22 juin 2015

Le Dévoreur de Mondes

 

Date : Mars 2014
Longueur : 4 047 mots (9 pages Word)
Lorsque le Dévoreur de Mondes se pose sur la Terre, en 2028, celle-ci est condamnée. Quelques millions de ses habitants ont le temps d’être évacués par des vaisseaux de secours extraterrestres avant que la Planète Bleue ne se transforme en rocher aride et décrépi. Les survivants sont rassemblés sur une station migratoire spatiale qui se transforme en fil des décennies en unique cité humaine. Une expédition scientifique est organisée pour mesurer l’état de la planète agonisante. Marie l’a rejointe afin de découvrir la terre de ses ancêtres.

 

Avec une précaution toute religieuse, Marie manipule l’écran pour revoir une énième fois le jour J. La vidéo s’affiche tout de suite, et elle appuie sur le bouton Lecture. Le temps que le chargement finisse, elle saisit le verre d’hileg à côté d’elle et en boit une gorgée. Puis elle fait un saut dans le temps, quatre-vingt-sept ans en arrière. Nous sommes le 22 mars 2028, à 13 : 49. Une présentatrice d’Australian Broadcasting Corporation parle, accrochée à son micro, de la hausse soudaine des températures à Camberra. En-dessous d’elle s’enchaînent des phrases faites de points plus ou moins épais. Des sous-titres en boladien. Évidemment, on la trouve dans n’importe quelle langue, c’est la vidéo la plus vue de toute la galaxie. Et aussi celle où on Le voit le mieux apparaître. Le visage de Nelly Fox — qu’on nommera par la suite « la première victime humaine » — s’assombrit tout à coup. Ce qui ne semble être que l’effet d’un nuage devient plus suspect lorsque le voile d’ombre recouvre progressivement le reste de la ville derrière elle. La jolie rousse lève la tête, l’air intrigué, et après avoir fixé le ciel trois à quatre secondes, lâche son micro. On entend, derrière, un « Are you filming that ?! » et la caméra se tourne vers le ciel.

Une masse gigantesque est en train de descendre du ciel. Elle semble lente, mais ses dimensions ne tardent pas à doubler, tripler, quadrupler. Et elle n’a pas encore atteint l’atmosphère. Les images qui suivent proviennent d’Indonésie, de Thaïlande et même de la Chine et du Japon. C’est sur un enregistrement amateur d’un couple néo-zélandais qu’on le voit le mieux : une forme oblongue, noire, dont le corps se prolonge par quatre appendices, eux-mêmes séparés en une dizaine de gigantesques tentacules. Autour de lui, des trous noirs se forment par centaines et disparaissent dans la seconde. Les derniers mots de mademoiselle Fox n’ont pas besoin de sous-titrage tant ils sont devenus célèbres.

— Holy shit !

C’est juste avant qu’un immeuble ne sombre sur l’équipe. Nelly n’est peut-être pas, à quelques dixièmes de seconde près, la première victime du Dévoreur de Monde, mais elle est certainement la plus connue. Une heure plus tard, le monstre est posé et ses quarante tentacules enterrés aussi bien dans l’océan que dans le désert et les plaines du pays, creusant vers le centre de la planète. Les grandes capitales du monde sont en proie au chaos, l’occasion pour les jeunes extraterrestres de découvrir la Maison Blanche, la tour Eiffel, le Colisée, le Kremlin, la place Tiananmen… La seconde qui suit, c’est la force de frappe terrienne qui est présentée à travers l’assaut conjoint de l’aviation des meilleures armées du monde. Mais l’Union Sacrée est vaine, ni les F-35, ni les Rafales, ni l’Eurofighter ou le Chengdu J-20 n’égratignent sa carapace. Il faut attendre une journée entière pour que soit lancée une première bombe nucléaire, puis une seconde. Rien n’y fait, et les Terriens se savent condamnés. On les voit prier et pleurer. On les voit piller et dépouiller. D’autres se réfugient dans des abris antinucléaires.

