

— C’est bizarre, ça. Bon attendez, je vais m’arrêter sur le côté.

L’engin stoppé, quoique ronronnant toujours, Alina sort brièvement pour examiner les feux problématiques tandis que le pilote s’acharne sur la pédale d’arrêt.

— Rien à faire, ça marche pas. Aucun feu.

— Mais c’est fou ! Je l’ai amenée au garagiste y a deux semaines !

— On n’a qu’à inverser les rôles, vous allez bien voir.

Ramzan descend aussitôt de son siège pour inspecter l’arrière tandis que la jeune femme prend sa place.

— Vous êtes sûre de bien appuyer, là ? Je vois vraiment rien.

Mais ce n’est qu’en voyant son tacot partir qu’il comprend pourquoi. Ses hurlements, sa course effrénée n’y font rien. La voleuse, tout en murmurant « Désolée… désolée… désolée… », accélère. Quelques centaines de mètres plus loin, elle ouvre la fenêtre pour rendre au piéton son manteau et son portefeuille, puis attache sa ceinture et continue sa route seule.

— Qu’est-ce que je fous… mais qu’est-ce que je fous ?!

Son esprit, tout entier consacré aux pensées coupables et à ses battements de cœur frénétiques, ne songe plus au poison blanc. Du moins jusqu’à ce que l’adrénaline du crime disparaisse trois-quarts d’heure plus tard. Et alors que la conductrice sans permis peine à se concentrer sur la route glissante, plongée dans une obscurité où percent, parfois, les phares aveuglants des voitures qu’elle croise, le spectre de la dépendance se matérialise à ses côtés.

— Casse-toi.

— Tu crois qu’en fuyant l’Ukraine, tu vas sauver ton âme ?

— Je vais sauver ma vie.

— Tout ce que tu vas faire, c’est te jeter dans un nouveau trafic. Un trafic de corps, de plaisirs, d’orgasmes. Et de cocaïne.

— Ferme ta…

Une voiture, en face, déborde sur la ligne centrale en tentant de dépasser celle qui la précède. Trop rapide. Les mains tremblantes et moites, Alina l’esquive à la dernière minute. Les pneus crissent, et s’il n’y avait la couche de verglas recouvrant le bitume, son véhicule aurait repris sa route. À la place, l’Ukrainienne paniquée perd tout contrôle de l’automobile qui finit sa course encastrée dans un arbre.

Une lumière l’accueille. Elle rayonne, éclatante, au loin dans la pénombre. Sa conscience s’y traîne lentement, meurtrie. L’éclat se rapproche, envahit son champ de vision, l’embrasse et chasse les ténèbres pour dévoiler un tunnel de végétation. À son extrémité l’attend Louka, la main tendue. Ses doigts se referment sur sa paume et ensemble, ils marchent vers la source de la lumière. Chez eux.

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