Ce n’est qu’après une semaine de désespoir qu’arrivent les premiers vaisseaux humanitaires. De nombreuses races ont répondu présent : Jusciens, Grylines, Boladiens, Paksheens, Mwandishis…. Ce sont ces derniers qui ont sonné l’alerte, eux qui surveillaient le monde depuis quinze ans.  Des centaines de milliers d’humains hébétés sont forcés, pour survivre, de suivre des êtres qu’ils n’ont jamais vus. Beaucoup refusent, même ceux qui connaissent leur destin. À l’écran, un vieil homme gesticule au sol et répète « Vuolo morire qui ! Vuolo morire con la mia terra ! ». Des hommes, des femmes, des enfants de tous les continents à l’exception de l’Océanie embarquent dans des barges. Certaines sont affrétées spécialement pour préserver la culture : les grands livres, les œuvres des musées, les serveurs de Wikipedia… En cinq mois, trente-deux millions d’humains s’envolent vers les étoiles en laissant derrière eux des milliards de compatriotes. Au-delà de ce délai, les risques sismiques mettent en danger les vaisseaux à l’atterrissage.

La vidéo se poursuit sous forme de texte sur fond noir, faute d’images. Une odeur pestilentielle s’est étendue partout, celle de la planète en train de pourrir. Les animaux, puis la végétation est morte. Les humains ont été plus résistants. Retranchés dans des gigantesques abris antinucléaires, ils ont vécu en autarcie, uniquement animé par un désir ardent de survivre, même si cela impliquait un régime à base de cafards. Même si ça impliquait de manger ses morts. C’est ce qu’a découvert la seule expédition menée jusqu’à présent sur la Terre agonisante, en 2059, trente-et-un-an après la destruction du monde des humains. Ils n’avaient trouvé que quatre humains encore en vie, deux Chinois, un Russe et une Brésilienne. Emmenés loin de ce cauchemar, l’un des Chinois n’a pas survécu au voyage, et les autres se sont éteints entre deux mois et neuf ans après leur arrivée au Centre des Réfugiés Galactique.

C’est ici qu’ils vivent, à présent. Du moins une partie d’entre eux. Il y en a beaucoup qui sillonnent l’espace à la recherche d’une planète vierge et habitable, d’autres qui se sont installés au sein des autres races. Trouver un nouveau monde n’est pas si aisé, surtout après le fiasco d’Utopie, dont tous les colons ont été exterminés par une forme de grippe locale. Le meilleur refuge reste le Centre ; cette gigantesque station spatiale n’accueille pas que des humains, loin de là, mais tout comme la flotte d’urgence humanitaire, elle a été conçue pour les victimes du Dévoreur de Mondes. Les Terriens sont les premiers à en profiter. Beaucoup de peuples n’ont pas été aussi chanceux. C’est le cas des Velaptères, une race insectoïde ailée douée de raison, dont il ne reste tout au plus qu’une centaine d’individus.

Les humains n’ont pas mis longtemps à se faire accepter. Ils ne sont pas seulement prompts à susciter la pitié de par leur triste sort, mais disposent également d’atouts dont sont dénuées d’autres races : ils sont plus agiles que les Rresterendiens, plus adaptables que les Paksheens, plus solides et endurants que les Boladiens, et la richesse de leur culture, quatre-vingt-dix-sept ans après le premier contact, n’a toujours pas fini de passionner les universitaires de toute la galaxie. Mais c’est des Jusciens dont sa race est la plus proche : si l’on excepte leurs deux paires d’yeux, devant le visage et derrière, leur couleur de peau azurée et un certain nombre de détails qui surprennent la première fois qu’on les voit nus, les deux peuples ne sont pas si différents.

Marie entend le sas de l’appartement s’ouvrir, puis une voix très grave l’interpelle « Tu es là ? ». Délicatement, elle pose son écran sur la table basse, puis se lève pour accueillir son compagnon. Lui tournant le dos, il la voit malgré tout arriver. Son sourire s’efface aussitôt.

— Tu as pleuré ?

— J’ai encore regardé la vidéo.

— Comme hier, avant-hier, et le jour avant ça. Vas-y doucement, ce n’est pas parce que…

— Je peux pas m’en empêcher ! La semaine prochaine, je…

— Je sais que tu as attendu toute ta vie pour ça, mais justement, ce n’est pas le moment de tout fètre en l’air.

Malgré son chagrin, elle pouffe. « Foutre » en l’air, pas « fètre ». Certes, la plupart des Jusciens ne parlent pas aussi bien sa langue, mais les petites erreurs qu’il continue à faire l’amusent toujours. Il devine la cause de son hilarité, et se corrige en grimaçant.

— Foutre en l’air, je veux dire.

— T’inquiète pas, il y a une différence entre verser une petite larme et faire une crise d’angoisse.

Il hoche doucement la tête, en silence, et elle sait déjà ce vers quoi la conversation va se diriger.

— Je veux juste… que tu sois prudente… et que tu te rappelles que je t’attends ici.

Elle peut difficilement reprocher à Bal’zir de s’inquiéter à ce propos : lors de la première expédition sur Terre, trois des cinq humains qui formaient l’équipage ont mis fin à leurs jours à la vue du Dévoreur de Mondes. L’Agence de Reconnaissance a pris soin, cette fois-ci, de soumettre les futurs éclaireurs à une batterie de tests psychologiques rigoureux, mais Marie a un handicap que ses camarades n’ont pas : ses arrière-arrière grands parents viennent d’Australie et n’ont eu la vie sauve que grâce à un voyage en Espagne la veille du jour funeste. Certes, on enseigne aux enfants l’histoire de la Terre sans faire de distinction entre les nations, et seuls l’anglais, le chinois et l’espagnol sont encore couramment parlés en public, les autres relevant de la sphère privée ; mais la plupart des survivants s’attachent encore au souvenir de leur pays. C’est particulièrement flagrant chez les descendants de Français, de Japonais, d’Américains ou de Russes. Et chez Marie.

— Et sinon… tu…  as promené Fenrir ?

— Ah !

L’animal, aux allures de petit loup rayé malgré sa corne frontale, dort tranquillement dans sa niche. En portant son regard sur lui, Marie est prise d’une soudaine envie de caresser l’épaisse fourrure grise de l’ogramex. Finalement, elle se contente de le réveiller, de lui enfiler sa laisse, d’embrasser son concubin et de sortir en lui soufflant un « À toute à l’heure ».

À en croire les statistiques, le Centre des Réfugiés Galactiques accueille 82% d’humains, le reste étant partagé entre d’autres races, dont certaines sont loin d’avoir besoin d’un refuge. En réalité, la vocation première de la station s’est révélée obsolète lorsque cette dernière s’est transformée en ville géante. Esthétiquement, elle n’a plus rien à voir avec ses débuts. Si ce qu’on appelle des rues sont en réalité des couloirs, leur largeur, leur plafond artificiel ensoleillé, les faux chants d’oiseau et les arbres qui les bordent leur font mériter leur nom.

Le quartier des Sciences, où elle vit, n’est pas le plus désagréable, surtout sa rue Robert Galahad. À l’image de l’un des plus éminents scientifiques terriens — prix Nobel de physiques en 2021 — qui lui a donné son nom, elle est reliée à d’autres rues-couloirs aux noms célèbres. Après la voie Albert Einstein, il lui faut ainsi parcourir Louis Pasteur, Nikola Tesla, Stephen Hawkings et Marie Curie pour arriver au parc Isaac Asimov, à cheval entre son quartier et celui des Arts. Elle n’a jamais mis les pieds dans le quartier des Sports, plus mal famé, ni dans le quartier des Saints, dans lequel elle n’a rien à faire. Quant au quartier des Grands, siège politique de ce microcosme humain, elle n’y a mis les pieds que pour une manifestation contre la corruption, sur l’avenue Jules César.

Au bout de la laisse, Fenrir renifle bruyamment un buisson. Un couple de personnes âgées passe à côté d’elle en se disputant sur le nouveau projet de quartier commercial, celui des Marques. À elle aussi, l’idée de rues McDonalds, Coca Cola ou Starbucks paraît saugrenue, surtout à deux pas du quartier des Saints qui rend hommage à Nelson Mandela ou Mère Theresa, mais il est probablement préférable de concentrer toutes ces enseignes au lieu de les diluer partout dans la station. Dix mètres plus loin, l’ogramex prend d’assaut un réverbère décoratif et il lui faut tirer au moins vingt secondes sur la laisse pour l’empêcher d’y marquer son territoire.

Une fois la petite balade terminée, Marie entreprend de rentrer chez elle. Elle passe une seconde fois devant les portraits de Zhou Hansui, de Julia Senbeña et d’Ulrich Hauser, les trois grands consuls. Leur uniforme est à l’image de la mode du Centre Galactique de Réfugiés : lisse, presque moulant, composé de cinq ou six couleurs discrètement différentes sous la forme de fins filins, malgré l’omniprésence du cyan. Leur cou est pudiquement caché, comme celui de tous les habitants de la station.

À son retour, elle trouve Bal’zir riant devant une série comique Gryline. Les personnages à tête d’oiseau enchaînent les frasques sur fond de rires préenregistrés — une tradition depuis la découverte des séries terriennes. Son compagnon se lève, l’embrasse, puis se rend dans la cuisine, suivi de près par l’écran flottant sur lequel les images continuent à défiler. Marie s’assoit sur le fauteuil, à côté de la place qu’il vient de quitter. Elle soupire. Finalement, elle n’a plus si hâte d’être la semaine prochaine.

*

Le haut-parleur énumère les dernières consignes de vol. À côté, alignés, se trouvent quatre Terriens, un Boladien, deux Mwandishis et une Paksheena. Face à eux, Ekkel Tanbaran les dévisage l’un après l’autre, l’air sévère, comme pour déceler la moindre hésitation. Et il a raison. Le Rresterendien fait les cents pas – chose vite faite lorsqu’on a six pieds – en écoutant une humaine dans sa cabine leur donner les consignes. Lorsque le rappel des instructions se termine et que la voix de Sonia s’éteint, leur chef prend la parole.

— Vous savez tous et toutes pourquoi vous êtes ici. Marie, Olaf, Gordon et Youssef, je vous ai suffisamment répété qu’il était primordial de conserver votre sang froid lorsque vous serez face à la bête. Je ne sais pas comment je réagirais moi-même si je voyais ma planète natale dans un tel état, mais rappelez-vous que vous n’allez pas là-bas pour y être enterrés. Nous avons besoin d’informations, de données qui nous permettront d’anticiper sa prochaine apparition. La dernière fois, après avoir détruit Heg XII, il n’a mis que soixante-sept ans avant d’attaquer la Terre, c’est beaucoup moins que ce que les archives nous indiquaient. Nous devons aussi savoir combien de temps il mettra pour finir de grignoter ce monde. Pour ces calculs, je compte sur toi, Zsuyep.

La Pakseena hoche doucement la tête. Le colonel ne dit rien de nouveau, mais ils ont besoin de ce petit discours pour garder la tête froide. Une heure plus tard, le vaisseau quitte la station. Chacun se met à son poste : celui de Marie est la maintenance des capteurs. C’est à elle que reviendra la charge de collecter les données du sol, pour que Zsuyep les analyse. Elle croise le regard de cette dernière, qui lui sourit timidement. De ce sourire qui dit « Courage, ça ne va pas être beau à voir. » Puis la femme-serpent la quitte pour aller vérifier ses instruments. À son premier moment de libre, Marie part observer l’espace à travers un hublot. Youssef l’a devancée, mais il reste immobile, pensif. Elle le rejoint puis regarde, sans un mot, l’immensité étoilée. Voilà ce que ses frères et sœurs ont eu sous les yeux en quittant le Centre des Réfugiés Galactiques. Elle est la dernière de la fratrie à s’envoler de ce cocon. Joseph cherche une nouvelle Terre à bord du Washington, Paul travaille à l’ambassade humaine de Krantavis, parmi les Mwandishis, et la petite Magdalena est partie étudier l’art chez les Boladiens. Ce n’est qu’à cet instant que Youssef remarque sa présence. Il sursaute, puis lui demande : « Toi aussi, tu stresses ? ». Elle répond par l’affirmative, puis rompt le silence qui s’ensuit en lui posant une question qu’elle garde depuis longtemps en elle.

— Dis… à propos de ton arrière-grand-père…

— Je sais pas grand-chose de lui.

— Même pas comment il était ?

Il attend quelques secondes avant de répliquer.

— Il était pas suicidaire, en tout cas. Pas avant d’arriver sur Terre.

Tous deux restent cois. Youssef est le seul membre de l’équipage à descendre directement d’un précédent éclaireur. Bien sûr, elle aurait pu poser la question à Melekaï, qui l’a côtoyé à cette époque, mais le Boladien n’aime guère évoquer le passé, quand bien même à son échelle, une soixantaine d’années ne représente pas grand-chose. À l’inverse, les Mwandishis ne vivent que trente ans. C’est l’effet d’un organisme bouillonnant en dessous de leur peau lisse et de leur visage chauve, rayé de stries multicolores.

Il leur faut un mois entier pour atteindre l’ancien monde des humains. Pour qui a vu des images de la « Planète Bleue » à son apogée, le monde ratatiné qui les accueille de l’autre côté de la vitre du cockpit est méconnaissable. Même depuis l’espace, ils peuvent distinguer une énorme masse noire. Aucun des huit membres de l’équipage ne prononce le moindre mot. Puis un sanglot se fait entendre, mais à leur grande surprise, il ne vient pas des humains. Melekaï essuie une larme, puis fait volte-face. Gordon l’interpelle avant qu’il ne sorte de la pièce.

— Melekaï.

— QuOi ?

— Tu pleures à cause de la première expédition, ou est-ce que ça remonte à avant ça ?

Marie fronce un sourcil. Le Boladien et ses longues dents aiguisées sortant de sa bouche ne l’ont jamais mise à l’aise, mais ce n’est pas une raison pour être aussi sec, et elle le fait savoir.

— Au lieu de le prendre à parti, et si tu nous disais où tu veux en venir ?

— Les Boladiens vivent au moins cinq cent ans. Melekaï en a un peu plus de trois cent. Autrement dit, il était déjà dans l’Escouade d’Exploration à l’apparition précédente du Dévoreur.

— Et DoNc ?

— Il y a quelque chose que j’ai toujours trouvé bizarre. On nous a toujours dit que ce bouffeur de planètes mettait toujours une petite centaine d’années à se remplir la panse. On a la durée précise de presque toutes ses apparitions… sauf celle sur Heg XII. Tout ce qu’on connaît, c’est la durée du « calme » qui a suivi, mais il suffit de faire un petit calcul pour voir qu’il est pas resté longtemps sur Heg. Ça, et le fait qu’on nous fasse autant de cachotteries, je trouve ça suspect.

— Il n’a pas tout à fait tort. On ne sait pas en combien de temps il a dévoré cette planète-là.

— Tu t’y mets aussi, Galeb ?

— Ben comme quoi, aux Mwandishi aussi, on a caché bien des choses.

Tous regardent Melekaï, ou plutôt son dos hérissé de piques. Il finit par poursuivre sa marche sans se retourner.

— SeCrEt DéFeNsE.

Même Gordon se résout à le laisser partir. Il sait qu’il est inutile de pousser aux aveux un représentant de la race la plus obstinée de la galaxie. La voix de Harglib, l’autre Mwandishi de l’escouade, perce la bulle de tension qui s’est formée autour du groupe.

— Sinon, si ça vous intéresse, je vais amorcer l’atterrissage.

*

Difficile de croire que cette planète ait un jour abrité des centaines de milliers de formes de vie. Ou même la vie tout court. Leurs quatre premiers arrêts se font à divers endroits répartis sur la surface ocre de la Terre : dans ce qui correspondait jadis à la Sibérie, au Sahara, à l’Antarctique et maintenant au milieu de l’Océan Pacifique, aussi asséché et ocre que le reste du monde. Enfermée dans une combinaison légère, mais hermétique, Marie manipule la machine qu’ont conçue les Jusciens pour creuser à cent mètres de profondeur en tirant le maximum d’informations du sol. Plus loin, Olaf prélève çà et là des échantillons tandis que dans son dos, ses équipiers humains ou non discutent d’une voix lasse.

— Et c’était comme ça partout où il est passé ?

— D’après ce que j’ai compris, oui.

— C’eSt EnCoRe PiRe ApRèS qUaTrE-vInGt AnS.

— Comment est-ce qu’on peut faire pire que ça ?

— AvEc UnE sUrFaCe EnTiÈrEmEnT nOiRe Et DeS fIsSuReS qUi LaIsSeNt EnTrEvOiR lE nOyAu En FuSiOn.

La voix stridente du vétéran n’est pas ce qu’il y a de plus calme pour travailler en paix. Olaf ne tarde pas à revenir. Toujours impassible, il demande sans se départir de son accent scandinave.

— Alors après ça, on va le voir ?

— T’es pressé, mon pote ?

— Tout le contraire.

Le cœur de Marie s’emballe à la seule pensée de rencontrer l’objet de ses cauchemars, à elle et à ses compatriotes. Gordon et Youssef sont tout aussi tendus, et même Harglib n’a plus l’air aussi impatient. Une fois leur travail accompli, c’est à Melekaï que revient la tâche d’énoncer les mots qui font peur.

— On Y vA.

À l’approche du lieu maudit, leurs tripes refusent de se dénouer. Tous regardent, anxieux, cette forme gigantesque qui grandit jusqu’à occuper toute la vitre. Avant de sortir, chacun prend trois à quatre fois le temps nécessaire à vérifier ses protections. On dit qu’en l’absence de brouilleurs psychiques, il peut manipuler les esprits. Finalement, la porte s’ouvre. Dire que l’atmosphère dehors est pesante serait un euphémisme. Elle est insoutenable. La seule chose dont Marie ait envie, sitôt le vaisseau quitté, c’est s’y réfugier pour se blottir dans son lit en position fœtale pendant un ou deux jours.

À la place, il lui faut supporter la vue de la créature génocidaire. D’ici, elle ne voit qu’un mur noir parfaitement lisse, sans la moindre imperfection, comme le blindage d’une machine géante. Impossible d’en percevoir le sommet, mais ils savent que le monstre n’est doté d’aucun organe externe, pas même d’yeux. À leur gauche, un tentacule de centaine de mètres de diamètre projette sur eux une colonne d’ombre. Ne pouvant en découper le moindre morceau, ils ne pourront se contenter que de prélever les bactéries sur sa surface — s’ils en trouvent. Son regard revient rapidement sur le Dévoreur de Mondes. Il y revient toujours, comme attiré par le nouveau centre de gravité de la planète, avec chaque fois ce même sentiment d’oppression.

— Ça dépasse tout ce que… ce que…

Elle voudrait répondre, ou compléter la phrase, mais ne tarde pas à comprendre pourquoi Gordon n’a pas réussi à formuler sa pensée. Même les mots craignent de sortir de sa bouche et préfèrent se terrer au fond de la gorge. D’Olaf, d’ordinaire silencieux, elle n’entend qu’un « Merde. ». Le Dévoreur de Mondes, plus grand que ce qui fut le sixième plus vaste pays au monde – son pays – n’a même pas besoin de remarquer leur présence pour les terrifier. Ses jambes se dérobent sous ses pieds et faute de sons, ce sont les larmes qui daignent quitter son corps. À gauche, Youssef tremble de façon incontrôlée, à droite Gordon finit par hurler. À travers ce cri, elle entend un « Olaf ! ». Elle se retourne et voit son congénère se tordre en essayant d’enlever son casque. S’il y parvient, c’est la mort assurée. Est-ce comme ça que les autres y sont restés ? Il s’acharne sur le bouton censé le libérer de sa combinaison en repoussant Zsuyep et les deux Mwandishis venus l’en empêcher. Melekaï, lui, le regarde avant de lâcher :

— Ça Ne SeRt À rIeN, lE cOlOnEl TaNbArAn A pRéVu Le CoUp.

Le Rresterendien n’a jamais eu pleinement confiance en leur volonté de vivre. Elle-même ressent un irrésistible besoin de tout lâcher, de rejoindre ses milliards d’ancêtres. Olaf finit par se calmer, immobile. Ils ont encore beaucoup de choses à faire, ici, mais personne n’a le courage de sortir le moindre outil. Tous restent là, à fixer le Dévoreur de Mondes avec un profond désespoir. Melekaï finit par s’effondrer dans un murmure plaintif.

— DéSoLé…

Malgré l’absence de réponse, il continue :

— C’EsT dE nOtRe FaUtE… tOuT eSt De NoTrE fAuTe…

— Melekaï, on peut en parler plus t…

— GoRdOn, Tu AvAiS RaIsOnS dE m’En VoUlOiR.

— Ça n’a plus aucune importance.

— Il Y a 183 AnS sUr HeG XII… oN a PeNsÉ qUe DéTrUiRe La PlAnÈtE lE tUeRaIt… çA n’A fAiT qUe Le FaIrE rÉaPpArAîTrE pLuS vItE…

— Melekaï…

— Si On AvAiT aTtEnDu, Il aUrAiT pEuT-êTrE cHoIsI uNe AuTrE pLaNèTe. GoRdOn, MaRiE, yOuSsEf, Olaf… c’EsT nOuS qUi AvOnS tUé VoTrE mOnDe.

Tous restent silencieux plusieurs minutes, puis Youssef est le premier à chanter. Une chanson arabe, douce, que personne ne comprend. Gordon marche vers lui, prend sa main, et commence à chanter The End, des Doors. Marie saisit l’autre main de Youssef et fait de même. Elle est aussitôt rejointe par Olaf qui, tout massif qu’il est, entonne d’une voix tremblante un air suédois d’antan. Il ne faut pas longtemps pour que les Mwandishi, la Paksheena et le Boladien prolongent la ligne avec des mélodies de leur peuple.

This is the end, beautiful friend
This is the end, my only friend, the end
Of our elaborate plans, the end
Of everything that stands, the end 

Avant de remonter dans le vaisseau, trois quarts d’heure plus tard, leur travail accompli, Marie jette un dernier regard sur l’ennemi de tout être vivant dans cette galaxie. La terreur dans ses yeux a été remplacée par une haine glaciale. Il en faudra bien plus pour éradiquer l’espèce humaine.

Partager cette nouvelle
Facebooktwittergoogle_plus

Suivez Scriturgie
Facebooktwitter